Prologue : « entre les lignes »

Chapitre II : « la rue »

Etat des lieux du réel

Chapitre I

« le fleuve»

 



Et si tu peux te perdre du côté du fleuve
Il te calmera jusqu'à ce que tu ne puisses plus respirer
Comme elle est belle la ville et ses lumières seulement pour les fous
Celui qui veut, il la découpe en tableaux
Là c'est l'heure où le silence balance sur les eaux du fleuve
Le rythme des horloges qui pourrissent

Noir Désir

 

La porte se ferme sans bruit d’un simple mouvement de poignet et on plonge dans les escaliers à l’aveugle absorbé par le noir dans lequel on disparaît peu à peu. Ce qu’on laisse derrière soi, on ne le mesure pas — on en ressent à peine le poids, et pourtant.

On a abandonné l’appartement comme il était, le désordre assigné à chaque chose dont la place est désormais réglée pour toujours — on ne reviendra pas — : le lit jamais fait ; les vêtements soigneusement pliés ; la fenêtre ouverte encore qui pourra claquer avec le vent ; les papiers posés sur le bureau, étalés plutôt, dans le hasard, les papiers sans nombre et sans ordre qui voleront, passeront dans la rue, continueront en mon absence à désorganiser davantage la pièce, l’arranger à leur manière. Peu importe — on est déjà loin et on ne reviendra plus.

Avec la porte se ferme définitivement la nuit. On commence autre chose, on est autre part, de plus en plus. A chaque palier, les veilleuses éblouissent ; leurs lumières moites comme sur le point de s’éteindre se jettent péniblement sur les parois en ongles froids qui raclent aux murs les peaux déjà mortes : sur le sol, du plâtre en poussière qu’on piétine. Un étage après l’autre. Les pensées se vident à mesure, et dans le vide se remplit une idée, seule, fixe, qui se répète — ce n’est même pas une idée, c’est une volonté, un besoin : marcher au-dehors dans le jour qui commence, finir ce que la nuit n’avait pas achevé, reprendre l’histoire là où elle s’était arrêtée quand la nuit l’a interrompue. C’est le rêve qui l’exige.

On est resté trop longtemps prostré dans sa vie réglée, libre d’être prostré dans le règlement consenti, un jour, un jour si lointain qu’on l’a oublié, et avec le rêve de cette nuit se décloisonne le temps, ce jour lointain relancé, comme une douleur qui fait prendre conscience qu’on a un corps.

Aller chercher au-dehors ce qui lance ainsi, l’origine de ce corps en soi, dehors la cause de ce mouvement jeté en bas comme soi-même une marche après l’autre, un palier après l’autre.

Derrière les portes des appartements devant lesquelles je passe, on peut entendre les froissements du sommeil sur le point de s’achever — les couples qui sont étalés parfaitement dans le plus solide arrangement des convenances et des habitudes. On sait leur réveil réglé, prêt à mordre sur le jour dans la seconde.

On imagine les chuchotements bientôt, tous en chœurs, veillant à ne pas réveiller celui qui de l’autre côté de la cloison ou du palier chuchote aussi, à même hauteur, de sorte que personne ne s’entend : ils se croiseront tout à l’heure sur le pas de leur porte, baisseront la tête en signe de reconnaissance, les cols de chemise identique, impeccables et blancs, avant de descendre ensemble, prendre peut-être le métro, ensemble, toujours muets, toujours du même pas dans le partage de la même solitude, d’un monde déjà conquis pour eux.

Un étage de plus, de moins — ce qu’on descend ce matin, c’est les marches qui ont monté jusqu’à cette nuit qui se clôt : et c’est l’ordre même des choses qui se renverse. Alors ce vers quoi on va revêt la silhouette toujours dérobée d’ombres multipliées sur le mur qui se portent et s’en vont sous l’enroulement infini de l’escalier.

C’est mon ombre qui tantôt devant, tantôt sur le côté, tantôt derrière moi selon le placement des veilleuses, répercute le pas et rebondit comme un cri répété, reformulé dans l’écho toujours plus inaudible.

C’est une marche après l’autre qu’on écrase de tout notre poids de fatigue, celui de la nuit passée sans dormir dont on voudrait bien se délester là, sur ce palier, ou sur celui-ci — poids qui sur les épaules ne cesse de s’alourdir encore, devant chaque porte, à chaque marche, chaque étage.

Dans la répétition bornée du bruit et du geste, un pas après l’autre, on descend les escaliers sans penser ni au bruit ni au geste confondu en lui — et c’est comme si l’un précédait l’autre, ou l’accomplissait — mais on pense à cet endroit où les ombres font signe ; rêves de nuages, de marcs de café, rêves de donner forme à ce que le mur présente d’informe et d’étrange et sur lequel on projette figures, visages, schémas précis qui donnent sens au monde.
Le grain de peau irrégulier du mur mangé par toutes les maladies laisse apparaître les fresques les plus denses et peuplées qui soient, changeantes à chaque seconde, dévorées les unes par les autres, et si nombreuses, si puissantes qu’on les oublie dans l’instant.

Il pourrait s’écrire sur ce mur le récit de tous les récits, on ne verrait pourtant que l’écriture bien formée des lettres qui avalerait l’histoire, effaçant sous ses contours jusqu’à l’écriture même. L’ombre devient de moins en moins palpable et s’efface sous la lumière à mesure qu’on descend.

Le dernier étage : les marches sont plus traîtres, les écarts entre chacune plus irréguliers brisent la monotonie de la descente, font sortir de la torpeur tranquille dans laquelle on s’était installé un peu plus à chaque palier.

L’avant-dernière marche clôt la descente, et le pas entraîné par la chute depuis sept étages s’habitue difficilement à l’absence de dernière marche qu’il cherche, malgré lui, sous le sol, et qui manque : dont le manque tient précisément l’escalier droit et l’immeuble avec lui.

Le repli de l’escalier a glissé lentement vers le long couloir qui mène à la porte ; plus sombre encore que les escaliers, on y pénètre comme dans un puits horizontal.

Le pas n’est alors plus guidé par la descente, le rythme souple et automatique des marches : la ligne droite et plane heurte, on tend les bras pour mieux avancer, et cela ne change rien. Et même : on avance encore plus lentement.

On est devant un mur noir qu’on pénètre, rideau de fumée plus dense encore que la nuit à cause du silence ; on avance sur un fil, ralentit jusqu’au point où on va s’immobiliser, jusqu’au point précédent l’immobilisation, et on avance, on va toucher la porte, et l’imminence toujours plus proche de la poignée recule cependant à mesure qu’on avance et ralentit.

Peu à peu, les yeux se font à l’obscurité et commencent à l’apprivoiser. Au loin, on perçoit de plus en plus nettement un cadre lumineux qui encercle la sortie. On frôle les boites aux lettres sur la droite qui font plier le mur et on atteint la poignée ; on donne un coup d’épaule dans la porte ; on est dehors.

