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anticipation #50 | dans la salle d’attente

lundi 11 juin 2012


Dans la salle d’attente — chacun un endroit où attendre, qu’on vienne les chercher et leur dire s’ils peuvent encore vivre, ou non. À l’accueil, j’ai donné ma date de naissance, la seule trace de mon identité, pour qu’on puisse dire que c’est moi, et que je puisse dire : c’est moi, quand ils viendront me chercher. Au juste, j’aurais pu mentir, dire une autre date.

C’est un lieu anonyme, la raison pour laquelle on vient, ici. Devant ma date de naissance, on essaie de plaisanter, inutilement, bienveillance vaine, qui ne fait que souligner l’horreur de ma présence ici, de l’attente qui commence. Ça vous fait 28 ans ? Non, 29 ans – et j’ajoute, pour donner le change, oh, si seulement. Elle me regarde par en dessous, et dans un sourire, légèrement, vous avez encore beaucoup de belles choses à vivre, et de sourire davantage – c’est technique, clinique, mais ce qui me glace le plus, c’est qu’elle semble y croire. Il aurait fallu ajouter quelque chose, c’est pourquoi je ne dis rien. Prends le carton administratif, anonyme et personnel, qui sera mon identité ici, et m’assois, au fond, écrire cela.

Tout à l’heure on viendra me chercher, me prendre du sang. Dans une semaine, on me rendra les chiffres du sang, le sang ne mentira pas. Il dira si je peux vivre, ou si je dois mourir. Ce sera dans une semaine. Je pourrai dire un siècle, mais ce ne sera pas vrai. Ce ne sera jamais. Chaque seconde est arrêtée, immense. Quand lundi prochain viendra, ce sera d’un seul coup, dans une seconde semblable à celle-ci, qui viendra soudain. Mais en attendant, le temps est impossible, c’est une chose qui m’est refusée. Comme de dormir. Comme de manger, ou de lire le journal. De seulement être du monde, son habitant concerné par sa marche. J’attends.

Alors que j’écris ces mots, on appelle des numéros, j’attends qu’on dise le mien, 023. Bien sûr, la salle d’attente est pleine, je sais bien que ce ne sera pas avant une heure ou une heure et demi, mais chaque fois qu’on appelle un numéro, je lève la tête, j’arrête d’attendre. Je ne suis ici que pour déposer mon sang, et l’attente continuera – s’accentuera, après que le sang déposé déclenchera un processus que je pressens fatal, mais évident.

C’est le rêve, il y a deux jours, qui lance, comme une douleur, ce mouvement terrible, et la peur depuis ne me quitte pas. Le rêve disait la maladie, alors je suis malade. Le rêve disait, c’est fini – je viens ici pour l’apprendre, dans la bouche de la réalité, même si le rêve me l’a déjà dit. Le rêve ne peut pas se tromper, d’ailleurs, et depuis, cett pensée ne me quitte plus, cette pensée qui fore et dit je suis malade, je suis déjà mort d’être malade de cette maladie là, incurable, invisible.

Quand je croise les types dans la rue, je ne vois pas des hommes, mais des survivants. Et moi, je me dis : j’ai été incapable d’être survivant, j’ai été incapable de survivre à leur vie, à ma propre vie.

Dans la salle d’attente, on appelle invariablement ceux qui sont là pour le sang, et ceux qui sont là pour le chiffre du sang. Ce n’est pas la même chose. Je lève les yeux surtout pour ceux dont on va annoncer le chiffre. Je cherche dans leur regard les dernières secondes de la vie, et l’espoir insensé qu’il reste encore à brûler. Tout à l’heure ils entendront qu’ils vont mourir, cette maladie ne laisse aucun jour de répit à ceux qui savent ; un jour, ou deux, le temps de dormir une fois. On pourrait très bien ne pas savoir, et continuer de vivre, mais ce sera dans l’attente, et le temps mort, alors on préfère tous savoir, quand on fait ce rêve. Le rêve nous dit déjà ce qu’il en est. Il y a des rêves moins précis, et certains y vont seulement pour entendre la confirmation de la vie, mais le rêve aussi, dans l’imprécision, aura tout dit. Le frôlement de la mort aura rendu plus vivant, c’est une loi générale, banalité de la banalité.

J’attends encore, et c’est bientôt mon tour. La salle d’attente s’est vidée, je suis dans les derniers, évidemment. Il y a encore des types derrière moi, qui vont me survivre quelques minutes. Il y a toujours des types derrière soi, qui vous survivent, provisoirement. Dans la rue, il y a d’autres types, mais on n’appartient pas à la même humanité.

Dans la salle d’attente, ma dernière chambre d’écriture, je suis encore pourtant de ce côté-ci de la vie, provisoirement. La vie épuisée de n’avoir pas été vécue. J’aurais pu vivre je crois, j’aurais été à la hauteur de cette vie, oui, s’il n’y avait pas eu ma vie, précisément.

Mon rêve s’arrête sur une image, toujours la même depuis deux nuits, mes deux nuits d’insomnie où le sommeil ne vient qu’après l’épuisement total du corps. L’image, c’est celle, après la douleur, d’une plage de galets blancs, où je marche, enfant, les pieds glissants sur l’eau des galets, et comme apprenant à marcher, mes premiers pas posés sur le monde, la mer à droite, et une falaise à gauche, je tends les bras pour qu’on me soutienne, il n’y a personne. C’est le coda du rêve, répétitif, interminable, le corps malade qui avance, et que personne ne va relever, puisqu’au prochain pas, c’est sûr, je vais tomber, mais je ne tombe pas encore, le rêve ne cesse pas de répéter l’imminence de la chute, de l’appeler, de ne jamais l’exécuter.

Dans la salle d’attente, au fond, près de la fenêtre, j’écris les derniers mots de l’attente, avant de rejoindre le rêve. C’est mon tour. Non, pas encore, il me reste quelques mots encore, à arracher, de ce côté-ci de la vie, mais lesquels ?