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Les villes qui n’existent pas | le village allemand de Dugway

mardi 11 août 2020


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #6 Atitlán – #11 Byblos - #16 Dugway
– #2 Atlantide – #7 Babel – #12 Beauregard - #17 Tchernobyl
– #3 Troie – #8 Potemkine – #13 Monde vide -#18 Eldorado
– #4 Detroit – #9 Guanahani – #14 Çatal Höyük - #19 L’île de Bermeja
– #5 Tombouctou – #10 Ghjirulatu – #15 Jéricho

Et pour continuer : la plus détruite de toutes : Dugway


La guerre n’est qu’un prétexte pour tuer tout autre chose que des hommes : plutôt tout ce qui pourrait vivre en eux et leur survivre. Un prétexte bien sûr pour écouler des stocks, ou faire avancer la science. Mais aussi pour bombarder Brecht [1]. Brecht, c’est le nom qu’on donne à tout ce qui porte, sous la chemise, seulement le bras qui sert à arracher chaque jour à la force du travail l’argent pour survivre au soir, et rêver le soir des rêves renversant. Brecht, c’est peut-être le nom habité dans chacune de ces maisons dans les banlieues de Berlin ou de Dresde réduits en cendres par Einsenhower et Churchill, ces Mietskasernen où on préfère la soupe tiède et infâme de pain noir à celle que sert le gouvernement à la radio par tous les Goebbels de l’histoire, dans toutes les ceintures rouges du passé et de l’avenir réuni. La guerre n’est qu’un prétexte pour en finir avec tous les passés et avenir réunis.

Le désert de Saltbrush est sans fin. Une fois franchi Viktory Peak, il n’y a rien que du sable, de la poussière, une route qui ne relie rien. Salt Lake City est un souvenir depuis 145 kilomètres quand enfin on aperçoit la banlieue de Berlin : c’est aussi celle de Tokyo. Vous êtes à Dugway : le ciel est bleu, le sol réduit à de la poussière, et l’air irrespirable — abruti depuis quatre-vingt ans par tout ce que l’intelligence humaine du monde libre a pu accumuler de savoir dans le meurtre de masse de ses semblables.

1943 est partout dans l’air. Là, Erich Mendelsohn contemple la situation historique. Elle épouse l’horizon du désert de l’Utah et de l’effondrement de l’Europe. Il y a vingt ans — autant dire un siècle —, il avait réinventé la ville : dessiné à main levée les bureaux du Berliner Tageblatt, la Villa Sternefeld à Charlottenburg, le Woga sur Kurfüstendamm. Évidemment, Mendelsohn était doublement coupable aux yeux du nouveau monde Nazi : d’avoir été ce génial architecte de la république décadente de Weimar et d’être Juif. Le désert de l’Utah est plus qu’un refuge : le territoire vierge et secret d’une vengeance. On lui donne carte blanche : la poussière est là pour cela. L’armée américaine paiera ce qu’il faut. Elle voudrait se venger aussi : le Japon doit brûler.

Raser des villes suppose de savoir comment cette ville est faite, de quel bois elle se chauffe, de quelle pierre elle se défend. À quelle température elle disparaît totalement, corps et âmes, si elles existent (car seul importe les corps). Mendelsohn ne sait pas seulement comment la ville allemande est dessinée, mais quelles matériaux la construisent, et sous quelles conditions. Les bombardements anglais de Cologne et d’Hambourg n’ont tué que des milliers d’hommes : Churchill enrage ; Eisenhower aussi qui en réclame des millions. Ils voudraient que l’Allemagne brûle tout simplement, et que l’incendie comme une pinède prenne jusqu’au Japon, et qu’on n’en parle plus.

Mendelsohn n’a même pas à demander. Qui sait construire des villes dans le monde plus rapidement que les États-Unis ? Hollywood. Alors tout Hollywood lui est voué, qui lèvera d’arrache-pied les plus grands décors de son histoire, ceux qui ne seront bâtis que pour être brûlés, seulement pour voir. Les maîtres d’œuvre des fictions majestueuses achèvent l’art du carton pâte en taille réelle. Les immeubles de Berlin sont bâtis et reproduits à l’identique. Il faut de la précision, de la rigueur. Les toits d’ardoise ne sont pas des toits de tuiles noires : les briques ne prennent pas feu comme la paille. On importe le bois de Mourmask pour être au plus près des charpentes allemandes. On ne néglige rien : des vies sont en jeu, et plus encore : des morts. On constate que le climat du désert de l’Utah diffère sensiblement de la rigueur d’automne du Land de Berlin-Brandebourg ? On arrosera donc les baraquements avec de l’eau fraiche. Le mobilier intérieur n’est pas oublié. On recouvre les lits de lin blanc allemand. Peut-être qu’on accroche des portraits au mur. Qu’on grave sur le bois l’évolution de la taille du petit dernier. Le cinéma trouve là son aboutissement majeur : être enfin la maquette fictionnelle du réel à l’échelle 1/1 servant à tester toutes les bombes inimaginables.

