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la pluie sauve

dimanche 18 décembre 2011


— Douceurs ! — les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde ! —

Rimb.


La pluie est cette puissance de déflagration dans ma vie qui recommence le temps, ces intervalles irréguliers et fabuleux qui prennent possession de tout, battent un rythme unique, continue, recommencé : la pluie est tout ce qu’il me reste quand je suis dehors, sans clé, sans armure ni protection d’aucune sorte. La pluie me sauve pour toujours, je me penche sur elle : elle me dit de choisir entre certaines de ses chutes : je prends tout, écrirai en travers elle comme d’un corps noyé dans la baignoire tiède, le visage tendu vers moi, la part secrète : pour réclamer que j’y prenne part.

Là où la pluie tombe, il faut poser le corps : alors je le pose, ici, à cet endroit précis de la terre où elle s’effondre, selon les lois précises et inconnues, oui, là pour en recevoir chaque goutte.

La pluie ne tombe que pour cela, et pour nous, qui l’acceptons.

Ainsi : cette pluie à l’envers des corps — la pluie montée depuis le corps jusqu’aux larmes, qui tomberont en retour (cycle infini) sur le sol pour laver toute cette eau descendue jusqu’à nous : finira par monter jusqu’aux chevilles, aux genoux, au sexe, à la gorge avalée de salive pour noyer les derniers mots qui les diront aux soupirs gercés jusqu’au sang.

Ici, au lieu même du passé : le présent continue, c’est le miracle. Cette ville change de place à mesure qu’on la marche : sous les Pyramides, l’eau qui coulait sur les vitres tombent maintenant depuis le plus haut du ciel toutes les larmes de nos corps : conjuration de la douleur. Nous sommes là pour en recevoir la Chute, et ce n’est pas la condamnation de l’homme, seulement sa rédemption : oui : nous sommes là pour cela, qui l’acceptons.

Chute des corps effondrés plus lentement que la lenteur même, un voile qu’on jetterait sur de la terre, et qui s’envolerait un peu avant de retomber, sans secousse, majestueusement lent pour inonder tout ce qui s’est retiré : au creux du corps, cet espace sans nom que l’eau remplit figure l’âme vive de mon corps suspendu à sa seule jouissance.

Pluie qui lave d’une seule fois et sauve.

Je lève les yeux : entre le ciel et moi, il n’y a que de la ville, son corps immense pressé contre moi pour ne pas qu’il m’échappe : sentir en lui combien je lui appartiens ; ce qui me lie à lui, sécrétion intime qui jaillit de moi et de lui (comment le savoir), le vers séminal d’une pluie aux douze syllabes recommencées douze fois par seconde, rythme, formes, pulsations soudaines, mystères des harmonies intérieures qui nomment dans ce bruit le nom de la ville, le nom de la ville, le nom de la ville, le nom de la ville, et ce désir, oh.

Vitesse immédiate de la pluie.

Ce qui se lave, quand je me penche pour la boire sur ces lèvres, celles de la pluie, cheveux de cette pluie noués sur toutes les façades de Paris oh dressée d’écume noire, je recueille autant le mystère de sa naissance, que le fruit de son origine intacte ; elle dit : il faut partir maintenant, allons, recommençons de marcher, si tu es là pour la soif, je suis là pour la faim, qui dit : allons, nous marcherons d’autres villes sous d’autres pluies centenaires, nous marcherons d’autres vies qui les inventeront ainsi, magnifiques, tombées sur le sol à mesure de la pluie brûlée sur la peau comme de la joie, allons [1]


[1_texte fantôme : écrit avant-hier, mais avalé par l’ordinateur : dans la violence de la perte, ne rien écrire d’abord, parce que la douleur est telle qu’on ne peut rien dire, à trois heures du matin, pour l’apaiser dans l’écriture qui ne fera de tout façon que mimer le geste premier sans jamais le rejoindre : restent quelques phrases. Je reprendrai ces phrases, le lendemain, sans pouvoir d’abord éprouver autre chose que la démangeaison du membre fantôme, bras ou jambe amputé dont la blessure gratte encore. Ce soir seulement, j’écris, mais avec tout ce qui s’est déposé depuis trois jours, comment l’accepter : accepter que ce texte ne dise pas tout ni même partie de ce qu’il disait, à l’origine. Il n’y a pas d’origine, je le comprends à présent. Il faut accepter la perte, et la comprendre : si le texte premier n’a pas été gardé, du moins aurais-je pour moi la joie d’avoir pu l’écrire, une première fois (texte qui m’importait plus que d’autre, oui) ; si elles n’existeront jamais, ces quelques lignes que personne ne lira (que personne n’aurait lues, de toute façon), du moins auront-elles été dites, sans doute pour être oubliées. On apprend une chose de ces douleurs, cela : on écrit toujours dans cet oubli, concédé, ou accordé par la beauté des choses. Une seconde aussi : si le site entièrement devait être emporté, ce n’est pas ma vie qui s’effacerait, mais la part arrachée à cet oubli, rien de plus (mais rien de moins). Si le site disparaissait, je l’accepterais comme un présent. Au lieu de tout réécrire, ou de l’expliquer comme je le fais maintenant, avec toute la maladresse de ce deuil encore en moi, dans les marges du texte qui servent surtout à ne pas être lues, peut-être irai-je dans les territoires non visités de moi : incitation à y aller tant qu’il est temps, et dès maintenant ? Oui, sans doute. En attendant : ces phrases déchirées, celles que j’ai pu extraire de la perte : je n’ai pas cherché finalement à en reproduire l’exacte formulation première, seulement un rythme, une pression, une exigence intérieure dans le désir de la ville : et surtout, le goût de la pluie, quand se produit l’échange de la douleur avec la joie.