arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > se souvenir de ce qui reste à faire

se souvenir de ce qui reste à faire

[Journal • 18.03.22]

vendredi 18 mars 2022

Seule est féconde la ressouvenance,
qui est aussi souvenir de ce qui reste à faire.

Ernest Bloch


Il y aurait tant à faire et d’abord : tant à ne pas faire : à refuser ; la force de ne pas acquiescer au temps, de refuser de consentir à ce qu’on fait de nous — tant —, cette force nous manque quand le soir, la journée traversée, on mesure dans notre corps ce qui reste en nous, et il reste seulement assez de quoi s’allonger et rêver fermement les vies qu’on ne vivra pas : cette force de refus pourtant importe plus que cette vie (la vie réelle), refuser les chantages propres à l’époque ; le ciel quand il tombe n’a pas d’élégance, seulement la dignité de ne pas poursuivre, mais ce n’est jamais de renoncer, et sa chute est encore une manière d’agir dans les heures pour les creuser au-delà d’elles-mêmes : le ciel, quand il cesse, laisse sur lui une autre peau qui est sa manière de refuser le jour et de se promettre.

Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes : qui dira la seule vérité de ces jours, personne évidemment, la seule pourtant qui dirait quelque chose de clair et de juste, personne d’autre que ceux qui le disent depuis bien avant les premiers coups de feu, et qui le diront après, dans le silence qui les suivront, tandis que les corps en charpie sur les champs de bataille ne réclameront plus grâce, ni rien, et qu’une autre guerre se préparera ailleurs.

L’Histoire, dont on se saisit au moment du danger (c’est toujours le moment du danger, à chaque instant, pour chaque génération, depuis le premier os jeté sur le premier crâne venu), est un drap défait : on devine bien que d’autres avant nous s’y sont vautrés, ont accompli l’abominable ou la pure beauté, on s’y couche dans l’espoir de n’être pas salis par les premiers, et d’être rejoints par les seconds, qui sont déjà si loin ; on ferme les yeux : la nuit vient : avec elle les armées et les poètes qui les chantent comme des traitres, et les traitres qui ne chantent rien, mais cherchent les passages vers l’ouest, les langues inconnues, perdues, les forces : les voici, on s’y agrippe, on s’arme nous aussi, on se souvient : on va se lever, ce sera le milieu de la nuit, le beau milieu de la nuit, nous serons seuls dans la ville, il ne faudra pas pleurer, il faudra s’habiller, et chercher quelque part un endroit où loger, ô, toute la beauté du monde qui fera honte définitivement à tous les vivants, et honneur à tous les morts.