Chapitre III : « les Chartreuses »

Chapitre V : « la gare »

État des lieux du réel

Chapitre IV

«Denfert »

 



Ne m'attends pas ce soir.
Car la nuit sera blanche et noire.

Gérard de Nerval

 

Très loin dans la ville maintenant, la journée pèse des tonnes sur les épaules, impression d’en avoir porté chaque minute : transportée jusqu’ici, mais où ? — et qu’en faire ?

Files de voitures qui se pressent aux feux, prêts à démarrer, types qui rentrent tous à la même heure la journée passée : file indocile qui attend avec une mauvaise impatience le signe pour avancer dans les boulevards remplis jusqu’à la gorge ; voitures qui se rangent chacune leur tour pour rentrer : et le lendemain recommencer.

Qui attendent leur tour, mais qui voudrait bien l’abréger : qui sont prêts à tout pour gagner un rang dans la file, un autre — à tuer, peut-être ; on n’en est pas loin. Dans les voitures, les insultes ne sont pas seulement ravalées entre les dents : elles se crachent.

J’en ramasse quelques-unes au passage quand je traverse et que le feu passe au vert mais que je suis encore sur la route — et le pied qui dérape sous eux ferait bien démarrer la voiture sur moi ; en seraient bien capables. Ils auraient avec eux la loi et la conscience : l’autorisation du feu vert ; d’ailleurs, ils n’attendent que cela.

Quelque chose les retient cependant qui n’est pas mon visage — peut-être les ennuis administratifs, les papiers à remplir qui les mettraient plus encore en retard : le calcul est vite fait, alors ils se contentent des insultes et de faire hurler le moteur un peu, me mordre les talons, et les regards, ces regards de tueurs.

Les rues montent et descendent, apportent d’autres files et d’autres attentes, d’autres insultes aussi : quand je traverse, je passe à quelques mètres d’eux ; ils me regardent derrière leur pare-brise — de l’autre côté de la vitre, suis comme une réalité passagère, insignifiante, d’insecte.

Dans ce ballet bien réglé, j’évolue à contretemps — m’avance quand les voitures sont à l’arrêt ; frôle des doigts les capots chauds et bruyant : traverse de toute la longueur de leur pare-brise ; univers différentiel — et lorsqu’il démarre, je reste sur le trottoir immobile ; à l’écart du flux jusqu’à la prochaine embolie.

Dans ce pas de deux, dialectique mouvante de rage contenue, d’esquive un peu osée, les vieilles lois de la tauromachie se rejouent — la force, la vitesse et la lourdeur, la virilité manifeste des voitures ; la légèreté, la peur et le désir, la folie de mon côté.

Au passage, quand ils sont à l’arrêt, je perçois leur vrombissement intérieur — la musique forte des informations, la marche forcée du monde qui s’énonce dans toutes les voitures avec le même ton, le même faux rythme des nouvelles : les chiffres précis qui font le compte de l’ordre des choses, les baisses, les hausses, les prix fixés au jour qui en attend le compte pour régler la note — fréquences différentes dans chaque voiture, mais les chiffres sont les mêmes, alors.

D’un passage à l’autre, à force de traverser, je me retrouve coincé au centre d’une place, un immense rond-point où les véhicules se jettent sans règle, c’est au premier qui s’engage. Me semble que la férocité de ce jeu ravit tout le monde. Sorte d’espace dépourvu de gouvernement où on s’affronte sans se toucher — et plane ce bruit de tôle froissée toujours imminent, qu’on n’entend jamais.

Impossible de passer, ai été rejeté ici par une espèce de marée au ressac aléatoire : il y a une fontaine qui ne jaillit plus depuis longtemps au centre du carrefour, et un marche-pied circulaire sur lequel je suis juché et qui me sauve la vie en attendant une opportunité — qui ne vient pas. Qui ne viendra pas et j’ai même l’impression qu’avec le jour qui descend, les voitures accélèrent.

J’ai la tentation de me lancer : poser le pied par terre et tout en fermant les yeux, les bras levés à l’horizontale, gagner le bord — est-ce qu’ils me laisseraient passer ?

Il n’y aura pas de bons moments : et au signal arbitraire d’un coup de frein lointain plus appuyé, je saute sur le sol et me précipite en ligne droite sur le trottoir d’en face : yeux fermés donc, à l’équilibre comme un funambule, marche en zigzag, au jugé, au bruit, à l’odeur de mon propre sang.

Les insultes plus féroces et le point d’orgue des klaxons me disent que je suis parvenu de l’autre côté de la place où j’ouvre les yeux.

La lumière est descendue encore d’un cran : combien de temps a duré ma traversée du carrefour ?

Mon cœur bat aux tempes — j’ai les jambes coupées, et m’assois à même le trottoir ; à hauteur des roues des voitures, recevoir à pleins poumons la respiration artificielle des moteurs.

Quelques voitures ont allumé leurs feux. Je remarque qu’il en passe de moins en moins : des retardataires qui roulent plus vite parce qu’ils ont la route pour eux maintenant, et qu’ils ne veulent pas être davantage en retard.

Au-dessus de moi, le bleu du ciel passe et s’estompe, comme une vieille couleur trop exposée au soleil.

Je me redresse et cours me réfugier à l’angle d’une rue d’où je peux voir presque tout le quartier, et les toits des maisons, et la lumière tombe, la dernière — non, une autre tombe, comment savoir que c’est la dernière.

On dirait pourtant que c’est l’heure.

C’est l’heure pas plus précise qu’une autre, l’heure aussi lente que les autres et aussi lourde, l’heure qui n’a pas été annoncée, où la lumière faiblit, soudain — où la nuit tombe enfin sous les coups du jour.

Heure transparente : quand je jette un regard par dessus l’épaule sur cette partie de la ville qui commence, je vois tout à travers elle, ce qu’elle est, ce qu’elle va devenir.

C’est une habitude que j’avais dans le passé et que je retrouve ici : vers dix-neuf heures, regarder le ciel et fouiller dans les marcs des nuages les prédictions pour la nuit.

Les dernières forces dans la bataille : jeter ses dernières forces dans la bataille, dit-on ; je ne sais pas ce que cela révèle — jamais on n’a vu l’issue des combats changée en jetant ses dernières forces dans la bataille. Jamais. Peut-être s’agit-il surtout du souci de n’avoir rien à emporter, ensuite.

Une dernière fois pour le jour : montrer ; une dernière fois cacher. Je me suis réfugié sous un porche avancé dans une ruelle de la ville haute d’où j’embrasse tout : je voudrais m’emparer de cette dernière lumière, endosser pour moi la responsabilité de montrer, de cacher — sur quelques lignes noires des toits, avancer les mains en avant pour agrandir mon propre territoire d’inconnu en ombre portée sur ces rues.

Je m’arrête, je regarde ce qui se passe — pressentant là une fin possible.

De là où je suis, la ville me semble comme posée sur une plaque mouvante, et chaque geste que je pourrais faire risquerait de la déplacer, à gauche ou à droite, et peut-être même de la renverser. Alors, je ne bouge pas, je ne respire plus, je ne pense même pas : je regarde.

La pluie recommence à tomber : plus lentement, plus lourdement ; le noir qui descend pour entourer les réverbères, s’il me voyait, pourrait m’absorber, mais il ne m’a pas encore aperçu, caché sous ce porche, et je peux scruter à mon aise la manière qu’a la nuit de se lever.

Dans cette façon, jamais semblable — car comme il n’y jamais deux toiles d’araignées semblables, jamais la nuit ne se tisse de la même manière — je devine déjà les luttes à venir.

Déjà ce matin, il n’était pas besoin de regarder le ciel pour savoir le temps qu’il allait faire : il n’y avait qu’à tendre l’oreille — et le vent n’a pas déçu : cette nuit, ce sera pire : sûr qu’on tiendra à peine debout pour la traverser, corps penché comme brisé et en soi les pensées mortes emportées.

Il n’ y avait qu’à lire dans les nuages : et pourtant, données illisibles du monde — on est devant des filtres qui cachent d’autres filtres. Me souviens de cette exposition, les poèmes placés sur les tables, et sur chacun, un papier calque qui les masquait. Pour les lire, on devait appuyer le papier, le calque rendait visible, mais à travers une opacité qui les projetait, les extériorisait :

Prévision pour la nuit : vent sud à sud-ouest irrégulier quatre à six, rafales trente-cinq à quarante nœuds sur rues. Mer sur la ville agitée à forte croisée avec houle moyenne à longue d’ouest vers quatre à cinq mètres en début de nuit, en baisse vers trois à quatre mètres en fin de nuit. Pluies faibles au sud, devenant parfois modérées sur le nord de la zone. Visibilité deux à cinq milles.