L’aube noire est tout entière là — l’ordre des choses reste suspendu sans mot au dessus des tranchées de la ville et ça continue encore : la pesanteur de la nuit étalée comme une traînée de latence s’accroche à tout ce qu’elle peut, bouches d’égouts, de métro à peine ouvertes, passages près de Sainte-Victoire ou derrière l’Opéra, et partout, ces ombres à la verticales au pied des immeubles de pierres et devant les façades en verre de Sébatopol, la lumière qui ne se pose pas, qui ne réfléchit rien, qui n’a la force ni de traverser ni d’éblouir, qui se laisse absorber pour le moment et qui meurt lentement contre la verticalité lisse des vitres, mais filet de lumière qui se poursuit, qui va chercher ailleurs un endroit où faire tomber le jour, comme par exemple sur les rebords des statues, voûtes d’églises davantage ployées sous les coups endurés par la nuit, car plus loin, ce sont des trottoirs gorgées d’eau, des rues que dévalent de minuscules torrents pour nettoyer les saletés — la boue en apporte d’autres, ça n’en finit pas — mais personne n’est là pour voir ce lever de rideau, cette lenteur qu’accentue encore un peu plus le vide des rues (l’attente étouffante de la journée prend son élan avant de s’élancer entre chacune d’elles, mais pour le moment vides, les rues n’existent pas encore, et la lumière aussi n’existe pas encore) : la ville attend qu’on vienne l’irriguer, la peupler de mille gestes qui font bouger les corps, bousculent dans l’immobile des habitudes les manœuvres planifiées par les siècles : parce que la lumière atteinte ne possède pas seulement la vertu d’être visible, mais surtout celle de devenir mobile, elle seule saura mettre en mouvement la ville, décliner son identité sous les coups répétés du jour, et c’est dans une seconde semblable à une autre, ni mieux préparée, ni moins abrupte que la précédente, ni plus rapide ni plus fermement appuyée qu’une autre, c’est dans une seconde noyée au milieu de toutes les autres et vite engloutie par toutes les autres, dans une seconde prolongée par toutes les autres de sorte que je parle d’une seule et longue seconde qui dure toute la journée, et qui dure même tout le reste du temps puisque c’est par elle toujours que commence le temps, c’est elle le principe, la première — et au juste c’est un même mot qui fait du principe, le premier — c’est elle le temps premier et c’est elle le lieu en lequel réside chaque espace forclos du monde, le moindre endroit reculé comme le plus vaste et le mieux visible, l’exposition du monde donnée aux yeux de tous et la cache la plus étroite telle qu’elle ne saurait abriter que la plus infime poussière de poudre du sol ; c’est dans une telle seconde que la ville va se faire jour et c’est au sein de cette seconde que le jour se fait soudain, bascule décisive et comme définitive du jour comme sur une pointe, le deuxième versant atteint de l’autre côté annule le passé, la nuit n’a été là que pour donner naissance au jour, alors dans la seconde qui se propage et en laquelle s’agglutine toutes les secondes suivantes, c’est le jour qui advient et met à mort tout le reste, la possibilité de la nuit, la puissance morte des souvenirs qui commencent à partir d’elle à n’être que des souvenirs morts d’avoir été accomplis, et dans cette seconde qui commence le monde on ne voit rien d’elle que ce qui autour s’éteint à mesure qu’elle avance et touchant chaque chose, étendant son empire, fait le vide autour d’elle si bien que de cette seconde qui nous jette dans le jour est l’instant du jour commencé en nous, et dès lors nous ne sommes que le vide qui séparant chaque chose tient le monde droit et lancé et plus rapide à mesure que la seconde progresse, en retard sur cette seconde c’est toujours avec une seconde de retard que nous voyons le jour se faire, lumière qui atteint le sol en différé — comme la nuit on regarde les étoiles, on s’attarde sur l’une en particulier, et on se demande depuis combien de siècles sa lumière est-elle morte d’avoir été conçue à une distance tant éloignée de la terre que l’étoile est peut-être aujourd’hui éteinte et nous ne le saurons pas avant de voir mourir dix fois les enfants de nos enfants (je rêve à cette loi de l’univers qui ferait coïncider l’instant de la lumière ici-bas avec celui de la mort de l’étoile qui l’a jetée jusqu’à nous) ; dans le vide au-dessus duquel nous sommes maintenus par le jour le jour commence pour la première fois ainsi que tous les matins du monde depuis le premier jour dont cette aube n’est que l’onde de choc différée jusqu’à nous dans le monde recommencé où nous posons le pied, ici, maintenant prolongé de notre corps déposé sur la ville comme le matin, en couches de plus en plus appuyées jusqu’à effacer les trottoirs écrasés par les pas, les façades disparues sous la lumière, les fatigues qui reprennent pied dans les tâches du monde à reprendre et à recommencer — dès lors les secousses retentissent et tous écoutent en silence le bruit que font les coups dans le jour éclairé par la nuit passée, l’attente résolue, les heurts soudains qui projettent dans le vif du sujet les pas des premiers passants, des premiers arpentant dans tous les sens les trottoirs, mais pour le moment je suis seul ici à regarder le déroulement des prémices, personne d’autre levé et pas même le soleil que le ciel n’avait pas attendu : le ciel à cet instant déjà blanc, d’un blanc cotonneux et fin déposé en centaines de strates les unes sur les autres se mêlant et confondant en elles l’imminence de leur déchirure — je sais immédiatement quel temps il va faire aujourd’hui, mais je ne desserre pas les lèvres et enfonce les mains dans mes poches, me mets en marche et laisse derrière moi la nuit qui m’a craché et refusé, la nuit qui est en train de se perdre dans la lumière et qu’on ne verrait pas de sitôt, puisque maintenant, c’était sûr, le jour l’emportait.

La façade devant moi se dresse plus haute, sans ombre, et cache le ciel. Et où que je regarde, à droite, à gauche, dans la rue déserte, c’est un même terrain abandonné par le jour et par la nuit qui s’étend. Je reste un moment là. Je respire lentement cette minute froide — dans l’air, ce n’est que le bruit de fond de la ville qu’elle laisse distraitement échapper.

Sur chaque chose, l’opacité trouble du soir encore, cette sorte de lenteur qui s’empare de la ville plongée encore dans le sommeil quand le jour est encore absent, et combien la rue est pleine de cette absence, la lourdeur de la tâche est là qui vient et qui semble être refusée, différée.

Les forces en présence sont déséquilibrées — à la nuit sa prégnance, l’impression que le jour suivant ne viendra pas, n’est pas venu ; au jour, une pâleur discrète qui commence à peine à étirer les ombres. C’est lui qui va pourtant finir par s’imposer.

On le sait simplement parce qu’on est ébloui par cette lumière inoffensive. Cette blancheur à peine visible posée sur le soir qui résiste — mais qui commence à mourir et dont la mise à mort est le jour lui-même.

Hier, ce qui commençait reprenait le vieux labeur du temps : noircir patiemment chaque rue, permettre les trafics des corps, délier les paroles des habitudes, créer une nouvelle façon d’habiter le monde : la nuit invente tout cela pour nous qui l’ignorons parce que nous pensons que c’est d’un temps mort du compte qu’il s’agit. Au verso de la feuille, on lit encore en transparence les ordres du jour — et on s’endort dans le déchiffrement. C’est qu’on se trompe, oui.

Ce ne sont pas deux faces d’une même pièce, le jour et la nuit sont bien plutôt deux corps que le temps emprunte à nos rues pour délimiter deux villes, attribuer deux fonctions aux vivants, faire changer à la peur de camp ; l’alternance établit l’équilibre des comptes : une part d’ombre pour une part de lumière, une part de silence sourd pour une part de bruit effréné, et une part de solitude pour une part de commune absorption dans le monde.

À chaque part, le crédit accordé aux hommes : à ceux qui passent la journée, la fatigue du soir, et celle du matin pour ceux qui traversent la nuit. Ce qui se cherche dans l’une est toujours ce qui dans l’autre se trouve — de sorte que personne n’est comblé, mais tous se rejoignent dans le sommeil insatisfait : le temps est si bien réglé.

Dans cette rue où j’habite, où je descends chaque matin, toutes les autres rues s’y retrouvent, mais à cette heure où ceux qui travaillent ne sont pas encore partis s’enfermer dans les bureaux, ne passent dehors que ceux qui occupent comme moi le matin avant l’heure, glaneurs des heures retombées sur elles-mêmes et qui ne durent pas mais entourent chaque chose de plomb durci, et je me tiens comme devant mon passé que je m’apprête à abandonner là.

