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Pasternak | Fragments dramatiques, scènes de Saint-Just

vendredi 23 avril 2021

Notes sur un texte de Pasternak [1]
– d’après un article de Michel Aucouturier


L’été 17, quelques mois avant l’automne à venir, Pasternak rêve déjà à la Révolution. Sur elle plane l’ombre de l’Autre, celle de 89, de 93. Ce sont deux fragments d’un drame resté inachevé, deux scènes publiées en mai 1918 – après le « magnifique acte chirurgical » d’octobre, mais rédigés en juin et juillet 17.

Le premier fragment est un monologue lyrique de Saint-Just rêvant à l’amour, à Henriette, à l’avenir, s’il était possible. Le second se déroule la nuit du 9 au 10 Thermidor. Avant même que tout commence, à Moscou, Pasternak médite sur la fin. Peut-être parce que d’elle seule pourrait féconder l’avenir ? Au centre de son théâtre, ce n’est pas Robespierre qui occupe l’espace : mais Saint-Just. On ne connaît pas ses sources. Sans doute Michelet, mais rien dans Michelet n’évoque ce que Pasternak retrace de Saint-Just, alors on ne sait pas.

Ce qu’on sait : par la fin, Pasternak creuse le tragique impitoyable du devenir des révolutions, au moment où tout s’échappe.

… Où tout cela s’est-il passé ?
La Bastille et Versailles, octobre et août ?

Mots que Pasternak donne à Robespierre, éperdu. Face à lui, Saint-Just paraît implacable, lucide, ni apeuré ni révolté devant la fatalité. Peut-être regarde-t-il ailleurs, plus tard – vers Moscou ?

Dans ces « Fragments Dramatiques » – Dramaticeskie otryvki – l’esquisse d’une tragédie ample ; ou bien le tout d’une œuvre achevée, mais morcelée ? On ne sait pas non. Il faut avouer qu’on ne sait pas grand chose. On est face à l’épars, comme devant l’énigme même de la révolution quand elle se fait, qu’elle se souvient d’elle, qu’elle veut tout à la fois recommencer, et ne pas refaire.

Le premier fragment, amoureux, tisse le lyrique dans la langue politique du projet, des lendemains. Saint-Just paraît hanté par le spectre d’Hamlet : « c’est la réflexion qui nous fait lâche ». Que faire ? La question de Lénine est aussi celle du prince du Danemark, entre le désir révolutionnaire et la tentation du sommeil. Saint-Just est chez Pasternak ce poète de l’action.

Comment dormir, quand naît un nouveau monde,
De tes pensées quand tonne le mutisme,
Quand les nations se parlent, qu’elle joue
Comme avec une balle, avec ta tête ;
Dormir quand tes pensées dans leur mutisme
Enfièvrent le silence et les bardanes
Et les étoiles, empêchent les oiseaux
De s’endormir. Toute la nuit résonne
Et ne dort pas, le vacarme de bois.
Plus de nuit. Et le jour que l’on oublie
N’est pas rangé, et reste, et refroidit,
Et ne veut pas descendre – un très long jour,
Toujours le même, unique, perpétuel.

Saint-Just est sur le point de partir en Missions, aux frontières, aux armées. Il justifie son départ auprès de celle qu’il aime : « pour ouvrir l’abcès de l’ennui ».

Choisir le feu, la vie, la nuit – contre le jour vide, plein d’ennui : ce jour « Où le soleil respire sur les vitres / Comme pour y tracer du doigt les heures ».

Saint-Just serait donc poète parce que révolutionnaire : œuvrant contre l’immobilité des jours qui recommencent toujours leur même course, travaillant à brûler en lui et autour de lui la fièvre des pensées qui en renouvellent l’allure.

La révolution, ou ce présent absolu, sans passé, confondu avec son devenir. Que la révolution échoue, elle sera comme la mort : ou comme le passé. Ou, écrit Pasternak, comme un livre, ce qui revient au même. Comme une histoire, comme de l’Histoire.

Un jour ce rayon chaud aura noirci
Tel du charbon, et dans un fonds d’archives
L’esprit curieux devra de son quinquet
Illuminer ce qui nous rend aveugle,
Nous vivifie et réchauffe aujourd’hui.
Ce qui est à présent clarté du sage
Paraîtra le délire d’un dément.
Ténèbres et folie sera ce jour,
Ce Dieu, cette clarté, cette raison.
Le cours des siècles en train de se tourner,
Et pourquoi faire ? Pour se voir lui-même.
Il fait la nuit, et de midi un livre,
Eteint les ans pour lire dans la nuit.

L’Histoire, ce monde créé de nouveau. Et la vie, l’instrument qui lutte pied à pied contre la répétition de l’existence.

Qui leur aura dit qu’il suffisait de naître
Pour vivre ? Que ce monde est une auberge,
Où il n’y a qu’à payer son écot
Et à dormir au chaud et à son aise ?
Comment leur expliquer que l’homme, c’est
L’épée de Damoclès du créateur,
Un traquenard tendu à l’univers,
Que son esprit ne peut vivre à son aise
Que dans un monde recréé à neuf,
Eux, n’est-ce pas, ils vivent dans des villes,
Bordeaux, Paris, ou Nantes, ou Lyon,
Comme des tigres dans les marécages
Ou dans la mère des crabes. Or il faut
Trancher de sa raison le verre, et déchirer
Les loisirs, et à force de travaux…

Le deuxième fragment fait se dresser Saint-Just face à Robespierre, que tout oppose et que rien ne divise ; que tout unit dans les contraires des attitudes. On est donc à la veille de la Chute, de la fin. Pasternak fait dialoguer deux philosophies de la mort et de l’histoire. Robespierre est défait ; la fin est un drame – tout est désastre. Sa pensée lui échappe, rien ne peut se formuler clairement. On sait la légende : que Robespierre, affolé, incapable de seulement signer un papier, répétait une même insulte aux gredins, laissait sa langue buter sur sa propre défaite. Pasternak ne dément pas la légende.