Au-dessus des toits, les nuages que cachent d’autres nuages : on est sous l’épaisseur de plusieurs toits, des fenêtres à double vitrage. On est protégé : au-dehors, les choses passent comme de plus loin, rien ne nous concerne ; le bruit du monde fait écran à son propre passage.

Masses informes de foules passantes, villes entières qu’on empile sur des immeubles de plus de quinze étages, ombres chinoises de corps inertes penchés sur des écrans et alignant les chiffres, yeux crevés sur le travail à faire, bouche fermée sur le travail fait, grands couloirs dont je devine d’ici, cette rue où je passe le soir en rentrant, la profondeur éventrée, open space clos sur les regards des autres maintenant désertés ; foules rentrées en coup de vent.

Pas pressés piétinés attendant, j’imagine sous mes pieds, dans les métros, ligne quatre, six, ou quatorze les portes automatiques qui protègent du suicide (mais pas de son idée), métro effilé d’un bout à l’autre, à l’avant le regard porte jusqu’à l’arrière puisqu’il n’y a pas de portes entre les voitures, il n’y a pas de conducteur non plus — à l’heure où je suis, des dizaines de feuilles volantes des journaux dépareillées forment sous les sièges usés du métro une image juste du jour déjà passé, mais dehors il fait à peine nuit ; c’est vrai, on a changé d’heure : cette phrase me vient, et je la tourne en moi quand j’imagine les titres des journaux gratuits.

Ce que je vois, d’ici, malgré tout, et à travers tout ce vent : surimpression de la nuit contre la ville qui en disparaissant de l’intérieur laisse transparaître ses contours. En retrait, les formes parfaites du monde telles qu’on n’ose pas les rêver — le fond qui donne corps à ce qui au-devant est la réalité des choses. Loin derrière, c’est l’appui nécessaire, c’est la toile sur laquelle repose tout.

En avant, les détails se détachent : on voit la vie possible, on reconnaît les récits dans lesquels nos vies ont un sens, une raison de se frayer entre.

Les types qui rentrent après la journée de travail — les enfants qui commencent peu à peu se taire, étouffés déjà par la fatigue qui leur rentre minute après minute dans la gorge. Les corps qui se laissent retomber.

Et quand je me place un cran en avant encore, que je vois de l’extérieur l’avant et l’arrière monde, que je me saisis de cette vue d’ensemble dans le tremblé de la nuit voilée, et me retrouve soudain dans la matière miroitée du noir ; je compose alors comme je le veux les formes qui donnent sens au réel.

Je souffle sur mes doigts, et je repeins les violences du monde, je suis l’une d’elles, je suis pour une seconde le souffle et le mouvement de mes doigts : je suis la seconde éteinte et le soleil au loin dans la nuit sale — je suis la conscience endormie de la ville ; je veille sur elle. Je suis dans la fin même de ce jour et je n’en rate rien.

Il y a les filles qui prennent déjà position dans les ruelles invisibles, à l’embrasure de leurs portes elles attendent, ni dedans ni dehors, sentant déjà l’argent froissé et déchiré dans leurs mains, sur la peau, la froideur de la douche pour effacer le désir ; ils y a ceux qui les veillent, dans les cafés au coin des rues, aux tables les plus reculés et les plus sombres, loin des miroirs et du bar, loin des téléviseurs qui passent des matchs de football et des mauvais clips, son coupé, et ils resteront toutes ces heures avec le même verre à demi plein et la même cigarette mal allumée, attendant, prêt au moindre cri, au moindre scandale à se jeter dehors pour les faire taire ; il y a les hommes qui au premier sommeil de leur femme, descendront dans ces rues et sans un mot s’engouffreront à l’intérieur des portes tenues par les filles, un regard levé, plus accentué qu’un autre sur une d’elles suffira, et ils monteront sans se toucher ni se regarder jusqu’au septième étage le long d’une cage d’escalier si étroite, et quand il sortira dehors, le type ne regardera que le sol les mains dans ses poches vides ; il y a ceux qui l’accosteront, cent mètres plus loin, près du square, et qui n’arriveront pas à l’arrêter, malgré les injures, les menaces : mais ce n’est que partie remise parce qu’au prochain qui passe, avec son désir mal formulé dans le corps, ils sauront lui dire, inventer pour lui les formules chimiques de la satisfaction et de la douleur vaincue ; le prochain arrive déjà, il a le regard qu’il faut, il n’a pas la monnaie mais on s’arrangera, on paiera plus tard, on a tout le temps, on a tout le temps qu’il faut alors on ne s’en fait pas et on plaisante même, sur ce fichu temps et le vent, le vent surtout qui ne met pas un chat dehors : et partout les chiens manquent de chat mais on ne s’en fait pas, on ne s’en fait pas trop, tant qu’il ne pleut pas plus fort que cela ; il y a ceux qui passeront parce qu’il n’y a que cela à faire de la nuit, puisque le sommeil n’a pas voulu d’eux, que personne chez eux ne les attendra plus, que chez eux n’est pas un lieu où dormir, mais où on rentre le matin après toute la journée marcher pour passer de café en cafés le temps qui finira par nous trouver quelqu’un à ramener, un de ces soirs, un matin prochain qui sait, cette nuit peut-être ; et il y a ceux qui attendent dans les cafés qu’un vienne les regarder et les prendre, les emporter chez eux au matin, ou une partie de la nuit — une partie seulement —, et ils se poseront en attendant près du bar, ou dos au miroir, ils regarderont toute la soirée les matchs de football dont ils discuteront les enjeux comme les politiciens les soirs de défaite électorale, mais peu à peu, ils se tairont devant le silence des clips sans âge, et repartiront, chaque soir un peu moins ivres ; il y a celui qui derrière les bars, tiendra toute la nuit debout pour servir quand il le demandera le client désœuvré qui vient ici chaque soir pour commander la même chose, et il saura, c’est son métier de patron, à la goutte près, aller jusqu’au moment précis où l’ivresse se retournera contre le client, alors une goutte avant, et toujours plus avant chaque soir, l’avant-dernier verre avant que le type ne se mette à pleurer, il saura, il fait ce métier depuis des siècles, et c’est pourquoi il sait distinguer au premier coup d’œil le client de celui qui ne vient ici que pour se réchauffer mais qui n’a pas de quoi payer, quand il en rentrera un, il prendra ce ton détaché et définitif qui a fait de lui le patron de ce bar, et l’autre sortira sans un mot, et pendant ce temps, il discutera avec le client des résultats qui s’afficheront à l’écran, il prendra garde aussi de toujours garder à demi rempli le verre de celui qui, plus loin, dans les lumières faibles de l’arrière bar, regarde dans le vide, tirant sans effort sur sa cigarette mal allumée, le téléphone portable posé sur la table comme un petit sarcophage de plastique ; il y a ceux que le patron du bar a chassé, et qui tourneront longtemps à la recherche d’un café dont le patron serait moins perspicace, mais sans en trouver jamais, et de quartiers en quartiers, ils feront des cercles concentriques précis comme le mouvement des aiguilles, si bien qu’à la longue, ils se croiront eux même les horlogers de cette nuit, faisant avancer dans leur marche les heures les unes après les autres, chaque étape en marquera une, et ils iront remplir cette tâche, avancer le corps tant qu’il le peut pour le réchauffer, sachant bien que s’ils l’allongeaient ici, même à la porte du bar, ils deviendront incapables de le déplacer jamais ; il y a cette bande de jeunes amis qui se placeront dans le bar devant les écrans de télévision, prendront commande une seule fois et sortiront par roulement fumer dehors sagement comme on remplit un devoir, et qui rentreront sans un regard pour le client et le patron au bar, et sûr qu’ils ne verront même pas le type au fond répondre à son téléphone à intervalles réguliers et sans bouger les lèvres, la bande partira au coup de sifflet final à la télé et c’est quand ils ne seront plus dans le café qu’on entendra véritablement le bruit qu’ils y ont fait pendant deux heures ; il y a cette fille qu’ils croiseront, un moment, sur le trottoir d’en face, tandis qu’ils grilleront leur cigarette, cette fille sans visage et sans corps, venue descendre son chat et faire le tour des ruelles du quartier, musique dans les oreilles, et regard fermé sur sa solitude de jeune fille déjà vieille d’avoir trouvé emploi, logement, paroisse où lire la prière universelle (parfois les psaumes), mais personne à qui confier cette solitude plus grande qu’une vie ; il y aura encore à la fenêtre, cet étudiant penché sur un sujet impossible, odeur de tabac froid sur les murs de son studio, et qui préférera, au lieu de trouver un plan trois parties et conclusion, regarder au dehors, chambre d’où il verra toute la ville et passer ceux dont il notera la démarche et la peur, cette nuit qui achève le jour un peu plus à chaque fois, à la dictée de laquelle il est, lui, tenu plus que tout, fenêtre ouverte sur tous les récits que la nuit lui jettera ; et je suis moi, en retrait de toutes ces formes passantes, sous ce porche, là, immobile : voyant tout cela se préparer et ne disant rien, voyant ce qui arrive et vivant du seul désir de m’y soustraire.

