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Koltès | Correspondances Proust

jeudi 24 février 2011


Été 1977 — en juillet, Koltès a monté et représenté La Nuit juste avant les forêts, dans le festival Off d’Avignon et l’indifférence quasi-générale : mais vingt personnes chaque soir, et c’est pour lui et Ferry, seul en scène pour dire le monologue, déjà une grande joie. Ensuite, il faudra un peu de temps pour qu’on réalise le sommet que constitue ce texte. La rencontre avec Chéreau, la mise en scène au petit-Odéon par Jean-Luc Boutté avec Richard Fontana, tout cela aura lieu bien plus tard, au début des années 80.

Pour le moment, été 77, Koltès s’est réfugié à la campagne, près de La Valette. Un seul projet — lire. Lire tout Proust.

On est juste avant le départ en Afrique, puis en Amérique, au printemps 78. La pièce d’Avignon, au départ, s’appelait La Nuit juste avant les forêts du Nicaragua, mais le titre, trop long, avait été coupé in extremis sur les affiches — et il l’avait suffisamment aimé ainsi pour le conserver ensuite. Le Nicaragua viendra, et l’écriture de Combat de nègre et de chiens. Mais là, on est juste avant, juste avant l’écriture — c’est le moment de lire. Pour le moment, c’est le moment de lire Proust.

Cela veut dire : lire d’un bout à l’autre — ses proches diront : il prenait à peine le temps de manger, il lisait du matin jusqu’au soir, et pendant la nuit.


Lettre à Nicole
Le 19 août 1977

Ma petite Nicole,

On a fini par échouer à La Valette ; il pleut, il fait bon, c’est merveilleux –

Alain passe ses journées à faire du feu, Madeleine fait de la couture, et moi je lis Proust – On pense souvent à toi : ta présence flotte ici et là, dans tous les recoins de la maison – Dommage que tu n’aimes pas la pluie : tu serais venue faire des confitures...


Je me suis longtemps arrêté à une de ces lettres (lettre magnifique de solitude et d’ouverture), qui fait référence précise à une page, une phrase même, d’À la Recherche du temps perdu :


Lettre à Yves Ferry :
Le 24 août 1977
Sur l’enveloppe, il est écrit : « voyage dont on ne revient pas intact »

Salut,

Je t’envoie la glorieuse critique (Dauphiné, 7-8-77), ainsi qu’une facture en possession de laquelle je viens d’entrer, pour l’éventuel dossier que nous ferons à la rentrée.

Depuis huit jours, je suis au fond d’une campagne pluvieuse, à dormir, lire beaucoup, beaucoup rêver, et je vais retourner à Paris début septembre plein d’une ardeur à faire trembler les éditeurs pervers, les critiques marrons, et autres attouns dérisoires.

J’espère que votre travail marche. Bientôt je vous reverrai et, peut-être, pourrais-je suivre quelques répétitions. Je ne commence (sauf nouveau contre-ordre !) avec boëglin que vers le 10 septembre (je me réjouis d’avantage de nos représentations au Tep - si elles sont toujours prévues ? - et des mille choses que j’ai envie d’écrire en rentrant que de ce travail-là dont je n’arrive pas à imaginer ce qu’il sera...)

Tandis qu’ici je me venge des chaleurs d’Avignon, que je fais une orgie de petits matins brumeux, de ciels gris, de brouillards épais à se perdre, de feux de cheminée, que je me blottis dans un automne prématuré, je rêve et projette des voyages, d’aller au Nigéria en décembre faire une enquête sur les multinationales, en février en URSS ou autre pays de l’est, en avril à Cuba et de là en Amérique latine, et entre temps, lier deux mille liens d’amour à Paris et ailleurs, qu’on fasse une tournée de notre spectacle un peu partout, qu’on en commence un autre, achever de lire Proust.

Lui, dont une phrase (qui ne t’a pas échappé) m’a longuement laissé rêveur : Pleïade volume 1, page 948, ligne 21 (et c’est en somme...) ; j’en ai été, comme on dit, « saisi ».

Si je ne rentre pas avant le dix, je te téléphonerai en début de semaine prochaine pour avoir des nouvelles de votre travail. Mais je pense que je rentrerai plus tôt ; en fait, j’attends le coup de sifflet de Boëglin.

À bientôt, bonjour à Claudine Wenzel, Moni, et à Paris que j’ai un peu hâte, secrètement, malgré la beauté et le confort de la campagne, de revoir.

Bernard.


J’avais déjà essayé de chercher cette phrase, les indications de Koltès sont précises. Mais je n’ai avec moi qu’une édition récente de La Recherche, l’édition 1987 menée par Tadié. Et puis, une demande sur twitter, la généreuse communauté en ligne qui se mobilise, une réponse rapide, de Claro (qui doit sans doute connaître son Proust par cœur…) — c’est donc dans l’édition 1954 que Koltès lisait Proust : — la phrase, saisissante, peut se déplier :


« Et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté ; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi — comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand’chose — pour nous résigner à la mort. »


Pas de hasard. L’envoi à Yves Ferry de cette phrase dans la même lettre qui contenait la critique de La Nuit juste avant les forêts (la seule, l’unique, brève, mais juste) : et si, pour Koltès, la phrase de Proust n’était pas aussi une approche de La Nuit juste avant les forêts ? La violence de la relation telle qu’elle est lancée dans la pièce, est-ce qu’elle n’est pas si précisément dite, ici, par Proust ? L’homme qui s’adresse à l’autre, cherchant sa beauté et son écoute, au risque de briser et l’une et l’autre parce qu’il aura osé demandé — « et j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, et je t’aime » n’est-t-elle pas tout entière là ?…

Est-ce que cette phrase ne dit pas aussi, plus fortement, l’énoncé d’une solution de l’existence qui demeurerait tout de même impossible — renoncer à approcher les choses et les personnes pour gagner calme et résignation.

Koltès, je crois, ne s’y résoudra jamais, à cette solution de l’existence.

En mai 1981, de New York, cette lettre, à sa mère :


Je vois aussi de si belles choses, si invraisemblables de beauté, que j’espère avoir un jour assez de talent pour m’en approprier une parcelle ; si j’y arrivais, je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération. Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience.


merci à Claro qui m’a permis de retrouver le passage de Proust en question…