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qui racontera notre histoire ?

mercredi 10 février 2021

Chaque époque rêve la suivante

Michelet


Il faut bien qu’ils existent, ceux qui nous survivront. Ils regarderont ces jours où nous avançons en funambule et sauront. Ils regarderont le gouffre où nous allons bras tendus, yeux crevés, et mettant leurs deux mains sur la bouche, regard perdu, ils n’oseront rien dire. S’ils criaient, depuis là où ils sont, où ils seront, peut-être qu’on les entendrait, s’ils criaient bien fort, on les entendrait : mais non, on n’entend rien que nos pas allant dans la voie sûre du gouffre, sans aucune pensée pour ceux qui nous survivront et qui raconteront l’histoire.

Nous serons leurs fantômes, leurs pères, nous serons leurs faute, nous serons tous ce que nous savons déjà et qu’ils ignorent encore : ils regarderont dans le sable et ne trouveront que des larmes, ce ne seront pas les nôtres : les leurs plutôt à la vue du sable qui nous décompose.

Je regardais ce soir le ciel qui tombait sur moi en roulant après six heures, bravant l’interdit — l’héroïsme minuscule et coupable – je le regardais cette fois avec ces pensées vers ceux qui raconteront notre histoire : il ne faudrait pas agir pour eux, mais pour échapper à leur jugement, pensais-je ; il ne faudrait pas vivre en les méprisant, sans doute plutôt avec douceur et effarement à l’égard du long effort qu’ils feront pour seulement comprendre les traces qu’ils soulèveront, tandis qu’ils marcheront dans nos villes réduites en poussière, tapissées de verre et de signes bizarres griffonnés dans nos livres qu’ils ne sauront plus lire.

Alors que je rentrais du théâtre plein des mots de Walser (nous étions cinq dans la salle pour voir ce qui passait pour un filage et qui aura justifié ces jours), je pensais à eux, les survivants, qui n’auront pas les mots pour nous dire, et qui devront inventer des sagas pour peupler leur honte de nous avoir survécu ; je pense à leurs sagas, à leur joie qu’ils auront de nous oublier — je pense enfin à lui, celui qui le dernier aura une pensée pour nous. Est-ce qu’elle sera de compassion ou de terreur ?