Cette rue est plus obscure qu’une impasse où on s’échange en silence des coups comme des aumônes dérisoires, et plus serrée tellement serrée qu’on y passe l’un derrière l’autre (dans cette ville, les rues s’ouvrent sur des rues plus larges, chacune a son affluent : mais en bout de chaîne, les rues vides d’être trop grandes sont délaissées : peut-être qu’on ne s’estime pas à cette mesure, qu’on préfère les impasses et les coups, les échanges de bons procédés avec le poing fermé, la bouche coupée, le regard toujours porté vers une autre rue qui ne vient jamais), rue qui s’allonge des corps tombés qu’on enjambe sans mot, les types sur le sol sont enfoncés plus loin encore que le sol, on pourrait crier qu’ils ne nous entendraient pas, toutes les rues se retrouvent dans cette rue parce qu’ici se recueillent tous les cris qu’on ne lance pas à ceux qui allongés tracent la route vers la sortie de la rue, puis quand on lève les yeux, qu’on cherche le nom de la rue (usage des villes dont on pourrait raconter l’histoire rien qu’à nommer les uns à la suite des autres et dans le plus parfait désordre les noms de ses rues, ces noms d’hommes oubliés dont l’oubli a produit le lieu inoubliable où ils se sont fixés pour toujours dans la mémoire des villes, l’endroit où l’on est quand on nomme tout haut la plaque assignée à l’entrée de chaque rue, le monde réduit au centre que la rue dispose autour de son propre corps), on le cherche dans les pierres mal taillées par la lumière encore neuve du matin, peu habituée à arracher aux murs un nom qui pourrait la nommer, nom qui fatalement nommerait avec elle toutes les rues de cette ville ; alors on ne trouve rien qu’une plaque tellement gravée de noms si entrelacés qu’en essayant de les déchiffrer on ne cracherait que la forme des lettres et jamais leur signification : on se dresse sur la pointe des pieds, et on grave avec les ongles qu’il nous reste (après les coups échangés à l’entrée de la rue) les lettres qui forment le rêve de la nuit passée, le nom que cette rue nous a jeté le temps qu’on la traverse ; voilà ma rue.

Et ce matin, je la laisse derrière moi — je passe, ailleurs d’autres rues et d’autres noms que je ne lis pas. Le poids en moins du rêve que j’ai pu déposer au pas de ma porte où je ne reviendrai pas.

Devant une porte murée, on ne voit ni la porte, ni le mur, mais les jointures ; ce qui délimite les frontières d’un passage — au-delà, il n’y a rien, pas une pièce, ni une chambre : un mur qui se prolonge, voilà tout.
C’est devant la plainte qu’on sent le mieux la fatigue : accroché au-dessus de la porte murée, il y a le numéro, là seulement pour signaler son inutilité ; le chiffre qui souligne que l’endroit n’existe plus comme tel ; on rentre le soir plein de la journée en soi qu’on allonge sur le lit, et le lendemain, quand on se lève, elle est partie avec le rêve — on se plaint de n’avoir pas été plus fatigué pour remplir le jour.
Le mur autour s’estompe : il voudrait avaler la porte, il n’en fait que désigner la résistance, l’audace dont il fait preuve — scandale de la ville morte qui montre ses traces comme si les portes allaient s’ouvrir de nouveau, le contour déjà tracé : le mur ne suit pas l’ouverture, il la précède.
Porte trop étroite et trop haute ; sans fond, sans largeur et sans horizon. Porte si faible de vie qu’on passerait dessous sans y entrer ; porte condamnée.
Je me tiens devant ma porte, devant ma rue — porte qui est à elle-même sa rue et sa hauteur, son ciel tout entier, sa ville en circulation unique, dépourvue de maisons, juste du sol et des murs autour — et c’est comme entendre une rime jamais entendue, ce mot qui grince dans la mâchoire et qu’on ne reconnaît pas mais qui laisse le monde vide après lui, déserté de tout ce qui l’avait rendu nécessaire, légitime.
Je me tiens devant cela, une ombre détale mais je n’ai rien vu, que l’ombre enfuie, que la fuite même, et pas l’ombre ; une autre ombre va s’avancer, je le pressens, je l’attends, qui ne vient pas.
Un cran retiré du rêve, en arrière, c’est toute la peur qui fige : je suis devant cette rue et quelqu’un va passer, c’est sûr ; et que personne ne passe ne change rien au fait que dans la seconde, oui, quelqu’un va traverser en marchant le plus tranquillement du monde : et va me dévisager. Je serai bien resté l’aube entière s’il n’y avait pas eu le jour qui.
Moi seul sous cette porte, immense et sale comme un quai de la Seine, comme le lit de la Garonne si large qu’on ne voit jamais l’autre rive qu’en fermant les yeux, et les bruits de pas d’un type qui ne vient pas : tout cela qui se mêle avec la rime inconnue, un vers qu’on ne retrouvera jamais ; ou alors, il faudra revenir sous cette porte, revenir vers le rêve de cette nuit sans l’avoir rejoint, à continuer d’attendre sans savoir pourquoi le type dont on est sûr et certain qu’il va passer, et montrer son visage pour démasquer le nôtre, le type qui ne viendra pas — et cela, non, pas question : jamais. Je pars en courant.
Et puis, une rue après l’autre, on se laisse perdre dans les rues de la ville qui m’entraînent : jeune, on nous apprenait — c’était simple — que pour sortir du labyrinthe, il suffisait de poser la main contre la paroi, celle de droite ou de gauche, peu importe, et d’aller en la suivant, elle nous conduirait fatalement au bout : on pouvait marcher les yeux fermés dans le labyrinthe, pas besoin de fil ou de miettes de pain, la paroi froide contre la main, les doigts frôlant à bout touchant la pierre, et le chemin démesurément allongé, les détours qui n’en finissaient pas, mais qui étaient le chemin le plus sûr vers la sortie : oui, c’était vraiment simple.

Mais dans cette ville on revenait toujours au point de départ ; on ne quittait jamais l’endroit où l’on était : sous le pas, toujours le même sol, toujours le même toit de ciel qui se déplaçait aussi lentement que nous et qui donnait cette impression de surplace : et quand on se retourne, les ombres des autres nous devancent, toujours et en tout lieu, c’est ainsi — les parois des villes n’ont pas d’aspérité, on les touche mais elles se rétractent, elles se ferment sur les doigts, elles se changent et parfois s’ouvrent en deux, laissent voir d’autres couloirs qu’il faut reprendre pour trouver la sortie (c’est la règle, la seule : il faut toucher la paroi jusqu’au bout pour parcourir dans sa totalité l’ensemble du périmètre intérieur du labyrinthe).

On réalise peu à peu que la géographie de la ville est celle que tracent derrière nous les pas — qu’elle ne préexiste à rien, à nulle autre chose que nous marchant au-devant d’elle et l’articulant à des parois toujours nouvelles : on se rend compte que la forme de la ville suit la marche dans laquelle on se perd ; on ne se perd pas dans la ville, mais dans cette marche qui lui donne une direction, un sens toujours renouvelé à chaque pas, reformulé à chaque pas contre le pas précédent — nouvelle ville à chaque fois : le monde n’est pas disposé autour de nous, c’est le geste de nos marches qui dispose du monde autour de soi à chaque mouvement ; leçon de la ville qui ne nous donne aucune clé, et on s’enfonce en elle plus profondément jusqu’à ce qu’elle devienne la fatigue qu’en marchant on a fabriqué avec les parois de la ville changées peu à peu en couloirs.

On marche au-devant d’elle, c’est tout. On marche dans la ville qu’on construit à chaque pas. C’est cette marche que j’adopte, pour tout le jour, et tout ceux d’après. Car si on n’est pas suffisamment fatigué pour s’arrêter — trop pourtant, on l’est bien trop pour cesser d’y penser : alors on continue plus lourd de cette idée, et c’est encore davantage fatigué qu’on avance plus lentement, chaque pas posé comme le dernier, ou le premier — on ne sait plus.

Je suis déjà dans une autre rue, une autre direction. Le matin n’a pas fini de commencer. Sur le pavé, il s’accroche encore un peu de nuit, un peu moins que tout à l’heure, un peu moins à chaque seconde. La route s’élève et c’est tout le soir qu’on tire derrière soi dans l’aube, son poids qui allonge le pas. Quand je m’enfonce dans une rue, que je me retourne, c’est de l’autre côté de l’heure que je suis. Et une rue après l’autre, il est bientôt midi.