Mendelsohn prend un soin particulier à bâtir les faubourgs rouges de Berlin, ceux qui sont les plus peuplés, appelés à flamber mieux, servir de torches capables d’allumer d’autres quartiers, et de proche en proche, le pays entier, le monde. Les plus peuplés, et les plus populaires : les logements ouvriers sont soigneusement bâtis. C’était une cible de choix. Détruire les maisons populaires garantissait de voir cette masse se retourner contre leurs gouvernements. La moitié des habitations allemandes seront détruites par le Bomber Command et la 8e Air Force : parmi elles, surtout les rêves modernes des architectes socialistes utopistes. Les belles Résidences Nazies, elles, se visitent encore aujourd’hui, intactes. Les détruire n’avait aux yeux des alliés que peu d’intérêt stratégique. Brecht était plus nombreux que Goebbels. Et le Rouge l’ennemi à venir. On rasera par le feu le quartier du Kommunistische Partei Deutschlands de Wedding comme on rasera le zoo, qui aurait pu servir à nourrir les affamés.

En quarante-quatre jours, Mendelsohn achève la ville allemande, et en profite pour bâtir un quartier japonais : quelques appartements meublés, des théières en porcelaine sur des tatamis. Il prend du recul : ce n’est pas pour contempler son grand œuvre. On lâche tout aussitôt l’arsenal de napalm M-69 qu’on venait de concevoir.

La guerre n’est qu’un prétexte à construire des villes : à voir comment on peut les détruire.

Les raids héroïques de la Royal Air Force rase Hambourg en une nuit : un million de bombes brûle cinquante mille hommes, sept mille enfants. Le chiffre est inexact : comment compter la cendre ?

Mais la ville de Berlin résiste mieux que les autres villes : construite dans l’épars, elle rendait difficile la propagation des incendies. Le défi ne faisait qu’enflammer l’esprit des savants alliés. Rapidement, la stratégie de l’incendie urbain devint une science. On échafaude des hypothèses qu’on a la joie de voir immédiatement appliqué. Les villages allemands et japonais de l’Utah sont rasés et rebâtis immédiatement, ce qui relance le désir de les voir rasés, et rebâtis. On propose une bombe chargée de Napalm et de phosphore blanc au secrétaire à la Guerre. Robert Lovett répond : « si nous devons avoir une guerre totale, autant la rendre aussi horrible que possible. »

Walt Disney diffuse ses films à cent cinquante millions d’américains :

Les villages allemands et japonais de Dugway brûlent et se relèvent. On comprend mieux l’intérêt de bombarder les églises : elles se révèlent d’une vulnérabilité déconcertante. Dugway se relève pour être assommé sous un tapis de bombes. Elle se relève : et reçoit pour récompense les toutes nouvelles Bombes N chargées d’anthrax que Churchill attend pour ensevelir Berlin, Hambourg, Stuttgart, Francfort, Aachen, Wilhelmshafen. Dans cette guerre, il n’y a plus de civils. « Il est absurde de faire intervenir les questions de morale à ce sujet. » Cette citation de Sir Winston C. est étrangement moins connue que toutes celles qu’on lui attribue qu’il n’a jamais prononcées [2].

Un raid de deux mille bombardiers est envisagé : les gaz toxiques effraient pourtant l’état major américain. On enverra seulement des escadrons de 900 B-17s et quelques centaines de chasseurs. Au grand dam de Churchill, le centre de Berlin ne fut pas anéanti : 25 000 berlinois brûlèrent ce 3 février 1945 ; Hitler écoutera toute cette nuit Wagner dans son bunker.

Évidemment, on s’approchait de ce moment délirant où quelqu’un proposerait de larguer des chauves-souris piégées, les ailes chargées de bombes incendiaires. Ce moment a eu lieu. La fin de la guerre interrompra le délire.

Est-ce le cas ? Néron dans les entrailles de la Chancellerie du Reich agonisant ordonnait de tout brûler et lui avec ; la guerre était finie, mais pas la folie de vouloir éprouver la résistance de Dugway aux bombes nouvelles. Justement, on en disposait d’une : ses ingénieurs disaient qu’elle réaliserait le rêve de réduire les villes comme du papier sous l’allumette. Comment savoir ? Dugway avait rendu possible de voir mourir cent mille hommes en une seconde. Puisque c’était possible, c’était donc essentiel de le contempler.

L’Akakaze — ce « vent rouge » — qui s’est levé sur Hiroshima au petit matin du 6 août 1945 venait du désert de l’Utah. Quand on marche aujourd’hui sur la poussière de Saltbrush, on piétine la cendre d’un milliard de cadavres à l’ombre du village témoin germano-japonais de Dugway. Témoin de la fin de toute chose et de nous-mêmes.


[1La phrase est de Mike Davis, dans Dead Cities, qui rapporte sa visite des villages allemands et japonais dans le désert de Saltbrush.

[2Barton Bernstein, « Churchill’s Secret Biological Weapons », Bulletin of the Atomic Scientists, janvier-février 987, p. 49. Note de Mike Davis : « L’enthousiasme de Churchill pour l’usage d’armes chimiques contre des civils était ancien ; ce dont témoigne de façon probante la défense qu’il en fit au moment de l’attaque des villages pachtounes lors de la troisième guerre afghane en 99 (p. 45). »