Je dissimule même mon ombre et l’empêche de se porter quelque part : je calcule les fragments de lumière traître qui attaquent dans le dos pour produire en avant les formes inavouables de son corps, et comme je porte avec moi l’ombre du type sans doute maintenant loin dans le fleuve, je ne peux pas me permettre de me laisser faire.

Sur la surface d’un miroir, on ne reconnaît de son visage que ce qui fait défaut, ce qui blesse : c’est qu’on se heurte toujours au plein des formes, jamais au visage extérieur qui est celui de son rêve.

Alors, je refuse de choisir au hasard les murs où je vais, et place mon corps en retrait de la lumière pour neutraliser les miroirs que sont devenus dans cette ville les trottoirs, et mon ombre qui se répandait jadis et s’étalait pour me faire face ou me dévisager littéralement, ne s’échappe maintenant plus vers le sol : je la garde en moi.

Alors je me tapis, agrippé au recoin de ce porche, vision panoramique et prêt à m’enfoncer davantage : si un peu de lumière venait (mais d’où ?), je saurai l’éviter et jamais mon ombre ne sortira de mon corps.

J’en vois un au loin qui n’a pas ce souci, et qui laisse sans pudeur la sienne s’étaler sur tout le mur d’en face : j’entends les pas, je perçois le souffle, et je vois les formes s’allonger mais je ne la vois pas encore — plusieurs se forment autour, et se fondent, se pénètrent vulgairement en se déchirant, décomposant pour moi seul qui le vois, les marbrures des façades.

Ombre portée de ceux qui passent — à bout de bras sans doute : mais je résiste à la tentation et demeure immobile, silencieux — portées par les murs qui dressent la ville de froid tout autour. Ombres à distance de toute reconnaissance et dont la lumière du soir seule détient les lois de l’écart, de la hauteur, de la profondeur peut-être.

Je repense à l’ombre affichée du type sous le pont : rien à voir avec celles qui se répandent devant moi à l’instant — l’autre savait se courber sous l’arc brisé de la voûte, épouser ces lignes pour s’enfuir par le haut. Ici, les ombres me semblent remplacer les murs mêmes qui m’entourent — je crois.

Et soudain je réalise : que les murs qui m’entourent ne sont que le dessin tracé par ceux qui passent dans le noir pas encore établi et se font intercepter par la lumière.

Au bout de la rue, je vois bien ce qui m’attend, le type appuyé là-bas contre un lampadaire, qui guette, surveille, hurle des mots étrangers sur les filles, hurlements qui ne sont que des mots d’amour, et susurre des caresses dans les oreilles des garçons, caresses qui ne sont que des insultes et des menaces ; je vois bien ce qui m’attend.

Ce qui m’attend, c’est cette courbe que dessine la rue cent mètres plus loin, l’engagement vers ce que je ne vois pas mais qui n’est que le prolongement de la même rue, même couloir que j’emprunterai sans me douter que je change de rue, perspectives différentes offertes sur la même ville, toujours.

Ce qui m’attend aussi, c’est la nuit plus avancée encore que maintenant, dans cent mètres, c’est la nuit plus étendue, plus répandue, plus proche du jour, c’est la nuit d’après, la nuit succédée à ce jour déjà là que je marche, cent mètres plus loin, c’est la nuit de ce jour inconnu des types appuyés aux lampadaires et des garçons insultés, c’est la nuit plus noire, plus nocturne des courbes fléchies des rues plus vides qu’ici où la rue est si vide déjà, et c’est la nuit qui va être de plus en plus sur le point de commencer.

Ce qui m’attend, cent mètres plus loin, je l’ignore, mais je sais que c’est comme cent mètres derrière moi, la nuit avant ce jour là où je marche encore : où j’avance est cent mètres devant ce qu’il y a cent mètres j’interrogeais, et le type appuyé sur le lampadaire est parti, il est monté rapidement dans un immeuble caché derrière lui, enfui sans raison autre que ma venue, et quand je tourne les yeux au passage, c’est une cour intérieur éteinte et sans vie, accroupi sous une façade morte, je passe et cent mètres plus loin, je devine déjà ce qui m’attend et me terrifie, et qui n’arrivera pas.

Je tiens encore, je tiens comme il faut, le soir est en train de passer et ne me voit pas ; le soir va passer, et je resterai au bord, sous le porche retranché — comme on était fier enfant d’avoir échappé au marchand de sable, même si on était alors condamné à ne s’endormir que d’épuisement.

Mais je finis par tourner la tête, sans raison, parce qu’avec le temps je me sens intouchable — et tout bouge dans la seconde, tout tremble et se déverse sur moi.

La lumière frappe le sol une dernière fois et m’emporte. Une seconde plus tard, c’est autre chose, on se retrouve autre part. C’est : la nuit qui tombe comme de si haut ; c’est : ce qui tombe avec elle et qui s’écroule sur ma poitrine : et puis, c’est aussi, bien sûr — vers où la chute m’entraîne, vers où ce qui tombe s’écroule et m’entraîne.

Parce que, se sachant démasquée, la nuit tombe soudainement, je suis soufflé dans le noir dense qui me cerne et me fait tomber avec les dernières lumières du dernier jour : dans l’écœurement soudain, je sais que je ne suis pas ici à l’endroit où je dois être.

Au signal donné, les lampes des villes s’allument, l’une après l’autre, l’une par l’autre comme des torches qui prendraient le feu de la précédente : mais il y a bien une première torche ? Une seconde sur l’autre, le versement de la lumière se produit, jeu de domino qui enflamme la ville — vases communicants du soir qui vient changer la forme du sol, l’allongement de la matière.

Au jour le plus court, jour le plus menacé par la nuit, c’est comme si, sur la pointe la plus resserrée du temps, toute la lumière venait s’agglutiner comme pour condenser une fois pour toutes l’énergie accumulée une année durant avant de l’éparpiller dans la nuit la plus longue, de s’effacer avec elle.

Quand l’année finit, on n’en a pourtant jamais terminé avec le ciel, les formes qui se dessinent et tracent pour une part de soi les directions possibles : les formes d’un chameau, ou d’une belette, ou d’une baleine, toutes emportées par le vent.

Quand le jour se termine, on dirait qu’il se bat avec lui-même : qu’il s’arrache encore un peu de peau pour s’en délivrer. Quand le jour en termine avec le jour, ce qu’il reste, des lambeaux qu’il nous lance, et ce qu’on en fait : des simples raisons d’en finir.
Et si c’était la ville qui courrait sous les nuages immobiles — la terre tournant sur elle-même pour leur échapper, et quand elle aura fait un tour, persuadée de les avoir semés pour de bon, se retrouverait dans la nuit la plus compacte : comme dans nos rêves où la fuite bute sans cesse sur la peur de la solitude qu’on avait provoquée, le monde plus fermé que des poings ou que des yeux dans le noir soudain.

Il m’est arrivé d’avoir attendu le lever du soleil : sa lenteur à se faire, à se donner jour littéralement ; et j’étais là pour mesurer la vitesse d’un seul instant où ça basculait définitivement. Le soir, c’est l’inverse : en quelques secondes, le jour se défait, et lentement : le voile de noirceur qui se pose sur les toits, sans à-coup, sans terreur.

Dans l’épaisseur des couches au-dessus de ma tête, on met quoi de ces peurs, de ces espoirs pour l’année qui vient — et pour celle qui est passée, on voudrait tendre la main pour enfouir dans le sol mouvant du ciel tout ce qu’on aimerait oublier, ce qui a fait de cette année achevée une année de plus ou une année de moins ?