On ne sait pas si c’est de n’avoir presque pas dormi depuis des semaines ou d’avoir marché depuis le lever du soleil qu’on est si fatigué. Les façades fermées des grandes rues défilent si lentement et se répètent tant que l’impression de marcher sur la ville comme sur un tapis roulant est forte, obsédante.

On a remonté la rue, on a passé par dessus l’heure, une autre se présente qu’on sait plus haute, qu’on imagine plus lente. Le corps hissé jusque là n’a plus la force : et pourtant, l’heure suivante sera traversée aussi. Très vite, je ne sais plus vraiment les raisons, les directions, les causes et les buts.

Quand je cherche ce qui a conduit là, l’enchaînement nécessaire des gestes, le premier souvenir ne vient pas d’abord (le rêve qui m’a jeté là) — mais le deuxième, oui, est tenace, il occupe tout, arrête sans cesse l’esprit sur son image : les escaliers de l’immeuble dévalés.

Avant, il n’y a rien qui se fixe. Et après, ce n’est que le souvenir de la marche d’escalier suivante qui vient : de la marche suivante encore, ainsi de suite jusqu’à l’infini ou presque, jusqu’à la force qu’on a de compter, comme les enfants qui apprennent, comptent les nombres qu’ils savent et s’arrêtent moins par lassitude que par ignorance du nombre suivant.

Quand on comprend que les chiffres ne se nomment pas l’un après l’autre d’un nom qui leur est à chacun propre, mais que la suite obéit à une logique sérielle et grammaticale implacable, on a fini d’apprendre : on sait compter. On ne nomme plus, on décompte. Et on cesse dès lors de le faire gratuitement. Ce qu’on perd dans le savoir, c’est le geste même du compte qui vaudrait pour lui seul, force du nombre qui fait exister la parole. Et moi, je réapprends à compter.

Je suis obligé de reproduire mentalement la forme de chaque marche singulière et semblable : sinon, je ne pourrais pas me rejoindre. Je m’arrête : je me force à rejouer intérieurement tous les pas qui m’ont conduit ici — sinon, je ne pourrai plus avancer.

Quand je suis en règle avec ce compte : je reprends.

L’une après l’autre, j’ai descendu les marches, et l’une suivant l’autre : toutes se confondent si bien qu’elles semblent se multiplier, mais je sais parfaitement qu’on ne peut emprunter l’une sans avoir descendu la précédente. Cette image est le seul souvenir, lui seul me maintient dans le temps.

Le geste avant les marches est entièrement absorbé par celui qui s’engage dans l’escalier. On descend : c’est cela qui demeure, c’est le seul souvenir du monde, il porte l’oubli de tout le reste. La marche dans la ville qui a sans doute suivi n’est pas un souvenir, c’est maintenant.

C’est un seul et même mouvement, une seule pensée déroulée jusqu’au moment où on se la représente : elle n’a ni durée ni consistance, c’est un repli du temps qui est ici et maintenant le continuum du pas posé depuis, et jusqu’ici et maintenant : c’est un seul et même pas qui se répète, c’est le même pas répété et qui n’explique rien. La vie telle qu’elle s’éprouve, non comme elle se raconte.

On avance, on est de l’autre côté du pas et on recommence à basculer sur le pivot du même corps. Ce qui suit, on ne l’envisage pas : derrière est toujours ce que le pas repousse à plus tard, bien plus tard comme pour un autre que soi, un autre qui aurait oublié tout de cette présence à soi et à la marche : ce qui viendra après ne nous concerne pas ; possible, l’heure suivante n’est pas affaire de vivant. On voudrait s’en tenir là : mais ce n’est pas d’oubli ou d’absence qu’on est fait, seulement de fatigue et de poids ce matin.

On est simplement, ce matin, contemporain de cette fatigue ; on est notre propre poids : et ce matin, on n’y suffit pas. On écarte avec une même force les relents du passé, les possibilités de l’avenir. On est sans histoire. Plutôt : on est toujours dans ce qui vient après l’histoire et qui n’est qu’une durée, jamais un déroulement ; pris dans cette densité, on dresse dans le présent un corps qui n’est pas encore fait pour le monde, qui n’est plus celui qui l’habite.

On n’est pas sans mémoire, mais cette mémoire est si bruissante qu’elle parle seule et pour elle-même ses propres leçons, ses lois codifiées pour d’autres. On n’est pas sans illusion, mais toutes nos utopies sont d’emprunts, traversées par toutes les expériences salies par tous les échecs, tous les compromis qui ont donné naissance au réel.

On n’est pas sans colère, mais les mêmes mots servent à nos ennemis, et ces ennemis diffèrent de si peu des autres que les mots même finissent par se retourner contre tous, dressent l’écran de fumée qu’on lacère de coups de couteau inoffensifs qui ne font que l’épaissir. On avance. Et ce devant quoi on avance est inconnu de soi, mais au bord des routes, les cairns sont là, à chaque mètre, posés par d’autres.

On est de la race qui souffre de n’avoir pas besoin de boussole : sur les cartes du monde, les contours sont dessinés pour nous au stylo noir, les noms posés pour les siècles, comme nommés depuis Dieu. Ainsi sont les choses. Les forêts sont découvertes et les mers toutes trouvées, les passages dans les cols, les voies entre les villes, les déserts ont leurs frontières, leur drapeau, leur histoire, leur fête nationale. Mais partout où l’on regarde, il manque : et ce dont l’absence témoigne est si prégnant, comme l’air qu’on respire (un masque sur la bouche) : impossible à désigner, c’est le mot qui se dérobe ; et avec lui, ce qu’il voudrait désigner.

Ce qui justement manque, c’est cela : le nom que porte ici et maintenant ce mouvement de recul du monde dans lequel on est pris, cette épaisseur sans durée que constitue l’histoire, cette trace sur le bitume qui les absorbe, cette rue sur laquelle on montre notre corps.

Mais on avance, seule manière d’éprouver le corps du monde en nous qui avance derrière chaque pas qu’on fait ; si on trébuche sur une pierre, on ne tombe pas, on s’effondre un peu et on laisse le corps s’agiter comme il sait le faire en pareil cas pour s’équilibrer : il lance les mains, précipite une jambe, le buste penché à l’extrême, pantin désarticulé soudain qui cherche une articulation neuve dans le vide qu’il mime, on cherche dans le vide une prise qu’on ne trouve pas et l’équilibre se fait, seul, sans qu’on ait vraiment à voir à quelque chose ; on a joué la chute sans la conduire jusqu’au bout — aux yeux d’un passant, ce n’est qu’un mouvement plus imparfait, un geste plus maladroit et moins juste, pas manqué ou fausse note qui altère un peu l’ensemble : mais on sait que la partition, sur le papier, joue la note précise et juste, on sait qu’il s’agit là d’une erreur de l’instrumentiste, et non de la partition, et on finira par l’oublier quand cette seule note sera noyée dans la mélodie — on la corrigera mentalement pour assurer à l’ensemble l’harmonie idéale, l’idée que l’harmonie impose au-delà de l’interprétation : seule harmonie qui existe au-devant de la musique même ; celle qu’on entend n’est là que pour l’évoquer.

Pas après pas, ce qui revient comme pensée dans le pas qui la commande et l’oriente, pas à pas, depuis le premier pas jusqu’au dernier posé après le dernier, et comme depuis le dernier pas, l’avant dernier qui continue à se poser parce qu’il n’a pas trébuché sur la pensée qui l’a commandé : me revient comme pensée le pas qui commence la pensée après le dernier pas et je marche, cela me fait avancer.