Saint-Just. – Qui a-t-il, Robespierre ?

Robespierre. – Je m’indigne
Du désarroi de cette créature.
Abject ! j’ai tenté. Je ne peux pas.
La sueur froide. Un brouillard sec. voilà
Tout son travail. La gorge sèche. Un vide,
Les os brisés, et pas une pensée.
Si, des pensées j’en ai, mais comment rendre
Tout ce trottinement menu de rats !

La menace de la mort révèle Robespierre à lui-même. Lui qui avait confié son existence à sa raison, voilà que sa raison défaille et tout avec elle. De Lénine, Pasternak disait qu’ « Il dirigeait le cours des pensées / et par là seulement le pays ». Dans Haute Maladie, Pasternak poussera la comparaison jusqu’à la théorie, voyant dans les hommes qui conduisent l’action révolutionnaire, ceux aussi qui la condamnent à se figer, tant ils ne perçoivent pas la nécessité de l’allure propre des mouvements historiques.

Face à cela, Pasternak oppose Saint-Just, qui reconnaît la fuite des pensées, mais en accueille aussi le mouvement propre, et surmonte la hantise et la peur en attitude qui permet d’en cerner les perspectives.

… Oui, les pensées s’agitent
comme des rats dans la maison flamme.
Ils ont du flair et avant l’incendie
Ils lèvent la museau, et ce n’est pas
Le cerveau, pas lui seul, mais les royaumes
Du monde qu’il embrasse que parcourent
Fiévreusement les agiles bestioles
Que les miasmes d’une mort atroce
Ont enfumé : répugnantes pensées !
Nous ne sommes pas seuls, mais tout le monde
Est passé par cet horrible savoir,
A eu son dernier jour, son heure ultime,
Plus d’un pourtant à su vaincre l’orgie
Des sous-sols débridés, et su sourire
En montant au supplice. Collection
Des derniers jours, à cela se résume
Toute l’histoire de la république !
En est-il que la mort n’est averti
Et dont la mort ait été naturelle ?

Est-ce le moment du bilan ? Au contraire. Ce que décrit soudain Saint-Just, dans le portrait d’un pays sous la Grande Terreur, c’est combien cette fin devra féconder les lendemains. Et que, de même que la Révolution s’est confondue avec la Vie, de même celle-ci devait mourir finalement pour que soit possible d’autres vies qu’elle.

… Le pays même
Semblait tenir son journal d’outre-tombe
Ce n’est pas l’alternance des nuits
Et des matins qui jetait sur la France,
Un reflet bigarré, mais la révolution
Des mondes, le déclin de l’univers,
Le couchant noir de la mort la veillait
Et nous guettait…

La révolution et son cri de ralliement – la liberté ou la mort – pourrait se réduire à ce mot : la révolution avant la mort. La révolution, ou la quintessence de l’existence. Une manière de figurer le tout de la vie, jusqu’à sa mort. Toutes variations autour de quoi tournent, dans le vertige, la scène de Pasternak.

On connaît l’énigme du silence de Saint-Just, du 9 Thermidor jusqu’à l’échafaud. Lui, l’homme des mots lancés hauts, et forts, de l’action d’éclat : comment saisir ce silence ? La résignation ? L’aveu de culpabilité ? Tout le contraire, dit Pasternak. S’il accepte la mort, c’est comme il a accepté la vie : ou c’est parce que la mort est une part de cet accomplissement.

Alors que Robespierre obéit à la raison – jusqu’à trébucher sur la folie quand la raison vient à manquer, dans les moments cruciaux de la fin –, rationalité dont Pasternak pressent vers quelles précipices monstrueux aussi elle peut conduire quand elle fonde un gouvernement passés les jours révolutionnaires, Saint-Just est dressé, dans ce théâtre, comme l’être de l’action, jusqu’au delà de sa propre vie. C’est pourquoi Saint-Just accepte d’en passer par la mort, condition nécessaire pour que survive par ce geste, la pensée révolutionnaire, celle qui pourra germer au-delà de cette vie, son projet émancipateur. En cela pour Pasternak est-il image du poète : espace lyrique où la traversée de la mort, dans l’action du poème, s’arrache au présent, par le présent donné.

Le drame s’achève sur un mot définitif de Saint-Just, en réponse à l’inquiétude soudaine de Robespierre, croyant percevoir dans le tableau d’apocalypse un regret, quand il ne fallait lire qu’un paysage à traverser.

Saint-Just – En France on a cessé de dire : « Je ne sais
Ce que demain me réserve. » Fini
Tous les secrets. Mais chacun, en passant
Par ce musée des mystères ouverts,
Par cette exposition de morts violentes
Qu’est devenus la place, pouvait voir
Son destin dans l’action et en dehors

Robespierre – Tu te repens ?

Saint-Just – Loin de moi cette idée


[1Merci à L. Escande