Compte arbitraire des jours qui se terminent là par pure convention, il n’y a pas de fin — et on peut bien habiller ce jour de tous les rites religieux, téléologie de l’instant, ou des pires superstitions qui existent (commémoration, résolution, invocation) rien ne viendra à bout de cela : un jour après l’autre, c’est comme les étoiles, c’est comme les vagues ; non, il n’y a pas d’autre fin que celle qui interrompt le compte en cours.

On tiendrait le journal qu’on n’arriverait à établir le compte. Un jour sur l’autre écrit efface chaque jour l’effort qu’on fait pour tendre vers lui ; et quand on le recommence, c’est à plier contre lui qu’on s’acharne pour le faire tomber : et c’est nous qui tombons ; on tombe jusqu’au soir où on l’écrit, penché sur notre corps pour recueillir l’effacement qu’on fait durer, jusqu’au dernier mot qui commence le jour suivant. Soleils tombés l’un après l’autre et dont l’ombre portée dessine sur la page chaque lettre éclairée ; lettre qui apparaît le mieux quand elle est sur le point d’être rejetée dans l’ombre pour toujours.

Dans les grands bâtiments de verre, les lumières allument à chaque position du ciel une certitude d’arracher au soir une heure, deux peut-être. Quand je passe devant, que je lève les yeux, je compte les fenêtres et les confonds avec les étoiles. Me faudra-t-il les écrire, elles aussi, toutes, jusqu’à la dernière, pour épuiser le jour et m’en délivrer ?

Pour tendre vers lui, tout le corps arraché à la fatigue, et pourtant : le jour à l’écrire s’efface toujours plus sous le jour. Un regard croisé tout à l’heure me l’a dit : sur les lignes qu’on creuse chaque soir dans nos solitudes, il y a toujours une autre qui s’inscrit, en creux, sur le front. Du journal écrit du temps, il me reste moins que ces lignes, je le sais – oui, je sais qu’il ne s’agit pas du journal du temps écrit, seulement, pour en recenser les heures, organiser le dépôt : au contraire. Mais dans l’espace qui sépare chacune des lignes, chercher la vie qu’il me faudra pour en dessiner le visage entier.

Alors, quand la folie est la plus sûre d’elle, qu’elle se concentre dans l’esprit sur une pointe comme au jour du 21 décembre, espace de temps le plus court du jour tant et si bien qu’on ne sait s’il reviendra (de là, sans doute, les superstitions de ces jours, où l’année recommence : où le jour regagne du terrain) : et la folie qui touche au point d’expression le plus juste.

C’est au moment où on est sûr de l’une de ces formes, au moment précis où on est prêt à la chevaucher, cette forme qui dit plus que le ciel ce qui nous enveloppe de lui, c’est à ce moment-là que cette forme est avalée sous la lumière.

Du jour étranglé, on n’aura rien dit si l’on ne parlait pas de sa répétition. Qu’il ne tombe pas pendant un certain temps, mais qu’il tombe plusieurs fois — qu’au moment où on le croit pour de bon achevé, voilà qu’il revient, et relance au-dessus de la ville quelques flammes.

On tourne l’année sur elle-même, on n’y trouve que du temps renversé en même : et n’est-ce pas une raison suffisante pour devenir fou ? Je veux dire : commencer enfin à envisager le monde depuis l’envers des choses ?

On écrit sur une page, et quand on la retourne, qu’on voudrait reprendre là où on en était, on est sur le ventre des lettres, on les continue, et on les nie. On les efface.

Nuit blanche, et nuit plus noire d’avoir été ainsi blanchie.

Mais comment savoir ce qui tient de la blancheur et ce qui tient de la noirceur ? C’est sans doute de n’avoir pas pu les départager, leur confier à chacune sa douleur et sa joie, qu’on n’a pas su franchir le jour. Mais ne pas succéder au présent, c’est peut-être aussi une manière d’accomplir et l’une et l’autre. Demain, il fera peut-être jour.

À présent, la nuit est vraiment tombée et je ne veux pas lui appartenir, pas cette fois — avec la journée passée, la nuit m’écœure qui vient comme si de rien n’était, qui vient comme depuis toujours, indifférente au tout ce qui l’a produit.

Je ne veux pas voir cette nuit — alors je me laisse avaler par la première bouche de métro qui se présente et m’engouffre dans les couloirs sales, allumés tout le jour et toute la nuit d’une même lumière, respirant une même odeur, mais changeant toujours de foule, les empruntant aux rues, aux couloirs des métros suivants, changeant même chaque jour de murs, les affiches jamais semblables. Je me sens mieux à chaque pas où je m’enfonce.

C’est une question de strates : on franchit les passages l’un après l’autre pour apprivoiser une autre manière de ville. Les escaliers à la verticale, une dizaine de marches qui se précipitent vers le bas, on ne voit pas le sol d’en haut. On plonge sans savoir, on fait le pari qu’on retrouvera une autre surface dans les profondeurs.

Quand on la touche, sorte de trottoir lisse, sans couleur, une espèce de gris noir, brillant, collant, sale, piétiné, jamais lavé que par les crachats, la pluie que les chaussures viennent ici répandre — alors on sait qu’on est arrivé. On tourne légèrement sur la gauche — nouvelle étape : on passe les tourniquets ; on est dès lors physiquement de l’autre côté, bien en bas.

On est venu ici avec un peu d’argent, l’obole au passeur pour descendre plus profondément : acheter un ticket dont le prix est comme indexé sur le niveau réel des eaux de cette vie (quand on veut cerner le degré d’implication de l’homme politique, sa véritable connexion aux vrais gens, sa proximité avec monsieur tout le monde, avec l’homme de la rue, c’est sur le prix du ticket de métro qu’on l’interroge ; en fonction de sa marge d’erreur (puisqu’évidemment il n’y en a pas un qui sache le prix exact), on évalue le degré de compétence de cet homme : c’est injuste mais infaillible, pense-t-on.)

Là, on a payé comme un droit de passage, qui n’est pas seulement celui d’utiliser le train — mais aussi de marcher dans les couloirs, de rester ici le temps qu’on veut, le billet n’a pas de date de péremption.

Ceux qui ont fini de travailler sont rentrés, ceux qui vont sortir ne sont pas encore prêts : pour le moment, c’est le temps après et avant la tempête, une trêve un peu moite et chaude pour reprendre des forces.

En attendant, je me laisse frôler lentement par ceux qui se pressent au-dehors. Essaie de me retrouver quelque part. Tente d’apprivoiser cette lumière, ce souffle chaud, l’odeur de la ville sans respiration, sans air, la température toujours égale quel que soit le jour — me fondre peu à peu dans cette immobilité du lieu traversé par le mouvement des foules et des trains ; me faire une place dans cet espace transitoire qui échoue à se faire éphémère, au contraire, qui s’établit jusqu’à n’avoir pas d’âge, pas de durée, pas de passé — espace qui prend la forme naturellement de ce soir-là où je me retrouve sans recours possible.

Alors machinalement, je m’applique à suivre, pour le plaisir de les vérifier, les vieilles règles du labyrinthe : on raconte que si on tourne à gauche à chaque bifurcation, on finit toujours fatalement, au bout d’un temps plus ou moins long selon l’ingéniosité de l’architecte, par gagner le jardin central du dédale.

Ici, les lois sont différentes.

Ici, les lois sont absentes, ou écrites dans une langue étrangère à l’histoire. Ici, le sens même ne connaît pas d’histoire, il va dans un présent continu sous les regards des publicités remplacées chaque matin.

Ici, au bout de quelques minutes seulement, je me retrouve au point de départ — mais si j’essaie de déjouer les lois en prenant la première à droite aux intersections, puis à droite à chaque fois, je suis à nouveau de retour à mon point de départ. Le centre de ce labyrinthe serait donc aussi son début et sa fin par où tous s’en vont.

Un jeune type passe soudain devant moi en me bousculant ; il s’est jeté au-dessus des tourniquets, disparaît dans le premier couloir.

Derrière lui, personne ne semble le poursuivre.

S’il marche vite, ce n’est pas, semble-t-il, pour échapper aux agents de sécurité, mais c’est parce qu’il me paraît connaître parfaitement les lieux — il sait où il va, et les couloirs s’ouvrent devant lui, la foule décélère quand il approche, il connaît chaque détail de chaque mètre de ce métro : je me mets à le suivre.

Mais j’ai peine à conserver sa trace — c’est que, au contraire de lui, la foule loin de s’écarter à mon passage se referme ; j’ai l’impression d’être invisible : tous me trouvent dans la trajectoire de leur marche — essayant d’éviter ceux qui viennent vers moi, je me heurte aux autres, tous les autres.