On avance dans le geste lancé du bras qui se heurte à ce mouvement, le corps finit au moment du geste que la pas posé dépose sur la surface de la terre où (aller) on appuie de tous ces pas qui finissent par tracer une direction, puis une route, une manière enfin de tracer directions et sens (et de les disperser) — le corps finit quand il retient le pas qu’on aurait voulu plus loin, plus lourd, et ce qu’on dépose derrière soi : la pensée suffisante qui l’oriente, où se perdre, où aller : et on appuie de tous ces pas qui finissent.

Ainsi un pas après l’autre lancé sur la route, un geste après le suivant posé et recommencé, on réalise que c’est une longue chute rattrapés de justesse qui se fait depuis le début, que c’est une seule et même chute évitée (au prix de l’équilibre) ou anticipée et bien avant corrigée : le pas trébuché contre la pierre nous ressaisit pourtant — on se rend compte que, dans la ville, depuis le commencement, le corps est une pierre ricochée du sommet, il ne fait que se rétablir dans l’équilibre provisoire qui précéderait sa chute toujours imminente mais jamais effective.

Murs à droite, à gauche, comment sortir de la ville ? — Échappée de lumière par l’anfractuosité du ciel, mais couleur cassée des murs, on n’en sort pas ; à s’en briser le cou, pourtant, se tordre et chercher. Fenêtres alignées dans le même alignement des vies qu’on pourrait deviner rien qu’à voir les draps étendus et le linge séché, la même parabole pour les mêmes images qui vibrent à l’intérieur, mime l’illusion rêvée de nos réalités. Sortir, mais par où ?

Mains rongées jusqu’au sang, démangent — m’aperçois que je saigne même dans la paume de la main : sans blessure, mais douleur vive, sang qui tombe sur mes chaussures, c’est comme cela que je remarque.

Porte ma main à la bouche — sans blessure, non : sueur rouge. C’est peut-être de n’avoir pas assez porté la main à ces murs. Corps qui immobilisent le désir, rien à faire. Me coucherai dans le froid, blessure non cicatrisée, ahuri de la douleur sans cause.

Derrière, une publicité honteuse (une réclame pour changer de voiture : préférez-en une plus jeune), à droite, des murs, à gauche aussi, et au-dessus le ciel pas assez grand ; la main rouge, que je porte à la bouche pour faire taire le sang, coule encore.

Avec seulement la prison de la ville pour témoin, je comprends que je ne serai jamais que le centre de la ville : saignant toujours la douleur jamais éprouvée — au milieu d’une ville qui me suit et se déploie différemment à chaque mètre, chaque angle de rue : comment sortir ?

Quand je m’arrête, je ne reconnais rien. Je lève les yeux devant moi sur un parapet qui arrête la route ; butée de la ville contre laquelle elle se cogne avant de repartir à gauche ou à droite : mais en face, je suis sans direction. Derrière, les immeubles se lèvent et je ne vois aucune porte à leur pied. Les fenêtres sont fermées et le gris des murs se fond dans la couleur cassée du ciel.

Le soleil est là, pourtant, derrière le rideau fin des nuages — pour le trouver, il faut lever la tête et la tourner à gauche, à droite : l’éblouissement derrière les rideaux a lieu à un moment ou à un autre, il suffit d’attendre un peu — quand la lumière mord le bord de l’œil, on y est. J’attends encore : voilà.

Le soleil se défait peu à peu de ses linges qui l’entourent et s’étirent lentement, mais sûrement, et fore la surface faible des nuages jusqu’à la transpercer, d’abord par irradiation, et puis, par frottement insisté, par répétition des mêmes jets sur un même endroit, un endroit plus vulnérable des nuages, un trou se fait d’où s’engouffre toute la lumière : il fait jour.

Alors, demeurer ici regarder longtemps le soleil dans les yeux — imprimer dans sa rétine la lumière jusqu’à l’opacité : comme l’image photographique exposée trop vite au jour s’efface, développement qui échoue. Pourquoi ?

Chercher une image vraie de cela (non, la vérité est affaire de flic), ou une image juste (non, la justesse est affaire de musicien), ou l’exactitude — l’exactitude, oui, d’une image qui saura dire le mieux possible ce qui des jours qui passent dans cette lumière, ce qui est passé jusqu’à moi où je la regarde, et nourrit le désir de les faire passer, dans le récit qu’on inventerait, aussi vrai, juste et exact que possible.

Raconter le soleil longtemps dans les yeux, les traces qu’il laisse, ce qu’il efface dans la rétine par trop de lumière.

Voilà une image possible du réel, cette seconde précise quand elle m’atteint — elle qui m’atteint depuis l’origine reculée dans le temps le plus lointain qui soit, du chaos originel vers lequel on va.

Lorsque je m’approche un peu du bord, je vois sur la droite un escalier qui descend : à la manière qu’il a de plonger à la verticale du sol, il ressemble à ceux qui mènent dans les caves des maisons, où la première marche enfonce le corps jusqu’à la jambe, où l’on rate immanquablement la deuxième et où l’on disparaît à la troisième.

D’en bas, je sais que la rue continue à plusieurs mètres au-dessus de moi mais son bruit ne m’atteint pas. Je suis sur les quais, et le fleuve que je n’avais pas vu jusqu’à présent passe à mes pieds si lentement que j’ai l’impression d’un terrain vague, sans fonction, posé là en respiration au milieu du plein organisé des rues.

Il a la même couleur que la route, avec des teintes de cendres plus prononcées.

De la route, je reconnais également la vitesse : on la mesure aux objets qui la parcourent en dessinant dans ses courbes les meilleures trajectoires. Le fleuve indique une direction sur la droite ; je la suis.

Au passage, je croise une jeune fille, le regard posé à la surface de l’eau, intense et ferme, résolu, accablé. Je passe, la regarde la moins possible, elle ne me verra pas.

Je ne me retourne que cinquante mètres plus loin : elle n’est plus au bord de l’eau, mais près des escaliers qui remontent vers la rue, qu’elle gravit marche après marche le plus lentement du monde.

Ce qui soutient le jour : ce qui rendrait supportable les lois de l’univers ; forme des choses qu’épouseraient sans effort mes violences intérieures (comme un cri dans la gorge qui ne cracherait qu’un soupir) — je cherche.

Que le fleuve coule devant moi toujours à l’immobile, je pourrai (un jour) l’accepter ; que le pont qui l’enjambe ne soit jamais situé qu’à l’endroit le plus bas du ciel : je devrais le comprendre. Et pourtant, que la jeune fille sous les arches n’ait pas sauté malgré son regard, je voudrais le savoir, oui.

Elle a bien regardé les remous sous les arches, tenté de déceler quoi — un signe d’encouragement, ou le contraire. Je suis passé derrière elle, accélérant le pas (impossible quand je l’ai vue de faire demi-tour : elle m’aurait vu, elle aurait été sommée de prendre sa décision, j’aurais fait partie de celle-ci, et quelle qu’elle soit, je m’en serais senti coupable) : alors continuer d’avancer, et surtout, surtout ne pas la regarder.

Quand je me retourne sur le fleuve, lève les yeux au pont sous lequel elle s’est tenue, certitude que le pont tient le ciel plus fermement sur lui.

Enfant, on nous apprenait la règle pour l’accent circonflexe : l’accent de cime est tombé dans l’abîme. Jamais eu l’occasion avant ce jour de vérifier l’exception qui confirme la règle.

Quand je passe sous le deuxième pont, le fleuve s’accélère — ou s’arrête : aux colonnes qui soutiennent la route trois étages au dessus, l’eau vient s’enrouler avant de repartir avec plus d’élan ; mais d’autres courants luttent contre ce mouvement et tentent de la fixer là, de la projeter encore et encore sur la base des piliers ; les crachats qui se forment sont toujours différents à chaque seconde et c’est comme l’écume de deux colères sans fin qui s’affrontent : celle qui enrage de ne pas quitter l’ombre du pont, et celle qui pleure de voir ses forces les plus vives s’enfuir.

