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tel un poing

dimanche 19 avril 2020


19 janvier 1918.

De son propre gré, tel un poing, il se tourna et évita le monde.
Pas une goutte ne déborde et il n’y a pas de place pour une goutte de plus.
Le fait que notre tâche est tout juste aussi grande que notre vie
lui donne un semblant d’infinité.

Kafka, Journal.


Grand-large (c’est le nom de l’endroit), un terrain vague vaguement posé ici pour rien, parce qu’il n’y avait pas d’autres lieux au monde où déposer ici le vague de ce terrain : au-delà, rien ; et en deçà non plus. Le niveau de la mer témoigne de ce rien devant lequel on est. Il y a des débris de verre parmi les embruns, les nuages. Quelque chose d’inutile et d’évident. Une part de notre monde ? Son signal faible. Sa persistance rétinienne comme quand on ferme les yeux et que la lumière continue, ou au théâtre, quand ils font le noir et que la vision se prolonge au-delà. C’est là.

On vient aussi parce qu’on s’est perdu et qu’on cherche les lieux où personne n’irait ni les flics. Une part de notre monde. Le luxe aberrant du large, de l’horizon dans ces jours qui en sont dépouillés.

Davantage qu’une part de notre monde : son antidote.

Rêve. Cette fois, aucune solitude, juste l’étouffement au milieu de la foule. On descend une grande avenue face au soleil : on ne voit rien, seulement les silhouettes qui entourent, cernent, jusqu’à manquer d’air.

Soudain, je tiens dans la main droite un long poignard (peut-être depuis le début), et pour le cacher (si on le voyait, que me ferait-on ?), je le plonge dans mon ventre.

Là, personne ne le trouverait ; personne.

Confinement qui ressemble de plus en plus à nos pires peurs : l’assentiment volontaire aux plus abjects des procédures de contrôle avec chantage à la mort de son prochain si on refuse le bio-pouvoir. L’expérimentation partout suit son cours. Et pour relancer l’économie (la leur) quels autres chantages (sur nous) ? On possède sur soi l’instrument de surveillance suprême : son propre corps. C’était la dernière limite : elle est franchie.

On m’envoie un questionnaire. Je dois répondre au sondage sur la vie telle qu’elle n’est pas. Ces gens qui documentent le vide, sans doute pour nous préparer les jours heureux qu’ils annoncent.

Le bonheur est une idée toujours neuve, et de plus en plus : les jours heureux seront leurs malheurs, c’est la promesse qu’on se fait à nous-mêmes, ces soirs.