Il prend un itinéraire insensé et passe par des couloirs que personne ne prend — sous les sens-interdits piétonniers, il va de son pas de plus en plus rapide contre le mouvement des foules, qui me percutent de l’épaule sans me voir et sans dire un mot — tandis qu’on s’excuse à son passage — et de plus en plus vite, à gauche dans les escaliers raides, et remontant quelques mètres plus loin, suivant la logique d’un plan implacable qui semble prendre sens non dans la direction prise mais dans l’allure (je le vois qui ralentit parfois, à certains niveau de certains escaliers, puis reprendre la mesure folle de son pas) ; plan qui vaut moins pour la destination finale que par la manière dont on y parvient

Évidemment, au détour d’un couloir au virage plus serré, aux affiches plus vulgaires, je me retrouve devant un flot ininterrompu de touristes : quand je m’en extirpe, je ne le trouve plus.

Suis dès lors désœuvré, sans boussole, sans rythme — et soudain essoufflé, à cracher mes poumons. Du mieux que je peux, me dirige vers un banc, face aux rames, cherche mon souffle là où il peut être.

Un métro passe rempli jusqu’à la gorge, les piétinements silencieux se succèdent rapidement : un autre arrive, plus plein encore s’il était possible ; il repart au ralenti suivi de près par un autre encore qui se vide presque pour se remplir de ceux qui l’attendaient ; on se croise sans se voir, suivant les règles de courtoisie prescrites à cet endroit : ceux qui sont dans le métro descendent d’abord, et ceux qui attendent, trépignent avant d’entrer : mondanité réclamée au milieu de la sauvagerie la plue nue — on entre, on récupère l’air chaud laissé au dedans : on s’y lance, une dernière bouffée arrachée au-dehors avant de suffoquer — et le métro démarre plein à craquer comme un sac de sable, ou comme un ventre mal recousu, et ça se répandrait dans le noir des tunnels avec des bruits déchirés que personne n’entendrait rien, les cris seraient recouverts par l’autre métro qui arrive derrière, freine au dernier moment dans une odeur de chairs brûlées, de patins usés jusqu’à la dernière couche de métal, le train balance un peu avant de s’arrêter sur le dernier mètre du quai, il se secoue une dernière fois, et les portes s’ouvrent soudain toutes ensemble au signal, dans un seul claquement sec et miraculeux de l’arrivée ; on sort rapidement, comme éjecté d’entrailles trop chaudes, on sort comme avant qu’il ne soit trop tard, on n’adresse pas un regard à ceux qui vont prendre place dedans, et on se dirige vers la sortie, assommé, épuisé par ces minutes plus que par la journée entière, on attend bien que tous soient sortis et qu’il n’en reste pas un dedans, sauf les fous et les malchanceux ; le corps des foules, en échangeant leur place, basculent alors dans la seconde sur son autre pied, ceux qui attendaient vont maintenant entrer, et chacun va trouver sa place dedans, s’ajuster dans les centimètres d’espace qui restent, une personne de plus ne pourrait pas entrer, non — tous les métros trouvent ainsi leur compte, c’est étrange, tous les métros se remplissent au nombre exact qui leur suffit : on pousse parfois, on gagne sa place de haute lutte, mais une fois dedans, les corps se dilatent et occupent la place qu’il faut, les corps se touchent et impossible qu’un autre vienne s’y glisser entre ; on n’a pas à se tenir aux barres, tous debout droits l’un contre l’autre reposés — si l’un bascule un peu on bascule avec lui, on se penche en avant et en arrière suivant le flux et le reflux des machines autant que des corps comme une vague dépliée sur des mètres, on peut prévoir les mouvements avant qu’il nous atteigne ; grande communauté dépendante dans l’hostilité la plus grande, une main posée sur son portefeuille, l’autre appuyée contre l’épaule du voisin, on se laisse porter dans les virages de la ligne et dans les mouvements écœurants du dedans, dans la croyance que tout cela nous mènera à destination — mais sans preuve, avec seulement l’expérience qu’hier nous avait conduit sans trop de dommage ; alors on recommence, mais tout cela paraît aussi improbable que déraisonnable ; les portes s’ouvrent sur une respiration unanime, le poumon se déplie, et on se jette dehors, laisse la place à ceux qui dehors, de l’autre côté, n’attendent que cela pour entrer — rentrer chez eux, vite ; la fluidité des circulations de la ville passe par cette compression insensée des corps sous la ville, mais au juste le temps passé ici ne compte pas vraiment — c’est du temps de perdu de toute manière — c’est un temps de passage, un temps de correspondance, il faut y consacrer le moins de temps possible, alors rien ne nous appartient plus, on n’a plus besoin d’être soi-même dans ce temps entre-deux temps essentiels, espace littéralement profane où rien de ce que l’on fait n’a d’importance : la cruauté des regards, l’indifférence surtout, la neutralité des visages, le vide dans les yeux de tous, les casques aux oreilles pour combler le vide par d’autres pleins, un bruit qui n’appartient pas à ici et voudrait bien le remplacer — mais dans le métro, le bruit de fond l’emporte de toute manière sur tout — quand on refera la journée le soir, le temps de métro ne sera que du temps épuisé, celui qui va, qui fait passer d’un lieu à un autre, et jamais un temps destiné à accomplir sa propre tâche, toujours un temps subi, perdu aux autres qui sur notre épaule fouillent dans la poche intérieure de nos vestes le portefeuille qu’on n’a pris soin de cacher ; ici impossible d’esquisser un geste sans effondrer le château de cartes horizontales qui fait aller le métro d’une station à l’autre, sans rien voir de la ville que la première et la dernière station : tout ce qui est entre n’appartient qu’au temps souterrain, indirect, oublié, irrespirable — plein de l’agressivité muette qu’on porte à l’inconnu avec qui on partage notre sueur ; mais peu à peu, tout cela est emporté et moi qui reste assis devant le passage des métros, tenant le compte des dévorations successives de foules qui disparaissent remplacées par d’autres semblables, je note l’essoufflement progressif des pleins, des déliés de pas qui s’enfoncent avec moins d’urgence ; le métro suivant dessert des grappes de personnes de plus en plus espacées, et puis, les métros finissent par être de moins en moins fermés à double tour sur des corps accumulés ; un métro arrive soudain, s’arrête, ouvre et referme ses portes sur des voitures vides ; l’heure est passée.

Je recommence à respirer, lentement, sûrement — autour de moi il n’y a personne ; le bruit des machines produit une sorte de tempo régulier, les métros viennent et repartent, donnent l’heure, une heure réglée sur aucune horloge : un mouvement de balancier qui est comme le rythme cardiaque de la ville, la pompe qui fait affluer en surface les foules pressées.

Le cœur noir est creux, et sous les hautes voûtes mal carrelées de la station, l’écho est aussi sale que le sol — on entend des murmures mais il n’y a personne ; des grouillements plutôt, et ce sont sans doute les bêtes qui habitent sous la chaleur des rails : des grillons noirs, des rats aveugles (on raconte qu’une espèce de rats n’existe que sous ce métro, et qu’elle a évolué au contact des humidités chaudes et sales du lieu, élevée au rythme du passage des trains, grandie à la lumière artificielle et nourrie par les déchets — cette espèce unique est désormais classée, répertoriée, protégée par les plus hautes autorités sanitaires.)

Mais quand mes yeux s’habituent peu à peu à cette lumière, dans ce silence bruissant — interrompu de loin en loin par une sorte de cri prolongé et sourd, sans émotion, vide de sens —, je vois des formes que je n’avais pas vues, qui m’entourent.

À gauche et à droite, sur les bancs, ou à même le sol, ces formes sont assises, et discutent si bas que leurs voix se mêlent aux bruits de fond ici ; je sais qu’elles parlent de moi.

On ne les entend que si on se laisse porter par ce bruit, envelopper d’abord, et puis lentement, progressivement envahir, absorber, incorporer par le mouvement intérieur de ce bruit, par les relents du lieu qui finissent par prolonger mon propre corps, une présence diffuse et dégagée qui s’injecte sur les murs. Là, on commence à entendre, à percevoir.

Plus nombreuses à chaque seconde qui rend mes yeux plus perçants, les formes et les voix montent peu à peu en moi. Je fais celui qui n’entend pas, qui ne voit rien, mais je sais qu’au moindre geste brusque que je ferai, les formes se jetteront sur moi.