Le bruit assourdi sous le pont, la pulsation battante des courants, et la lumière, l’étrange lumière sans couleur de ces souterrains à ciel ouvert, ouvrent une porte dans le corps qui respire différemment, qui marche plus mollement, qui écoute moins sûr de ce qu’il entend ; dans les tempes, le sang n'afflue pas à la même mesure et tout autour s’enveloppe de la peur sans objet des rêves.

Quand on se retrouve quelques mètres plus loin, délivré du bruit et de l’odeur de l’eau morte, on est comme sorti d’un lieu dans lequel on n’était pas entré.

Au-dehors, à nouveau ; mais au-dehors de quoi ? Si je cherche l’intériorité du fleuve, ce n’est pas dans sa profondeur que je la trouverai, mais sous ces ponts, peut-être.

Le pavé qui longe le bord est plus irrégulier, taillé grossièrement, presque à l’aveugle. Impossible de marcher en traçant une ligne droite, le pied est toujours appelé d’un côté ou de l’autre, heurtant une pierre plus haute ou plus ramassée ; ici, on emprunte un peu aux ivrognes leurs façons élégantes d’être emportés par la route, malgré soi, et de la suivre à tout hasard.

Si je fixe trop longtemps l’eau, je m’attache à un mouvement particulier de vagues qui décrochent de l’allure générale. La direction de l’eau ne m’apparaît qu’en certains endroits plus rapides des remous : je perçois le courant seulement par ce qui le contredit ou l’interrompt, et c’est le détail qui seul me fait voir l’ensemble.

Ce que je comprends, c’est que le fleuve ne se déplace pas à la même allure partout, et qu’en chacun des endroits on pourrait définir une démarche différente — mais ce qui s’en va, sous mes yeux, totalité dégorgée du sens, infinie écoulement des choses, et paysage toujours identique à lui même dans son mouvement, je ne saurai le saisir en une fois, alors je me laisse perdre en lui : paranoïa critique.

J’essaie d’imaginer un peu la généalogie de ces vagues : les mouvements de terrain sous dix mètres de profondeur, les combats minuscules que se livrent sous ces régions deux poissons aveugles lancés l’un contre l’autre, les cris lancés dans leur langue et qui forment ces boucles, ou je refais pour moi les lois précises du chaos, pensant aux cailloux lancés par un enfant sur un lointain torrent affluent et qui jusque là, quelques semaines plus tard, refont surface devant moi, dans ces plis qui rident le fleuve.

Grâce à la forme de la surface, je compte les mètres qui me séparent du fond : pourtant, la profondeur opaque ne se mesure pas avec l’échelle qui nous sert ici-bas à déterminer les espace.

Ce qu’il faut de distance pour atteindre le sable, dessous : des kilomètres de dérive peut-être, de lente suspension entre deux eaux, les chaudes de la surface et celles qui, plus froides, endorment les vies les plus cachées.

Distance par rapport à soi, par rapport au lendemain (par rapport au temps) : distance par rapport à sa propre parole (ma voix désarticulée, l’intention qui diffère tellement des mots prononcés : désarticulation que je ne réalise qu’après-coup, toujours).

Écarts qui ne se comblent jamais ; non-coïncidence essentielle : ce que je dis ne correspond pas, ne rejoint que partiellement ce qui fonde la parole ; l’esprit et la lettre, autour de la ligne ferme du dessin, les couleurs qui délimitent un autre contour au-delà de la silhouette. Dans la rencontre, ce qu’on voudrait dire, et ce qui se dit : et j’assiste, non pas tant à une contradiction, mais à une désarticulation étrange qui me donne naissance à ses yeux.

Et cependant, si je suis quelque part, ce serait peut-être là, dans ce geste qui ne rejoint pas — n’être jamais l’image de son intention, ne jamais trouver la superposition du signe et du sens, seulement leur articulation ajournée, possible, provisoire, désirée (et recommencée).

Espace qui renverse tout : un corps posé là-dessous, tout contre cette lande de poussière et de sable, ne serait-il pas à la surface même de la terre, dans ces profondeurs les plus ultimes ? Et ce que je suis, moi, à rêver de surface, à deviner des profondeurs pour les renverser, à scruter les détails qui seuls témoignent des plus grands mouvements qui soient, à suivre la ligne instable des creux, oui, ce que je suis moi de poussière et de sable en regard, et de surface opaque ou de profondeur sans fond, de mouvement sans allure et sans direction, je le sais, je l’éprouve à chaque seconde — les coups de sonde du rêve m’avertissent, de loin en loin, des récifs que je pourrais trouver, des terres où aborder, peut-être, un jour de plus grand courant.

Mais les marées sont capricieuses et me rejettent toujours plus loin quand je suis au plus proche d’atteindre quelque part, et ne sachant plus où se trouve le haut, ni par rapport à quel bas, c’est dans l’élément de l’élément que j’évolue, une vague au milieu des vagues, toujours au creux d’une autre vague situé au sein de l’eau, et jamais à sa surface.

L’air que je brasse est toujours celui qui me supporte, celui que je rejette en arrière de moi sans cesse me soutient et m’entraîne, et pas de leçon à tirer, seulement un mouvement du corps impuissant à dompter les cercles que la lune fait au-dessus de moi pour m’attirer vers elle, rejetant de fait d’autres vagues à l’autre surface de la terre.

De ce fleuve, je crois boire toutes les blessures ; déplongé de sa vue, une douleur me transperce qui est le manque même en moi de ce mouvement immobile. Comme devant un tableau monochrome gris dont pas un centimètre ne rejoue le même gris, je m’engloutis dans son œil et j’y disparais.

Je suis à la lettre les routes qu’il trace emportant avec lui toutes les formes du monde, toutes les secondes qui glissent autour des colonnes, et tous les cailloux lancés à plusieurs centaines de kilomètres d’ici. Je marche à côté de lui et emprunte son allure. Je suis la propre vitesse du fleuve. Finalement, une partie de moi se persuade que je suis, un peu, sa surface.

Je parviens sous un autre pont, plus large et plus épais ; si large qu’en son milieu s’étale une seule et longue nuit depuis toujours : on voit devant soi et derrière soi deux trous de lumière comme dans un tunnel.

Je me tourne vers l’eau sale et stagnante, accrochée à cette nuit comme à sa vie même, et sans doute la nuit se prolonge de boire à cette eau qu’elle seule accepte. Le bruit de mes pas gagne ici une telle ampleur que je me retourne pour voir d’où vient le fracas : mon ombre est gigantesque sur la paroi et tremble avec les reflets du fleuve.

Je reste un moment à la regarder, fier d’avoir pu la produire si grande et si forte : elle ne me ressemble pas, mais je la sais mienne, de part en part. Elle suit chacun de mes gestes, et si je m’essaie à tracer de minuscules cercles avec le poignet, là-haut se dessinent des mouvements féroces.

Quand je pousse un cri, faible et aussi dérisoire que possible, l’ombre me la renvoie au centuple, magnifié par l’écho qui avale le mot pour ne rendre que le son, allongé, épais, multiple. Sur le mur, c’est mon corps élevé à la puissance. C’est un double que j’aimerais laisser là : il n’a pas de visage, il n’a pas de pieds, il n’a pas de nuance ni de forme véritable : c’est un contour de pierre dont le noir ne se détache du noir qu’à peine et qui semble même renforcer le noir qui m’entoure.

Mais le cri que j’ai lancé contre le mur n’a pas seulement fait naître l’écho : une autre ombre surgit soudain sur la paroi, sous mon ombre, mais plus petite, plus mince, qui fait vibrer davantage ma silhouette posée sur le mur. L’ombre se dresse si lentement qu’on dirait qu’elle se couche, qu’elle va finir par tomber. Et elle tombe réellement deux ou trois fois avant de s’établir en surimpression sur la mienne.

Je ne bouge pas — crois que si j’esquissais un geste, je renverserai définitivement la forme sur le mur sans comprendre son mystère.

En face de moi, l’ombre reste immobile un moment et me regarde sans trembler — épuisé peut-être par l’effort qu’elle vient de fournir pour se ficher à la verticale du mur. Je suis tenté de reculer pour me dissimuler davantage, mais mon talon heurte déjà le vide au-dessus de l’eau : un mouvement de plus me jetterait en bas.

