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Libres de traduire Hemingway | L’Adieu aux armes

samedi 18 février 2012


Amertume et colère, ce soir.

Toujours été étranger à ces questions de droit, droit d’auteur comme on dit, quand il s’agit avant tout de droits d’édition – ou plutôt, toujours été sensible à ces questions de droit dans la mesure où il permet la protection, la diffusion, la transmission d’une œuvre menacée ou fragile.

Ce soir, oui, amertume et grande colère, et tout aussi grande tristesse de voir comment ces droits sont de si profonde violence contre ceux qui travaillent justement à la transmission de ce qui est pour nous la chair de nos vies. On le sait, la violence des puissants est toujours aveugle, surtout quand ces puissants ne le sont que de pure forme, et pour ainsi dire : pour la forme.

Ainsi, François Bon a travaillé à une traduction du livre de Ernest Hemingway, Le vieil Homme et la mer, proposant une approche neuve de la langue de l’immense romancier américain, dont la diffusion de l’œuvre appartient à Gallimard qui la délaisse. Dès lors, incompréhensible et révoltante l’attitude de la maison d’édition de mettre en demeure Publie.net, de menacer notre structure pour cause de (cause de quoi, au juste ? puisque Gallimard n’exploite plus l’œuvre de Hemingway en ne mettant à disposition des lecteurs qu’une traduction ancienne, obsolète.)

Voir les faits et les nombreux liens en réaction à cet acte stupide sur la page du tiers livre.

Attaque symbolique (mais pas tant que cela, en fait), et évidemment méprisable dans ce qu’elle révèle du décalage total et de l’anachronisme presque caricatural. Anachronisme des méthodes, des approches, comme un écho dérisoire de leur traduction anachronique.

Que faire ? Ignorer ? Répondre ? Obéir ? Ou continuer [1] ?

Ou alors : saisir l’occasion de relever le défi ; imposer ce travail ; montrer sa validité, sa nécessité, son urgence, sa valeur politique, aussi. En profiter pour poser les termes du débat : législation obsolète ; réflexes ignares ; procédures d’intimidation qui insultent au-delà de ce travail ce qui fait le sens de notre démarche.

Solidarité et soutien à François Bon, et à Publie.net.

Pierre minuscule apportée ici, et symbolique (mais tant que cela, en fait) : ma traduction des premières pages de L’Adieu aux armes, dont je possède un Folio Gallimard, et dont on m’avertit en première page :

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaption réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.

C’est l’année où l’U.R.S.S a cessé d’exister que j’apprenais à lire.

Vieux monde déjà mort, il ne le sait pas encore, sous ses propres lois. Plus qu’à souffler dessus, comme sur un mur rempli d’inscriptions qu’il ne comprend pas, tracées de nos doigts.

Adieu aux armes – quoique, ça dépend quelles armes.


C’était cette année-là, l’été touchait à sa fin, nous habitions une maison, dans un village qui, au-delà de la rivière et de la plaine, ouvrait sur les montagnes. C’étaient dans le fond de la rivière, des cailloux et des pierres, secs et blancs au soleil, et c’était l’eau claire et fuyante, l’eau rapide et bleue des courants. Des troupes passaient devant la maison, s’éloignaient en suivant la route, et la poussière se soulevaient jusqu’aux feuilles des arbres. C’était aussi de la poussière sur le tronc des arbres, cette année-là où les feuilles étaient tombées tôt dans la saison, et nous regardions les troupes passer et disparaître sur la route : poussière soulevée ; chute de feuilles arrachées dans le vent ; soldats au pas ; et toujours la route de solitude et de blancheur qui disparaissait sous les feuilles.

Les terres à cultiver recouvraient la plaine. C’étaient de nombreux vergers, et, au loin, des montagnes sombres et nues. Dans les montagnes, on se battait, et le soir, nous voyions briller les feux des canons. Dans le noir, c’était comme des feux de chaleur ; cependant, les nuits restaient froides, et nous étions loin d’avoir le sentiment qu’un orage nous menaçait.

De temps en temps, dans le noir, nous entendions passer les troupes sous nos fenêtres, avec derrière elles les canons tirés par des tracteurs.
La nuit, le tumulte était puissant. C’était sur les routes un nombre considérable de mulets chargé de caisses de munitions, et des camions remplis d’hommes, et c’étaient dans tout ces allers-retours, d’autres camions encore, recouverts de bâches, qui roulaient lentement.

Le jour, c’étaient d’imposants canons qui passaient, tirés par des tracteurs : recouverts de la gueule jusqu’à la culasse par des branchages verts ; d’autres branches de sarment recouvraient aussi d’autres camions.

Au nord, au bout de la vallée, nous apercevions les forêts de châtaigners, et au loin derrière, une autre montagne de ce côté-ci de la rivière. On se battait aussi pour cette montagne, mais en vain, et à l’automne, quand il a commencé de pleuvoir, les feuilles de châtaigniers tombèrent, laissant les arbres à nue et les troncs noirs de pluie.

Les vignes aussi étaient clairsemées, nues, et toute la terre humide et sombre, abattue par l’automne. C’était le brouillard sur la rivière et les nuages sur les montagnes, les camions éclaboussaient la route de boue, et les soldats, sous leurs capotes, tous crottés et trempés. Leurs fusils mouillés à bout de bras, ils portaient sous leurs capotes deux cartouchières de cuir à leurs ceinturons ; ces étuis en peau grise pesaient de tout leur poids ces longues et minces cartouches qui faisaient bomber leurs capotes tant et si bien que ces hommes qui marchaient et s’éloignaient sur la route nous semblaient atteindre leur sixième mois de grossesse.

C’étaient des petites automobiles grises qui passaient à toute allure. Habituellement, un officier était assis à côté du chauffeur, accompagné d’autres officiers à l’arrière. Les voitures éclaboussaient davantage que les camions, et si l’un des officiers derrière, assis, minuscule entre deux généraux, si petit qu’on ne voyait rien de son visage mais seulement le haut de son képi, et si la voiture allait particulièrement vite, il y avait de grandes chances qu’il s’agissait du roi. Il était logé à Udine et passait presque tous les jours pour voir l’état de la situation, et la situation s’empirait

Au début de l’hiver, une pluie continuelle s’était mise à s’abattre, et la pluie apporta avec elle le choléra. Pourtant, on réussit à l’arrêter, et, finalement, elle ne fit dans l’armée que sept mille morts.


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