Lentement la tête sur un côté, puis l’autre, je juge des forces en présence : il y a un groupe, sur la gauche, de cinq ou six, des jeunes, des très jeunes, deux sont allongés, les autres les entourent debout ; à droite, deux seulement, des plus âgés, sont plus proches de moi — se rapprochent, je crois, mais sans faire de mouvement, glissent et sont maintenant à un mètre.

Ne reste pas là, ne reste pas là.

Dans le silence, les pas qui s’approchent : je mesure mentalement la distance qui m’en sépare.

Souvenir d’enfant terrorisé : il fait nuit et je ferme les yeux plus profondément, jusqu’à la douleur. Je voudrais ne rien entendre : bruits de pas dans le silence et le noir de la chambre : les pas ne font que s’approcher, encore et encore.

La couverture au-dessus de la tête, le corps serré contre soi, la terreur prend de plus en plus d’épaisseur et finit par m’absorber.

Quand les pas s’arrêtent, c’est à quelques centimètres du lit.

Le cauchemar s’achève toujours à ce moment là : il commence la nuit, et c’est en lui que le matin je m’éveille, le bruit des pas anonymes qui me lancent dans le jour.

Là, je ne dis rien, je ne bouge pas — je n’ai rien pour me couvrir la tête et pleurer, ou hurler.

Ne reste pas là, viens, suis nous. Vite.

Je ne tourne pas la tête, mais la voix qui s’est posée sur moi, venant de la droite, me perfore le crâne — elle s’est élevée à ma hauteur, s’est découpée dans le murmure qui tapissait tout l’espace autour, et je l’ai entendue s’en extirper en recouvrant soudain le grouillement qui s’est tu tout à coup en elle, alors les voix me sont apparues avec encore plus de violence. Je reste là sans bouger, je fais le mort.

Si tu ne viens pas tant pis pour toi.

Et tandis que les formes de droite m’appellent à elles, les formes de gauche avec toutes leurs voix inaudibles s’approchent, glissent lentement vers moi, je le sens bien.

Me gagnent ; sont sur le point de parler à l’intérieur de moi.

Alors, je me dresse soudain et me mets à courir suivant les deux formes de droite qui me montrent le chemin — on passe très vite d’un quai à l’autre, à un autre encore. C’est à chaque couloir, la peur des rêves quand on se sait poursuivi — mais qu’on ignore qui, et pourquoi —, c’est l’impossibilité d’avancer après la marche du matin, et l’errance dans le cimetière, et la course pour arriver jusque là, et l’autre course encore pour suivre l’homme qui fendait la foule : mais j’avance quand même, derrière moi j’entends le pas plus vif et sûr de ceux qui nous ont pris en chasse, leur haleine sur mon cou, la main tendue prête à me saisir au col — et soudain, au détour d’un couloir aussi long, aussi mal éclairé, aussi vide que les autres, la chasse s’arrête ; les bruits de pas s’éloignent, c’est fini.

On continue pourtant d’aller, courant au même rythme, avec la même peur qui fait naître des raisonnements absurdes (si on ne les entends plus derrière, c’est qu’il sont maintenant devant nous ? Ou bien : s’ils s’arrêtent, c’est qu’un danger plus grand, qui les effraie eux, nous attend ?). Je suis seul dans cette peur : les deux qui m’entraînent dans ces couloirs rient maintenant, d’un rire sec, malade.

On finit par se retrouver dans le renfoncement d’un couloir gris à-demi carrelé, au milieu d’un amas invraisemblable d’objets et de détritus ; et je m’effondre — eux aussi ; on souffle en rythme pour reprendre davantage pied ensemble. Ils continuent de rire, et ce rire, plus que la course, m’étrangle.

T’en fais pas ; ils sont loin, n’ont pas suivi ; ça ira cette fois-ci. Ça ira bien. Tu peux y aller, maintenant.

Mais je ne peux pas me lever — ils le savent.

Alors, ils font leurs petites affaires devant moi comme si je n’existais pas pendant que je me reprends. Ils vident chacun leurs poches, — par dizaines, les vêtements tout entiers faits de poches, cousus en mille trous où glisser des objets — partagent quelques pièces : l’un sort une cigarette, l’autre une boîte d’allumette presque vide et un peu à manger, l’autre des couverts ; puis un harmonica, un crayon, un couteau à la pointe cassée.

Ils échangent d’autres choses encore que je ne vois pas, selon les lois étranges d’un troc à leur mesure, et j’assiste à cela comme devant un jeu de cartes dont les règles, précises et complexes, m’échapperaient.

Ils se mettent alors à me parler sans lever la tête au milieu de leurs échanges, et c’est une seule voix, un seul type qui s’adresse à moi dans la continuité d’une seule parole : quand l’un commence une phrase, c’est l’autre qui la termine sur le même ton monotone et haché, indifférent à la réponse.

Ils me parlent pendant longtemps des types qui nous ont poursuivis, et comment ça se termine si on ne court pas assez vite, comme les jeunes m’auraient jeté sur les voies s’ils m’avaient pris, ou pour s’amuser fait courir entre deux stations, ou descendre dans des souterrains plus souterrains encore pour me faire faire des choses, ou me faire boire ou avaler des choses, ou seulement me montrer des choses, on a déjà vu ça, et pire encore, juste par plaisir, ils font ça, ou par défi qu’ils se lancent entre plusieurs bandes à des stations d’écart, chaque bande a une station d’attache, et on s’adresse comme ça des messages aux autres bandes, on le fait de mille manières, jamais directement, alors parfois, quand ils tombent sur quelqu’un qui semble là par hasard, en tout cas, pas pour prendre le métro, il arrive que le type lui-même serve de message, des messages sans contenu, des messages sans message véritable, même si parfois le type pris sert à adresser un vrai message dont l’autre bande seule connaît la valeur et le sens, les journaux souvent l’ignorent, mais tout finit par se savoir ici-bas, même si finalement on ne sait pas très bien la part de vérité et de légende parce qu’ils s’arrangent toujours par propager des choses incroyables ; par exemple, il y a deux mois, un type aurait été accroché, ficelé comme une bête, au toit d’une voiture du métro : il serait allé au bout de la ligne, puis serait revenu ici, et ce n’était pas le même type ficelé, c’était un autre — les bandes se sont envoyés deux types comme ça, de stations en stations : on ne s’est pas si c’est vrai ; ça ne s’est pas su en haut ; il y a d’autres histoires aussi, des choses que je ne voudrais pas entendre, des folies de ce genre et plus grandes encore, difficile de démêler le vrai du faux, ils disent, et je ne sais pas en effet s’ils me racontent la vérité ou s’ils se jouent de moi tant je sens dans leur voix une sorte de distance dérisoire qui est plus violente encore que ce qu’ils racontent.

Pendant qu’ils me parlent, toujours sans lever la tête, toujours en échangeant des objets que je ne reconnais pas, je regarde autour et je ne vois rien — je n’ai pas l’impression d’être dans le couloir du métro : plutôt dans une sorte de chambre de bonne sous les combles d’un immeuble : on ne s’est pas arrêté par hasard ici.

Un des types se tourne vers moi, puis fouille un sac posé quelque part et me propose à boire.

Ce que j’avais pris pour un désordre d’objets est en fait un aménagement assez construit : des cartons, des couvertures, des sacs plastique, des casseroles — tout un intérieur conçu pour dormir, manger, s’y reposer.

Je suis chez eux.

Soudain, tout près, un cri traverse le bruit de fond pour s’enfoncer jusqu’ici, et je vois alors tout, je suis terrifié — c’est un cri que j’ai déjà entendu sur le quai tout à l’heure, et plusieurs fois ensuite : un cri étrange qui n’a rien à voir avec un cri de détresse, plutôt une sorte de chant sans mélodie — quand le cri s’arrête, la terreur revient, qui le prolonge intérieurement : je me vois partager leur repas ici, puis dormir ici, me lever, passer la journée et revenir ici, et passer une autre journée encore : au bout de deux jours, c’est une année qui passera ici (deux jours suffiront pour faire une boucle et inaugurer la répétition : pour impliquer une année entière), et tout le reste du temps jusqu’à la fin ; le type m’a tendu la bouteille et me regarde pour la première fois dans les yeux, des yeux gris, humides, immobiles, posés sur moi sans ciller. Il attend que je prenne la bouteille, et que je boive.

Moi aussi j’attends quelque chose, et cette chose ne vient pas.

Si je prends la bouteille, je sais ce qui va se passer, l’enchaînement des années, cette couleur des yeux sur chaque chose, et la réalité revêtue peu à peu de ce vernis glacé : ce serait peut-être bien ainsi. Sans doute est-ce là ma place au milieu des jours.

