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Koltès | Écritures du récit, une conclusion

Conclusion générale de la thèse

jeudi 22 novembre 2012


Est-ce qu’on finit une lecture ? Non — on l’arrête à un certain moment, un lieu intérieur, une page où on tente de fixer la spirale qui continue. Au lieu de mettre un point final, on ferme des guillemets là où la prise de parole se prolonge sous d’autres formes. Alors ici, fermer les guillemets.


Conclusion générale

Le monde en présence

À la droite, c’est le reflet du photographe et à la gauche, le reflet du reflet de je ne sais qui ou quoi. Avec tant de reflets mélangés à travers le miroir, que reste-t-il de l’homme [1] ?

Multiple et rapide, profuse et dense, secrète, éclatée, à bien des égards insaisissable, l’œuvre de Koltès n’est cependant pas de celles qui font de son mystère une opacité intimidante qui tient à bonne distance son lecteur. Au contraire. Il y aurait comme une ouverture généreuse au seuil de chaque texte et dans la langue, une force d’accueil où, à l’image d’une main qui saisit celui qui passe, la relation critique d’emblée se fait comme une entrée consentie immédiatement par l’œuvre, parce que tout dans l’œuvre l’y invite et règle son passage. Mais d’une image à son reflet, et du reflet de son reflet sur les surfaces d’un miroir mélangés de tant de reflets, ce premier pas dans l’œuvre établit le lecteur dans le trouble d’un miroitement singulier : « Il fait bien trop noir là-dedans pour que je passe », dit Claire à Fak à la porte du hangar de Quai Ouest. Réponse de Fak, définitive : « Il ne fait pas complètement noir ici puisque je te vois ». Claire peut résister, c’est avec l’arme même du miroitement et du reflet que l’œuvre réplique toujours : « Si tu passes là-dedans avec moi, je te parlerai de quelque chose à propos de quelque chose dont je te parlerai si on passe tous les deux là-dedans. »

Si la relation critique est cet affrontement entre le désir de savoir et le miroitement infini de ce qui se laisse voir pour mieux se dérober, ce jeu de reconnaissance et d’échange entre ce qui est promis et ce qui est obtenu prend chez Koltès l’allure d’un puits sans fond où ce qui se deale entre le sens et le mot réside dans ces jeux de miroirs, où ce qui se reflète ouvre à une image plus lointaine et moins sûre : et la voix que l’on perçoit est peut-être un écho, mais de quelle voix ?

Bien sûr, on dispose de quelques ruses. « Il y a des trous dans le plafond et dans les murs, il fait moins noir dedans que dehors à cause des lumières du port qui viennent de l’autre côté. »

Il y aurait d’une part l’œuvre qu’on interroge, d’autre part la vie aux lueurs de laquelle on l’interroge et qui vient s’interroger en elle, et de chaque côté le miroir d’une langue qui appelle et fore, et creuse dans ses propres profondeurs pour dire davantage ou autre chose que ce qu’elle dit. Mais les moyens qu’elle utilise pour se dévoiler la voilent encore plus quand il s’agit de faire d’une image, d’une fiction (d’un rêve égaré), les formes d’interrogation du monde. « Si tu fermais les yeux, comment c’est dehors noir ou pas noir, ça te serait égal, tu peux faire comme si c’est plein de lumière, que tu as simplement les yeux fermés, que je te conduis, qu’on passe tous les deux là-dedans, que tu les ouvrirais quand je te le dirais, et ce n’est même plus la peine de les ouvrir jamais. » — ou comment la fiction narre elle-même l’argument de sa séduction, et le jeu avec sa perception.

Du mouvement premier de la lecture quand on pénètre dans l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, on peut dire cette force d’entraînement par laquelle précisément on entre avec la confiance des repères posés assez rigoureusement pour qu’on s’y guide, et qu’on considère les lieux, avec le jugement sûr de celui qui va « d’une fenêtre éclairée, là-haut, à une autre fenêtre éclairée, là-bas, selon une ligne bien droite qui passe à travers [2] ». Mais est-ce quelque altération secondaire, ou précisément ce qui vient à travers, ou ce qui passe plus loin, ou plus haut, et dans la phrase une résistance, ce qui se refuse et accroît à la fois le désir et sa violence. « Pourquoi alors tu ne commences pas à me dire ici ce que tu as dit que tu avais à me dire ? » La réponse ne se fait pas attendre :

— Pas ici, là-dedans je te le dirai et je te donnerai quelque chose ensuite.
—  Quoi ?
—  Ensuite je te le donnerai [3].

