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la mer est noire et murmure

lundi 23 novembre 2020

Homère, l’insomnie. Et les voiles tendues.
J’ai lu jusqu’au milieu le Catalogue des vaisseaux.
Cette longue couvée, ce long envol de grues
Sauvage qui jadis franchit le ciel de Grèce.

Mandelstam, 1915


La mer est là pour qu’on vérifie la présence, calme et placide, de ce qui s’échoue seconde après seconde, et recommence. La mer n’a pas d’autres buts que de détruire l’idée d’en avoir un : elle n’a pas d’autre devenir que de devenir ce qu’elle ne sera pas, de la terre mordue de l’autre côté d’elle pour toujours. La mer est là pour qu’on jette les yeux sur elle et qu’on l’oublie. Les insultes du ministre de l’Intérieur sont un crachat à sa surface. La mer n’est pas là pour autre chose : recueillir les crachats pour que les enfants les piétinent.

Lire trente pages de Mandelstam, le soir, est le contraire d’être consolé. On n’a pas de mot. On n’a pas d’armes. On n’a rien. On lit une page après ce qui terrasse l’oubli pour toujours ; quand on ferme le livre, qu’on est prêt désormais à en découdre, on a oublié bien sûr, on est terrassé.

La phrase entendue dans la rue, tout à l’heure : je t’aime, mais pas autant que lui. (L’ai-je réinventée ?)

Grues s’enfonçant en coin vers d’étrangers confins,
(L’écume divine ceint la tête des rois)
Vers quel port voguez-vous ? Ô guerriers achéens
Vous seriez-vous, sans Hélène, souciés de Troie ?

Aucun bateau à l’horizon : autant dire aucun horizon.

Il y a cette page arrachée des œuvres complètes de Saint-Just, déchirées à force d’avoir ouvert le livre jusqu’à m’en crever les yeux, et maintenant ? J’ai fixé comme je l’ai pu la page contre un cadre au mur, elle bat lentement au moindre courant d’air. Ce n’est pas qu’une image.

Je suis encore sorti sans le papier : en tournant la rue, la voiture de flics au rond-point, j’ai tourné l’angle ; accéléré un peu, regardé dans les rétroviseurs. On en est là ?

La mer n’est pas là, elle vient, elle ne cesse pas de venir, et de se refuser. Leçon encore.

La mer est une fosse commune qui déborde de cadavres d’oiseaux. J’y pense quand soudain, je m’y enfonce.

Seulement, les pieds plantés dans la mer, rien ne me sépare plus du Québec, du Fleuve, des torrents sauvages, des mondes neufs saccagés par nous autres : l’eau n’est pas seulement froide, elle ravive mes blessures à la cheville. Quand je sors, je ne regarde pas le ciel cette fois. La ville devant moi, morte, mortelle, devient une promesse, sa morsure. La ville devant moi, enfermée vivante, lance du sel sur mes souvenirs.

Tout est mu par l’amour — Homère et l’océan.
Qui donc puis-je écouter ? Car Homère se tait.
La mère est noire et murmure, vaticinant,
Dans un grondement sourd frappant à mon chevet.


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