Au moment où je vais peut-être tendre la main (pour me saisir de la bouteille ou pour la refuser ? — je ne le sais pas vraiment.), j’entends de nouveau le cri, plus fort encore, plus long.

Je lève la tête : vous avez entendu ça ?

Quoi ça ?

Vous n’avez pas entendu le cri, là ? Le même que tout à l’heure ? Vous n’entendez pas, depuis tout à l’heure, quelqu’un crier ?

Quoi crier ?

Un cri, un long cri. Il y a quelqu’un qui crie depuis tout à l’heure, quelque part, près d’ici — non ? Vous n’entendez vraiment pas ?

Non. Tiens, bois.

C’est le signal que j’attendais : je me lève, je m’en vais en direction du cri.

Si je devais rester ici, je sais que bientôt, je ne l’entendrais plus : oreilles trop habituées à des bruits de grillons et de rats, et aux machineries intérieures de la ville, aux bruits de pas étouffés sous les hauteurs réduites des plafonds dans ces couloirs : et ça, je ne l’accepte pas — ne plus entendre ce cri, ne plus être capable d’entendre un tel cri, est une chose que je ne peux pas accepter : ma place, je ne sais pas où elle est, mais je suis sûr qu’elle est dans un monde déchiré par un tel cri : de cela, j’en suis sûr.

Au pied d’un escalier double : l’un qui part à gauche, l’autre à droite, je m’arrête, fais silence en moi — attend le cri ; il ne tarde pas à frayer un chemin depuis la droite vers moi. Je continue ma route.

Je débouche sur un quai — le cri est de plus en plus près, mais plus je m’approche, plus il me semble être absorbé par les passages du train.

De nouveau, je m’arrête, j’attends que le cri vienne à moi. Il vient. Il vient mais il est complètement pris cette fois dans le bruit du métro qui entre dans la station sur le quai en face.

J’attends encore : même chose.

En fait, j’ai l’impression que le cri se produit seulement quand un métro passe — quand le métro du quai d’en face passe : alors, aussi étrange que cela puisse paraître, il me semble être très proche du cri, mais je l’entends de moins en moins, tant il est recouvert par le bruit de la machine, des freins, du métro tout entier bruyant de son arrêt et de son départ. On entendait mieux le cri loin de lui, quand les bruits des métros étaient avalés par les murs.

Lorsque le métro s’en va, j’aperçois tout à coup sur le quai d’en face, le type de tout à l’heure, seul, appuyé contre un mur — le resquilleur, celui qui courait dans les couloirs, devant lequel les gens s’écartaient pour le laisser passer, qui se faufilait si vite et si souplement, qu’en marchant il allait plus vite que moi qui courais.

Je me précipite dans les escaliers pour passer de l’autre côté du quai, un métro va entrer dans la station et je risque de le perdre de vue définitivement s’il devait le prendre.

Je débouche sur le quai — mon homme est toujours à la même place, seul ; le métro vient de partir et quelques hommes se dirigent vers la sortie.

Il est tout au bout, à l’extrémité du quai sur la droite, là où débouche les métros quand ils entrent dans la station. En me plaçant à l’opposée, je pourrai l’observer.

Immobile, le visage fermé, concentré, me semble-t-il épuisé aussi, le corps posé en équilibre instable contre le mur, une jambe repliée, le pied appuyé sur la paroi, il paraît ne rien attendre ; simplement là, comme depuis longtemps, et pour longtemps encore.

Un métro arrive, quand celui-ci commence à freiner juste au moment où il pénètre sous la station, le type s’avance un peu et je vois sa bouche s’ouvrir et se déformer, le visage se plier, se creuser, grimacer de toutes ses forces comme pris de douleurs soudaines — et au loin, en arrière des bruits insupportables du métro, le cri, le long cri sans émotion qui vient se placer là en écho un peu sourd abîmé contre l’arrêt des voitures.

Le métro est passé, et l’homme, qui semble maintenant épuisé, s’est reculé, le corps appuyé sur le mur. Je voudrais m’approcher de lui sans qu’il m’aperçoive, attendre qu’un autre métro vienne pour le voir de nouveau crier ; mais il me remarque tout de suite, et fait le geste de s’en aller — je le retiens ; on reste là quelques secondes l’un en face de l’autre, lui comme pris sur le fait, et moi, les yeux posés sur son visage sans vraiment bien comprendre, sans vraiment savoir quoi lui demander ; quand un métro passe, lui reste immobile à le regarder passer. Dans le bruit infernal des machines, rien qui vient l’entraver, tout un silence autour, un silence informe et bruyant à travers lequel je n’entends aucun cri.

C’est pour ma voix — pour travailler ma voix, dit-il alors ; enfin, au début, c’était pour faire travailler ma voix parce que je voulais être acteur, mais après c’est devenu une habitude — en fait, très vite, j’ai compris que le théâtre, ça ne marcherait pas (je suis incapable de retenir un texte de plus de cinq lignes), mais j’ai continué à venir, d’abord dans les grandes stations où les échangeurs amènent du trafic avec plusieurs voies en perspective : des métros qui viennent les uns après les autres, on profite du bruit que ça fait et on hurle dessus, ça ne dérange pas grand monde, seuls ceux qui sont tout à côté de moi m’entendent, et encore, c’est relativement moins fort que le bruit autour — seulement dans les grandes stations, les gens finissent toujours par te dévisager, te jugent ou se moquent, et tu culpabilises, même si tu ne sais pas vraiment de quoi ; surtout il y a les flics qui te tournent autour et te demandent d’arrêter — alors que, officiellement, rien ne m’en empêche, aucune loi — j’ai vérifié —, mais impossible de leur expliquer, leur faire comprendre que je ne fais rien de mal, et d’ailleurs, même s’ils me disent d’arrêter ça ne va jamais plus loin — alors, j’ai cherché d’autres endroits où je pouvais être tranquille ; c’est pour ça que je viens là — le soir, c’est mieux, le soir comme maintenant, entre les heures de pointe et les débuts de soirée, je suis bien, pas grand monde sur les quais, personne ou presque dans le métro ; c’était d’abord une fois de temps en temps, quand je n’avais rien à faire, mais c’est maintenant presque chaque soir ; je viens ici, je passe une heure, parfois moins, mais rarement plus, de toute manière quand je force trop, le lendemain, je n’ai plus de voix et il me faut quelques jours pour la récupérer et revenir ici — je t’assure : c’est un vrai travail de précision ; dans les aigus, dans les graves, je cisèle, je découpe, je creuse dans la voix, j’élimine et je garde ce que je veux — je n’ai jamais aimé ma voix : trop lisse, trop évidente, rien d’anguleux ; le tabac, j’ai essayé, mais je ne supporte pas l’odeur ; je préfère crier, défoncer la voix par la voix, j’ai l’impression d’avoir plus de prise sur elle, n’importe qui peut comprendre ça ; comme je travaille en force, je peux enfoncer des coins dans la voix et le grain s’épaissit peu à peu, je le sens dans la gorge, je suis plus lourd, plus heurté aussi, il y a du relief, des irrégularités, des déchirures plus ou moins nettes qui dessinent tout autour de la voix, et dans la voix, des épaisseurs jamais égales, et comme ça saigne, ça cicatrise par endroits, par endroits seulement, la plaie parfois reste ouverte dans la voix, et ça saigne par dessus encore, ou les cicatrices craquent et s’ouvrent de nouveau, le cri s’engouffre et perfore davantage la voix ; bien sûr, le soir, en rentrant, je suis incapable de parler, et si épuisé qu’à peine je rentre, je me couche, ou reste prostré pendant quelque temps, complètement vidé, c’est le mot, vidé, mais je sais bien que c’est ce qui me permet le lendemain de me lever, et de me rendre au bout de la journée pour de nouveau me retrouver là, crier jusqu’à ne plus m’entendre crier, jusqu’à avoir l’impression d’être dépossédé de ma propre voix, comme l’entendre tellement détaché que se dire qu’elle vient de quelqu’un d’autre et ouvrir la bouche en grand pour l’accueillir, la recevoir directement dans la gorge, un poing enfoncé dans la gorge tu vois, et dans le crâne, avec les tempes qui se resserrent — pendant une heure, crier pousser au-devant de soi toute une masse invisible de son, fermer les yeux sur elle et pousser encore loin, ne pas articuler, ni voyelle ni rien, juste essayer de trouver dans le cri une sorte d’épure, je ne sais pas comment le dire autrement, un cri sans besoin de le parler, visualiser seulement le cri comme un long filet de voix : le plus large possible et l’extirper de soi, oui, quelque chose comme ça, s’en arracher le plus possible : je ne sais pas alors si la voix que je garde n’est formée que des restes de la première, ou si c’est une voix en plus, des voix en plus qui viennent s’ajouter à la première pour la défigurer, des cicatrices qui se superposent les unes sur les autres pour donner un nouveau visage ; je ne sais pas non plus combien de temps ça durera, j’ai parfois des grands moments d’absence où la voix disparaît, et encore, ce n’est pas que je n’ai plus de voix, c’est plus que cela — je n’arrive tout simplement pas à articuler un son, ça revient peu à peu, et plus douloureusement à chaque fois, comme après une opération quand l’anesthésie s’estompe, que le corps en se réveillant revient à la surface : et la douleur qui monte ; oui, c’est un peu la même chose ; ne me regarde pas comme ça, tu sais, je ne suis pas le seul, je veux dire, j’en ai déjà vu d’autres qui ont eu la même idée que moi, ça ne date pas d’hier, chacun a ses raisons, toi aussi, peut-être, un jour, tu te retrouveras ici ; tu ne peux pas comprendre si, au moins une fois, tu ne te mets pas à crier pendant une heure pour voir ce qui se passe dans ton corps — est-ce que ça t’est arrivé, d’ailleurs, tout simplement de crier, de crier vraiment sans honte, sans obstacle, et seul, comme au premier jour — pas au stade, pas au milieu d’une foule, mais seul avec ta voix et ton corps plantés là, juste à ne faire que crier pendant une heure, se laisser traverser par ça, et dans le silence ensuite de chez soi, doucement, lentement, devant le miroir, prendre un livre au hasard et se mettre à le lire à haute voix : lever ensuite les yeux sur le miroir pendant que tu lis et n’être pas certain de reconnaître le visage — si ça t’arrivait, est-ce que tu ne serais pas obligé, tous les autres soirs tant que tu le pourras, de revenir ici crier ?

