arnaud maïsetti | carnets

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adresse #9 | à la minute près

samedi 18 septembre 2010


C’est cent fois pire que le froid, pire que d’avoir à marcher la nuit pour ne pas avoir froid ; et mille, dix mille fois pire que d’avoir faim —

d’ailleurs on n’a jamais faim, on se débrouille, il n’y a qu’à baisser la main pour prendre à manger : je connais les endroits, je te montrerai ; seulement on mange un peu à chaque fois, tu verras, une habitude à prendre —,

non, c’est bien pire et tu n’imagines pas :

à rendre fou, pas comme les fous des hôpitaux, les drogués nourris logés blanchis, mais fou vraiment à ne plus savoir où tu es tellement que perdu tu marches sans savoir où et quand tu es :

moi, ne pas avoir l’heure me rend fou, à tuer ;

à voler : et j’en ai volé des montres, mais jamais de la bonne taille, à la bonne heure tout le temps — jamais la bonne manière de tourner ces aiguilles, jamais ;

à tuer vraiment ;

alors traîner dans les gares, près des grands bureaux, ou tourner autour des immeubles des stations radios — mais ils ont compris, ils savent bien qu’on n’a pas de train à prendre, ni patron, ni monde à s’occuper : ils savent bien que c’est le bon moyen de nous rendre fous, définitivement, de se débarrasser de nous :

fermer les gares, interdire l’accès des bureaux, boucler le périmètre des radios, c’était vite fait, et facile, et personne pour s’en apercevoir, personne que nous, et comment on fait : mais moi je m’en suis aperçu, j’ai essayé de prévenir, personne ne m’a cru ; j’ai essayé de leur dire :

nous aussi, on a des horaires à respecter — pas savoir dans quelle minute tu te trouves, peut-être que tu te trouves nulle part, peut-être que tu n’appartiens à aucun endroit d’ici, et que tu flottes, que tu disparais peu à peu —

et tuer j’aurais pu le faire, tuer ; je l’ai fait peut-être bien ; ça m’est égal ;

une fois j’ai disparu jusque là (il montre son coude) ; et ça continuait, ça montait ;

et puis, j’ai croisé une voiture qui crachait l’heure juste : sauvé, pour un temps seulement, mais sauvé pour une minute, après il faut compter : compter ;

le problème à résoudre c’est quand on dort, mais maintenant que tu es là, on se relaiera, je te montrerai ; on se relaiera ;

parce que ne pas savoir la minute, l’heure précise — impossible de survivre à ça ;

et d’ailleurs tu les vois les types qui se sont perdus : ceux qui parlent tout seuls, qui ne marchent plus la nuit, qui meurent de faim — disparus ;

toi, tu m’apprendras à lire l’heure dans le soleil, à compter les étoiles pour savoir la minute près, tu me diras tout cela,

et à deux, on s’en sortira, on passera la vie, et plus longtemps que ça même, plus longtemps pourvu qu’on se maintienne à la bonne heure, ici et maintenant,

et tous les jours jusqu’à la fin des temps.