Avec le temps, l’obscurité se défait peu à peu, je vois mieux les failles sur les murs, les crevasses entre lesquelles je voudrais me glisser pour m’échapper. Mais l’opacité du noir est remplacé par un rideau de brume qui monte du fleuve derrière moi et me cerne, rend indistinct les objets et les espaces qui m’en séparent, et plus nébuleux encore le temps que met le temps à parvenir jusqu’à moi.

La lumière à droite et à gauche remonte si lentement le couloir du quai que la peur me recouvrira en totalité, gagnera les endroits les plus reculés de l’être avant que cette lumière ne finisse par me rejoindre pour me faire voir nettement ce qui a surgi devant moi.

La tache de l’ombre, de l’autre ombre, est minuscule sur la paroi comparée à la mienne, elle est cependant dessinée plus nettement, avec plus d’épaisseur et de détail. Je ne respire plus, j’attends quelque chose qui m’apportera la respiration suivante. Je ne pense plus ; la possibilité de l’après n’est plus pensable. Je n’ai pas encore de passé, et je n’ai plus d’avenir ; je suis là les deux pieds rivés à ce qui va passer et m’emporter.

Au moment où plus rien ne pourrait plus arriver et où je suis sûr de demeurer ici à jamais, l’ombre bouge ; et s’approche : puis s’arrête. Le cœur qui bat en moi ne m’appartient plus, il est la pulsation de ce bout de quai dont la noirceur amasse à lui le monde ; je m’apprête à crier, à sortir du corps toute cette peur pour m’en servir comme une arme : j’ouvre la bouche et le cri reste serré dans la gorge. Je suis désarmé, mais je trouve alors la force de faire un pas, et ce pas me libère : je m’apprête à m’enfuir — je sais que j’en ai désormais l’énergie, son désespoir.

Mais quelque chose s’effondre en moi lorsque l’ombre se met à parler.

Je ne saisis rien d’abord de ce que le type dit : ce que j’entends de ses paroles, ce n’est, en premier, pas du sens — l’ombre sur le mur est soudainement un homme planté à deux mètres de moi, et la peur fait barrage à tout le reste. Elle empêche que se fixe, sur ces paroles, autre chose que de la peur, et je suis plongé en elle comme une épée son fourreau.

Quand il commence à parler, je vois son visage soudain ; c’est lui en premier qui me saute à la gorge avant les mots. Il se tait une seconde — m’a t-il posé une question ? — et le visage s’est figé dans une expression que je lis mal. Il souffle. Il attend que je réponde.

De ma réponse dépend le reste, je le vois dans ses yeux.

Le visage est creusé dans de la glaise, avec des lignes sur le front qui descendent en désordre vers les mâchoires. Son corps fume. Il est tout entier ramassé sous l’expression arrêtée du visage : ce pourrait être de la colère, une colère résignée, ou du désespoir, mais dénué de tristesse, et peut-être est-ce une demande, sans mesure, de ce qui ne se formule pas : et c’est sans doute tout cela à la fois, et sans évolution — des émotions brutes accrochées là depuis tant d’années, et qui se sont agglutinés pour finir par former ce visage, comme un masque fixé pour toujours, une écorce séchée là avec les larmes immobiles qui marquent les années.

Alors ? Tu me la rends ? Rends-la moi. Tout de suite, rends-la moi : maintenant.

Il fait un pas, et recommence : rends-la moi. Ses lèvres n’ont pas bougé, son masque qui lui sert de visage est immobile, posé sur lui. Et j’entends, comme s’échappant du mur même, rends-la moi, tout de suite : oui, tout de suite.

Quand je réalise ce qu’il dit, dans cette voix grave et crachée, une voix de gorge travaillée par le silence tenu longtemps en soi, il est trop tard : je ne l’ai pas vu s’approcher de moi tant sa voix m’avait occupé — il a déjà posé les mains sur mon manteau, et avec une force de géant, il me pousse dans le vide et me retient d’une main, par le col.

Les épaules en arrière, les talons seuls sur le bord et les bras désarticulés qui cherchent dans le vide quelque chose à quoi s’accrocher, la nuque raide et tendue, je ne tiens qu’à cette main aux milles formes, recourbée mais roide, pleine de veines et aux ongles longs et cassés à la fois.

Alors ?

Il répète sa question, et comment y répondre ? Le regard que je dois lui adresser ne semble pas suffire, parce qu’il fait un autre mouvement en avant, jusqu’à la limite du bord : et je glisse, me vois déjà au fond de l’eau — il me retient d’un doigt. Ses yeux que je devine clairs, minuscules et plissés jusqu’à l’extrême, sont sans expression. Ils adressent la question aussi simplement que la voix, et ils ne se baisseront pas tant qu’ils n’auront pas eu leur réponse.

Je tourne la tête pour trouver une issue : sa main ne me lâche pas et se serre davantage ; il se penche sur moi et me murmure sa question, aussi près que possible, comme si cela allait me faire souvenir ce que je lui dois.

Par miracle, ma main parvient à lui agripper le bord de sa manche, de là, remonte plus haut, et trouve une prise plus ferme — je m’appuie alors de tout mon poids et l’attire vers moi pour me renverser sur le sol.

Quand je bascule — je suis du bon côté du quai, et au moment où je touche le pavé, j’entends le type frapper l’eau à plat, sans cri.

Je me précipite sur la berge, me mets à genoux : ne vois que ses mains, immenses et noires, dépasser, et remuer autour l’eau blanche d’écume qui avait trouvé un endroit où se fixer pour toujours et qui ne bougeait pas depuis. Je saisis une de ces mains et la tire à moi ; le type pèse si lourd.

Je soulève avec lui plus que son poids : son manteau cousu avec plusieurs manteaux, et le même vêtement fabriqué avec les années, et les chaussures, ses semelles de plomb et de carton. Ses poches se déversent dans l’eau : des objets, qui sont sans doute toute sa vie, flottent autour de ses grands gestes et coulent tout autour de lui. Je tire sa main et je ramène à moi cette masse de corps et le reste des objets qui le peuplent.

On est finalement allongés, l’un à côté de l’autre, sur les pavés. Je suis presque aussi trempé que lui. Je l’entends respirer lourdement, et cracher de l’eau et de l’air mêlé à des larmes. Je n’ose pas me retourner pour le regarder. Il se lève soudain et s’éloigne, retourne auprès du mur.

Je me redresse, me retourne : il a déjà disparu dans le rideau noir ; devant moi, je ne vois que mon ombre de nouveau, gigantesque et vaporeuse, qui se détache sur la paroi. Je m’avance, pénètre après lui dans cette brume si opaque que quand je tends les mains pour me guider, je ne vois pas l’extrémité de mes doigts. Je ferme les yeux, imaginant sans doute que je verrai mieux ; gagne chaque centimètre dans l’obscurité — mon pied heurte soudain un corps allongé sur le sol. Et je recule.

Je n’ai pas le temps de lâcher un mot, une excuse — mais qu’aurais-je pu dire seulement ? — je me penche, cherche le type et ne le trouve pas, il est là pourtant, je l’entends souffler ou murmurer quelque chose : il doit être à un mètre de moi, je ne le vois pas ; ne perçois qu’un peu de fumée qui se dégage de la brume. C’est lui, peu à peu, je comprends qu’il parle. Il parle sans s’arrêter, et je ne saisis rien de ce qu’il dit, une suite de mots qui se répètent infiniment dans le même ton monocorde que j’avais pris pour son souffle et qui n’était que sa voix, le timbre soufflant d’une voix ; il parle et ne s’arrête pas.

