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au-delà des fondations, la terre nue

jeudi 9 avril 2020

2 février 1920 — Ma cellule – ma forteresse.

Ce qu’il empêche de se lever est une certaine pesanteur, le sentiment d’être à l’abri quoi qu’il arrive, le pressentiment d’un lieu de repos qui lui est préparé et n’appartient qu’à lui ; ce qui l’empêche de rester couché est une inquiétude qui le chasse de sa couche, sa conscience, son cœur qui bat interminablement, sa peur de la mort et son besoin de la réfuter, tout cela l’empêche de rester couché et il se relève. Ces hauts et ces bas, ainsi que quelques observations rapides et insolites faire par hasard sur ses chemins, constitue sa vie

Kafka, Journal

Du soir au soir, en passant par cette lumière précise qui traverse le milieu du corps, vers 17h (chaque jour, passer au même endroit de cette ville et la prendre au passage — je ne dirai pas où) la révolution de la terre n’accomplit que de l’attente, celle qui pèsera dans la balance quand le monde nous sera rendu. Lecture de Kafka, se laver à grandes eaux par l’intraitable : l’incapable de compromis, l’absolu en exigence et sans romantisme, sans arrière-monde hormis l’obsession d’un paradis à la fois devant soi et déjà perdu. La vie au présent continu.

Ordinateur saturé : rien ne veut plus entrer. Je l’ai pourtant vidé. Plus je le vide, plus il est rempli. Y lire une image de ce temps : mais laquelle ?

Hier encore : les cavaliers dans les rues désertes. Le futur est tout entier voué au passé : il n’y a rien à attendre de lui, et tout arracher, tout prendre, tout voler quand il sera temps et il est temps chaque heure.

Deux semaines ont effacé cinq années de croissance — dit la radio. Mais on a croisé deux rorquals au large de Marseille. J’apprends le nom de ces bêtes, pourtant deuxième plus massif animal de la création, et restées inaperçues toutes ces années. Que l’homme ait déserté ce monde au moment où elles reviennent est sans doute une coïncidence (non). Du plus immense à l’être vivant le plus infime, rorqual et virus, animal sauvage et indomesticable reprennent possession des lieux.

Écouter infiniment le Stabat Mater d’Arvo Pärt : pourquoi ?

Il y a en tout dans ces jours quelque chose qui résiste à la résignation et c’est peut-être le plus miraculeux.

Neuf avril : il y a soixante douze ans, à Metz. Hier.

Ce qui reste d’une œuvre, par l’homme, la pensée qu’il nous laisse non en héritage mais pour usage : ce javelot lancé, qu’on ramasse, qu’on jette plus loin, avec les forces qui nous restent.

Je relis au hasard La Fuite à cheval très loin dans la ville pour chercher un passage qui peut-être ne s’y trouve pas : l’un des personnages écrit dans sa cellule des phrases définitives que personne ne lira, décisive sur sa vie, le destin de tous : et que personne ne lira. Personne, dans la fiction. Mais on est de l’autre côté de la fiction, dans cette vie qui possède peu de privilège, parmi lesquels : tenir ce livre et lire ces phrases. Celle-ci :

Je regarde le sol, et j’y vois, au-delà du ciment et des pierres, et des fondations, la terre nue ; c’est que je vais mourir.
Ô yeux qui ont le soleil en mémoire, yeux noyés d’eau sombre, contre qui suis-je en train de me débattre ?
Maintenant, mon regard aussi se tourne sur lui-même.