arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > ramper hors de la porcherie en ruine

ramper hors de la porcherie en ruine

jeudi 16 avril 2020

Nécessité de ne pas dépendre de la malchance mêlée de maladresses qui se traduit par le double traîneau, ma malle cassée, la table branlante, le mauvais éclairage, l’impossibilité d’obtenir le silence à l’hôtel l’après-midi, etc. Cela ne peut se faire en négligeant tous ces faits, ils ne peuvent pas être négligés, cela ne se peut que par l’apport de nouvelles forces. À cet égard, d’ailleurs, on peut avoir des surprises ; l’homme le plus désespéré est obligé de le reconnaître, l’expérience prouve que quelque chose peut sortir du rien, que le cocher avec ses chevaux peut ramper hors de la porcherie en ruine.

Kafka, Journal, décembre 2020

Abandonné, ignorant même d’avoir été abandonné : à traquer les images du monde, on trouve le monde à son image, toujours parfaitement ajusté à l’idée qu’on s’en fait et qui nous défait. Laissé là par négligence, ou précisément déposé là pour qu’un vienne et le prenne et l’emporte et qu’à lui revienne le secret qui s’y trouve. Rien de tout cela : peut-être simplement perdu, le monde ; j’étais pourtant sûr de l’avoir pris avec moi, j’ai dû l’oublier sur ce banc, ou ailleurs (se dira-t-il, en rentrant). Oui, le monde désormais tel qu’en lui même l’éternité le feuillette distraitement.

L’illusion que ces jours sont arrêtés : alors que les luttes ne cessent d’avoir des raisons de lutter, et plus que jamais ; alors qu’à chaque prise de parole ces jours semblent davantage et davantage encore comme le laboratoire des jours à venir. La Zoomification des esprits en marche. L’atomisation des solitudes comme processus de pacification. L’obsession hygiéniste ; les mots lancés déjà : efforts et sacrifices : les Unions Sacrées et les premières lignes dont l’Histoire nous a déjà raconté l’histoire et ses conséquences. L’illusion de la suspension quand tout au contraire se précipite, jusqu’au chantage du fait accompli. Rythme syncopé des jours.

C’est contre ces faux-raccord qu’on lutterait alors, et contre soi, sa propre suspension, le sentiment de la ritournelle ; inventer des spirales et des boucles qui ne reviennent jamais au même endroit, se déporter infiniment : tâcher de trouver les contretemps où qu’ils se trouvent, et pour cela les débusquer, ces lâches, même et surtout où ils ne se trouvent pas.

Dans l’hallucination collective de ces jours, évidemment personne ne le touche. D’ailleurs, il n’y a personne. Moi seulement, qui relève de ces jours et tout autant halluciné : alors qui ne le touche pas. Le vent se charge de tout comme toujours, et distraitement feuillette l’ouvrage pour mieux le rendre illisible. Image encore : parfaite et précise ; mais laquelle ?

Le soir, plongé jusqu’au cou et la noyade dans les minutes des premières séances de septembre, d’octobre 92 : théâtre permanent, mais sans le ridicule de nos jours. Peut-être qu’il l’est, ridicule, après coup : Marat sort une arme et la pose sur sa tempe en hurlant qu’on l’accuse de traitre et il tirera ; Danton qui dit qu’il va sortir des preuves et qui fait le geste toute une après-midi, de les sortir de sa poche (il n’avait rien) : Saint-Just qui se tait. Robespierre qui regarde. Théâtre : avec les rôles qu’on joue, les voix placées, les gestes ; oui, mais tout qui engage et la mort qu’on se donne pour de faux parce qu’on sait qu’on va l’infliger pour de vrai, jusqu’à soi-même et la poussière : concrète, comme la vérité. Laquelle ?

Rien à attendre la nuit du jour : et du jour, de la nuit. Provoquer l’une par l’autre seulement.

Allant et venant d’une page à l’autre, comme cherchant tel passage, et résolu de le trouver avant la fin des temps, se pressant, retournant en tous sens, arrachant la surface des choses pour mieux s’y plonger comme on s’enfonce dans la lecture en oubliant qu’on lit : ainsi le vent, sa lecture interrompue par les voitures des flics qui passent et repassent comme le vent sur le livre, la nuit sur le jour, avec autant d’efficacité et de sens.

C’est La dentelière d’Alençon, de ces récits populaires lu de tout le monde mais que personne ne connaît. J’apprends qu’il est dévoré partout et depuis toujours, que l’intrigue raconte l’histoire d’une jeune dentelière d’Alençon (ces romans populaires ont évidemment le génie des titres) sous Louis XIV, qui apprend la dentelle à Alençon (ces romans historiques sont d’une précision diabolique) et dont la vie court sur trois lourds volumes. J’imagine — sans rien pouvoir lire — que ce page turner est efficace, que la phrase est légère sous le poids des volumes. J’imagine et je ne peux faire que cela : ce n’est pas seulement une image du monde, mais une image de la littérature. Écrire dans les heures qu’on espère toujours cruciales, où tout se jouerait pour soi de la vie et de la mort comme au tribunal révolutionnaire : oui, comme si on y déposait toute sa vie en sacrifice, et toute sa mort rejetée à plus tard et mise à mort : livre qui ne sera lu que par le vent.

Cette image de la vanité console. Le vent laissait voir le ciel hier ; aujourd’hui, il fait venir les nuages ; demain la pluie. La fatalité possède la certitude des prédictions météorologiques. En levant la tête, on voit chaque jour venir, on ne sait simplement pas ce qu’on sera face à eux. On pressent qu’il nous faudrait une phrase, un mot, qui donnerait le change. On ne l’aura pas ; on fera sans. On sera peut-être plus léger le moment venu. Quand on se jettera dans le vide en silence et face au vent, on verra le sol plus rapidement.

Portfolio