Non, il ne parle pas, il me parle, à moi, et comme depuis longtemps, depuis qu’il m’a vu au bord du quai, et depuis plus longtemps que cela, peut-être avant mon arrivée, il me parle. Je ne saisis rien de ce qu’il me dit. Je sais seulement que c’est à moi qu’il s’adresse, et qu’il dit

ce n’est pas grave, de toute manière ça ne change rien, qu’est ce que ça pourrait changer, rien, alors je comprends, je comprends parfaitement et qu’est ce que je pourrai dire, qu’est ce que je pourrai faire, maintenant, rien, j’ai perdu toutes mes affaires dans l’eau, je suis trempé, et tu ne me la rendras pas, je comprends, tu ne me rendras rien, et ce n’est pas grave, qu’est-ce que je peux y faire, qu’est-ce que je peux y changer, rien vraiment, alors ce n’est pas grave, quand je t’ai vu, je me suis dit que tu étais là pour me la rendre, si j’avais su, bien sûr, mais ça ne sert à rien d’y penser, ça ne changera rien, vraiment, rien de rien, alors, voilà, et maintenant que tu refuses de me rendre ce que tu m’as pris et que tu m’as balancé dans l’eau, qu’est ce que je peux faire, maintenant que je suis trempé et que mes poches vides se sont encore plus vidées dans l’eau, qu’est ce que je peux changer, rien, laisse moi maintenant, je vais attendre ici, je vais rester ici à attendre ici et sécher, et je ne vais même pas attendre que tu me rendes ce que tu m’as pris, mais je vais attendre qu’un autre te le demande pour moi et me l’apporte, et pendant ce temps-là, je vais fermer les yeux et attendre, alors va-t’en maintenant, s’il te plaît, ne me prends plus rien, tu m’as déjà tout pris et je n’ai plus rien, ce que j’avais, tu me l’as pris d’abord, et tu l’as jeté à l’eau ensuite, ce n’est pas grave, ce n’est pas cela le plus grave, mais tout de même, pourquoi tu ne me rends pas ce que tu m’as pris, pourquoi tu m’as pris ce qui ne t’appartenais pas et pourquoi tu ne me le rends plus, maintenant laisse moi je t’en prie, je vais fermer les yeux, je vais m’allonger là et je vais fermer les yeux, et quand je les ouvrirai tu me l’auras rendu, et je ne te verrai plus, ou alors, je demanderai à quelqu’un d’autre de venir te la prendre et de me l’apporter, mais laisse moi maintenant, laisse moi fermer les yeux et me réchauffer, j’ai tellement froid, et je n’ai plus rien, je vais m’allonger là un moment et cela ira mieux, encore mieux quand tu me l’auras rendu et tout s’arrangera et on pourra parler d’autre chose, et je pourrai quitter ce quai, j’ai tellement froid et rien, tellement que je vais fermer les yeux et que cela ira mieux, cela ne sert à rien de lever les yeux sur tout ce froid et de voir dans mes poches combien elles sont vides, et au poignet, ce que tu m’as pris, alors va-t’en maintenant je t’en prie, et laisse moi, cela ne sert à rien.

Je reste silencieux, longtemps ; son souffle, sa voix soufflée, tant soufflée qu’il n’a besoin ni de respirer ni de reprendre son souffle, il parle dans le souffle même de ses poumons, dans l’air même qui souffle à travers ses poumons ces mots là qu’il me lance et que je ne comprends pas ; et impossible d’intervenir entre deux mots, j’aurais trop peur de lui briser le respiration, alors, je reste, devant lui, silencieux, sans bouger.

Quand il s’allonge — du moins, quand je devine qu’il s’allonge : dans ce noir, impossible de voir quoi que ce soit — je le secoue, et malgré moi lui demande en criant ce que je suis censé lui avoir pris : il se tait soudain, et c’est tout autour de nous, le quai entier, le pont au-dessus de notre tête, qui s’arrête : j’entends alors avec violence le silence de ce lieu, arraché enfin au murmure du type, et ce que j’avais pris comme le bruit de fond de l’eau, c’était sa plainte sans fin : je sais qu’il me regarde alors ; et le regard qu’il m’adresse, que je ne vois qu’à peine, me transperce.

Je baisse les yeux ; je le lâche et il retombe lourdement à mes pieds — quand il se redresse, il me tend, lentement, le plus lentement du monde, son poignet gauche nu : ses veines noires et épaisses. Et il reste ainsi, le corps tremblé, secoué de légers spasmes de froid, les lèvres remuées sans son, puis, peu à peu, le souffle reprend, les mêmes mots inaudibles reviennent occuper tout l’espace autour de nous.

C’est sa montre qu’il veut : sa montre qu’il a perdue, et dont il me croit le voleur. Peut-être suis-je le premier qu’il croise depuis des mois, peut-être suis-je le premier à passer ici. Et quand il m’a vu, je ne pouvais être que lui. Le voleur, celui qui un jour lui a pris sa montre et qui a tout emporté avec elle.

En une seconde, je me fais la légende de ce type.

Dans ses vêtements, ou la maigreur du visage, dans le regard affolé aussi, je pourrais dater le jour où il est venu ici — et sa montre perdue, volée, c’est le monde autour qui s’est trouvé déplacé, l’agencement du réel qui s’est déboîté, enfui au-devant de lui ; et le type est sans recours. Il est simplement passé de l’autre côté des choses, comme arraché à toute appartenance.

Avant, sans doute, sa vie était mécaniquement réglée au geste près, à la scansion précise qui articulait chaque moment à sa formulation ; chaque ponction du temps accordée à ce qui lui donnait sens.

Avant, la survie dépendait de ce sens qui s’ajustait à l’heure : la folie n’a pas besoin de plus que cela pour s’apprivoiser, donner le change au réel, à ce qu’on nomme l’exigence sociale.

Avant, peut-être passait-il d’un matin à l’autre, sans souci ni question, sans difficulté, invisible : tant que sa montre était accrochée à son poignet, chaque heure donnée avait son rôle et lui en prêtait un, et chaque tâche une heure assignée qui rendait le monde possible.

Un renversement, un simple renversement des choses : ce n’est plus la vie qui autour donnait une raison d’être à l’heure, mais l’heure qui organisait la vie.

Mais quand la mesure se dérobe, on est démuni : le type s’est retrouvé au milieu d’un flot de vie sans pouvoir l’évaluer. Un rythme égaré sans mélodie, la portée échouée comme sur une même note sans la clé qui aurait pu déterminer sa hauteur. Une langue sans conjugaison : et comment dire si tel verbe nomme un présent et en regard de quel passé si le présent perd toute sa référence au lieu où on le prononce et l’exécute ?

Le type a perdu ses souvenirs d’un seul coup, et tout son avenir. Avec sa montre — et bien sûr, je sais qu’il est inutile de lui proposer la mienne — il a perdu plus qu’une boussole : mais c’est le ciel lui-même sans étoile et sans phare, comme une sorte d’immense voile noire étendue ; et par où aller désormais ?

Un décalage horaire sans mesure commence qui ne sera jamais comblé, et croît continuellement, à chaque seconde. A-t-il perdu sa montre avant de s’installer ici, ou l’a-t-il perdue précisément ici, où incapable de faire un pas dehors, il est resté dans ce dedans sans espace, maintenant que l’heure n’était plus là pour en mesurer la durée ?

Dans le noir au moins, il n’a pas à voir la succession du jour et de la nuit. Ici, c’est une seule et même heure, sans rien bouger autour d’elle, qui plane. Ici au moins, il n’a pas à subir le temps qui passe sans lui : il n’a pas à le voir passer et le laisser sans mot sur le côté. Dans le noir, son corps se soustrait à ses yeux et peut-être en vient-il à oublier jusqu’à sa présence même.

Il n’y a rien à dire : je fais un pas en arrière et je ne le vois presque plus. Encore un autre pas, et il aura définitivement disparu, sa silhouette confondue avec le mur s’effacera et n’existera plus.

Sans m’en rendre compte, je fais ce pas et le murmure du type lui aussi s’éloigne.

Un mètre de plus et j’emporte sa douleur.

 

Chapitre II : « la rue »