Sa voix, bien sûr, je ne la reconnais pas — elle vient d’autre part que de son corps seulement : je n’en ai jamais entendu de telle. Comme dans les films de Pasolini que je regardais sidéré dans mon enfance, le visage agite les lèvres, mais la voix ne lui appartient pas : une autre personne le double, par-dessus lui, ou malgré lui, une personne qui n’a rien à voir avec lui et vient presque en décalage, en différé, en avant même parfois : la voix qui me parvient sonne en amont des mouvements de la bouche, et je reste à le regarder parler pour finir par ne plus l’entendre, piégé dans les filets de sa voix, son autre voix, la voix qui le double.

Car tandis qu’il me parle, c’est ce double-là que je cherche sur ses lèvres et que je ne trouve pas, le spectre de sa voix plus lourde que son visage : voix incorporée au métro qui nous entoure et résonne, une voix de vieillard de vingt ans, de malade, une voix qu’on aurait arrachée : démembrée comme en place de Grève par quatre chevaux dressés pour aller en quatre directions au pas tirant.

C’est bien la voix que j’entendais depuis des heures à travers les couloirs : mais à bout portant, elle ne ressemble à rien — elle s’ajuste à peine au souvenir que j’ai inventé à force de l’avoir entendu, ce soir. Les mots sont précis — je pense au bredouillement du type croisé le matin sous le pont : rien de comparable et pourtant : deux voix qui passent par-dessus les corps qui les portent — et le regard posé droit sur moi, comme pour s’y maintenir. Si je fais un pas de côté, il tombe.

Je pourrais répondre ; je pourrais m’asseoir et répondre, lui dire que je l’ai cherché tout le soir, je pourrais aussi combien sa voix m’a arraché à une autre vie, tout aussi désirable que celle-là : je pourrais, oui, mais son regard demande autre chose et je bute sur sa voix — il me demande ce que j’attends moi, pour commencer à crier : et si je parle, que j’ouvre la bouche pour seulement parler, articuler des phrases dans l’ordre du sens, je crois qu’il pourrait se mettre à me frapper jusqu’à ce que je crie, hurler à mourir.

Mais que crier ? Ça ne suffirait pas d’ouvrir la bouche en grand : il me faudrait tirer quelque chose de l’intérieur, dans le ventre ou le crâne, et pousser — il faudra que quelque chose sorte : quelque chose qui est d’abord entré. Et je n’ai rien en moi à crier, rien de plus que moi — vide du reste, des autres d’abord, et du monde.

Pour crier, il me faudrait d’abord remonter à la surface : user la voix au risque de ce monde (de moi et des autres) — n’ai rien dans le crâne ou le ventre qui pourrait crier. Meurs sans aucun doute de cette virginité du monde, de moi : des autres.

Il le voit dans mon visage : comment ne pas le voir. Que je suis si vide. De lui, du monde ; de moi surtout. Qu’il n’y a rien à tirer de moi. Qu’il n’aura rien à tirer de rien en moi.

Je m’assois quand il est parti bien loin, qu’il n’y a personne sur le quai. Je laisse passer quelques métros : quelques cris, que je ne reconnais plus. À chaque mètre le cri possède une qualité neuve : à chaque mètre il diffère. D’autres métros passent, et les cris cessent, soudain. C’est comme si je me retrouvais dans le noir. Le noir bouge.

Le noir avance même. Le noir est bientôt sur moi : les types que j’avais semés tout à l’heure, les jeunes qui m’avaient poursuivis pour assouvir je ne sais quel jeu sont sur le point de m’attraper quand je saute dans le métro dont les portes se referment sur leurs doigts.

Le métro reste immobile — ils sont à dix centimètres de moi, je vois le grain de leur peau arrachée sous les insultes ; ils crachent sur moi ; leurs visages coulent sous leur propre salive derrière la vitre sale — la sonnerie cesse au bout de dix secondes qui m’ont paru plus longues que ma vie ; je suis parti.

Dans la rame, à moitié pleine maintenant, je reste debout tout près d’un vieillard qui fait pleurer un violon mal accordé.

Sans le vouloir, mon regard se pose sur le visage de chacun de ceux qui m’entourent — et très vite, aux têtes qui se baissent, à d’autres qui se lèvent d’hostilité sur moi, je me rends compte de la faute que je commets.

C’est comme une effraction dans le corps, une violence affranchie de règles : les secousses qui prennent quand on tient le regard de l’autre trop longtemps. Dans le métro, qu’on ne se permette pas de faire davantage que de croiser le regard. C’est une loi non écrite : on ne regarde pas les gens en face.

Comme des rois, comme des fils d’empereurs, comme des dieux même : on ne saurait poser son regard sur le regard d’autrui — sans doute que ça le recouvrirait, ils ne pourraient plus cesser de ne pas penser, comme c’est le cas ici. On est trente dans dix mètres carrés, et chacun trouve un endroit où loger son regard : pourvu qu’il n’en rencontre pas. C’est une prière : pourvu que je n’en rencontre pas, se disent-ils.

Je baisse les yeux rapidement, mais c’est trop tard, je le vois bien. L’agression plus insupportable encore que l’insulte, les coups. On me le fait comprendre par un regard plus appuyé ou plus fuyant. Mais c’est toujours une manière de ne pas y répondre.

Sur le sol, les yeux tentent de passer le temps, de le tuer le temps de quelques stations.

Je tourne autour de ce temps comme d’un taureau, et la caresse animale, c’est comme un dépôt de silence effondré et bruissant de mon regard au-dessus de la rumeur du train.

Je ne demandais pourtant rien, je ne questionnais pas : seulement posais mon regard comme une main sur la peau tendue du taureau, comme on s’appuierait sur une évidence — comme on s’appuie pour ne pas basculer dans le vide quand le métro n’est pas là et qu’on l’attend : et on bâtirait sa vie sur cette chute évitée. Moi, je veux bien la bâtir sur un regard donné, rendu. Il ne vient pas ; et c’est moi qui ai honte.

Les portes s’ouvrent, les types se jettent dehors et je ne sais pas tant ils en ont perdu l’habitude quand ils pourront regarder les yeux d’un autre. Je descends au hasard d’une station ni plus ni moins éclairée qu’une autre — je remonte à la surface.

Quelques couloirs, des escaliers dressés à la verticale qui montent tous seuls, et quand je suis en haut, je suis encore dedans : je m’avance ; quelques pas suffisent pour que je réalise où je suis.

 

Chapitre V : « la gare »