arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > et ce n’est que de là qu’il peut être condamné et détruit.

et ce n’est que de là qu’il peut être condamné et détruit.

vendredi 10 avril 2020

Vivre signifie : être au milieu de la vie ; voir la vie avec le regard dans lequel je l’ai créée.
Le monde ne peut être regardé comme bon que du lieu où il a été créé, car ce n’est que là qu’il a été dit : « Et voici, il était bon », et ce n’est que de là qu’il peut être condamné et détruit.

Kafka, Journal

Ce qui tient du dedans et du dehors, de l’avant et de l’après, de nous et des autres, du silence et du vacarme (à heure autorisée), de l’activité physique et de la simple ressaisie de soi, de la vie et de l’agonie, de la société et des solitudes éparses et écrasées : tient surtout à des seuils. On les franchit comme on le peut, et en tous sens. Le monde organisé dans son ordre féroce voudrait tenir tout cela dans des écarts radicaux, distinguant toutes choses par son contraire et attribuant à chaque pôle le bien et le mal, la responsabilité et la culpabilité. On essaie seulement de passer.

C’est comme entre le sommeil et la veille : il n’y a que des rêves plus ou moins éveillés, de la fatigue que le compost rance de l’époque transforme lentement et sûrement en rage froide, qui se chauffe peu à peu jusqu’à l’incandescence fatale.

J’écoute ce soir Agar et Agar jusqu’à ne plus pouvoir penser autrement qu’en loupes de musiques repliées sur elle-même avant d’imploser. Ce qui tient de ce monde et de la haine qu’on lui voue ne sont plus séparables.

Vivre signifie : rien. (C’est la phrase littérale de Shakespeare : non pas « qui n’a aucun sens », mais : « signifying : nothing »). Et que cela ne nous dédouane de rien. Au contraire : phrase qui exige qu’on remplisse ce rien pour qu’on lui donne forme, et contours plutôt que contenu : sachant bien que la poussière est au bout, et l’oubli et tant mieux. Mais en passant : passer, faire du passage hors souci de laisser trace mais emportement et allure.

On brûle les cadavres dans la plus stricte intimité partout dans le monde : quand on en a le luxe. Sinon on les jette dans la terre une main sur la bouche, et ce n’est pas pour retenir les cris — mais pour s’empêcher de mourir à son tour.

Cinq cents milliards : c’est le nouveau chiffre dans la rubrique économique, celle qui parle relance comme on crache sur nous. La politique serait devenue l’art de fabriquer des faux en écriture. Même pas. Ça l’a toujours été, seulement, maintenant, pratique qui se réclame œuvre de salut public.

S’agissant de salut public : ai passé une nuit entière dans les tractations du Grand Comité de l’An II : ces jeunes gens n’exerçaient pas un droit de vie et de mort sur leurs semblables, mais sur nous. C’est cela qu’il me faudrait écrire (mais oui : comme il faudrait en finir avec les il faudrait).

Il y a ces phrases de Saint-Just sur la guerre : « Il n’y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il n’y a que ceux qui sont puissants qui en profitent ». Puisque nous sommes en guerre, je pense à ceux qui sont dans la bataille (qui les perdent aussi à force de les gagner : satané charge virale) — et à ceux qui tâchent d’en profiter : aux coups à réserver pour ceux qui agissent déjà dans le coup d’après. Hier, une seule révolution de soleil et deux mille cadavres dans New York.

Le plus bouleversant dans le journal de Kafka : qu’il est l’antidote à toutes les Nations Apprenantes de la terre, à commencer par celle-là. C’est à désapprendre qu’on passerait notre vie après tout. Non, pas après : désormais.