C’est le change de l’objet en temps, du désir en durée différé, de l’espace en profondeur soudain redoublée, et des reflets qui se multiplient quand il s’agit de faire la lumière sur ce qui s’est joué, se joue, se déjoue. Plus tard, peut-être, l’œuvre délivrera quelque chose, ensuite, à celui qui se sera fait, peu à peu, au lieu, et, comme Claire à Fak, à celui qui aura concédé aussi quelque chose au lieu. Jamais pourtant le regard ne pourra s’accoutumer a ces lumières noires, ces trouées frayées par des rayons de lune ou de réverbère au pied duquel un homme accroupi attend. Si la perception de l’œuvre est saisie dans ce miroitement, ce double mouvement d’accueil et de trouble, c’est seulement en interrogeant aussi cette perception que le miroitement pourra être perçu comme tel, et l’œuvre approchée.

Aborder l’œuvre de Bernard-Marie Koltès dans son ensemble, œuvres théâtrales, romanesques, cinématographiques, proses brèves, nouvelles, articles, et péritextes, mais aussi paratextes, entretiens et correspondances — considérer comme œuvre, tout ce que Bernard-Marie Koltès a écrit, et qui été publié —, c’est entrer dans une telle relation critique. C’est accepter ce miroitement non pour s’y perdre mais pour le faire jouer, et travailler celui-ci non comme un piège dressé mais comme un outil capable de déceler dans l’œuvre ses mouvements, ses agissements, le déplacement comme puissance d’engendrement.

Puisque l’œuvre est désormais établie comme telle, masse de textes que la critique depuis plus de vingt ans désormais a su baliser en dégageant quelques-unes des orientations les plus importantes, œuvre établie aussi dans sa totalité, offrant une vue sur un panorama maintenant déterminé avec quelques précisions, le temps de son appréhension globale est venu et avec lui celui qui permettrait d’organiser ces orientations. Mais, précisément, maintenant que tous les textes sont édités, il a fallu se défaire de deux discours sur l’œuvre : celui de la critique, et celui de l’auteur. Parce que la première a reçu cette œuvre dans un temps construit par les contingences des créations, elle s’est le plus souvent établi selon une chronologie de la réception : considérant dans l’ordre d’abord les pièces montées par Patrice Chéreau, d’une fulgurance accomplie ; puis les textes publiés aux éditions de Minuit, écriture qui pouvait informer les spectacles ; enfin, les éditions régulières des premières pièces, qui documentaient l’œuvre à venir, c’est-à-dire, passée. Dans cette appréhension où les pièces anciennes devenaient publiques après les œuvres récentes, c’est tout un regard biaisé qui se faisait, mais dont le biais portait en lui une justesse inestimable, celle qui accueillait des essais de jeunesse comme tels, celle qui surtout construisait le statut d’auteur de Koltès, qu’aujourd’hui personne ne conteste. Le deuxième biais portait sur le regard de l’auteur lui-même, qui dans les entretiens joue avec ce statut qu’il bâtit aussi, de l’intérieur de son œuvre, et contre elle aussi en partie. Jeu sur les origines déplacées, jeu sur un discours déplacé de l’œuvre, jeu enfin sur tout ce qui pouvait permettre de lui faire échapper à une assignation : Koltès écrivit là, peut-être, avec les journalistes, l’une de ses pièces les plus réjouissantes, les plus secrètes.

S’il a fallu remonter ces biais et essayer de les mettre à nu, ce n’était pas pour invalider l’un et l’autre regard, au contraire : ces constructions de l’œuvre par la rétrospection et depuis le point de vue des années 1983-1988 possède non seulement sa cohérence, mais aussi sa pertinence. C’est là que l’œuvre sans doute se saisit au plus juste d’elle-même, au plus près de ses forces, au plus vif de ses armes. Mais en choisissant de se placer, comme on l’a fait, au niveau du geste d’écriture, à sa racine d’impulsion, c’est une autre œuvre qu’on a voulu mettre au jour, et sinon dévoiler, du moins explorer les mouvements de sa création. Le choix de la radicalité du geste, fait en conscience contre l’élaboration d’un point de vue en surplomb, nous a permis de replacer les discours critique et auctorial à leur place : en biais.
Dans ce dégagement, et ce positionnement, les catégories formelles et génériques devenaient inaptes à pouvoir rendre compte de l’œuvre. Ce qu’il importait de saisir, puisqu’on prit le parti d’embrasser l’ensemble de la production, c’était la transitivité du geste d’écriture, quelle que soit la forme. Koltès écrit. S’il écrit du théâtre, c’est aussi dans la mesure où il écrit du roman, des nouvelles, et des proses libres. Et si l’on considère ce geste sur ce plan de transitivité, chaque composition occupe une place relative à toutes les autres, et c’est ce territoire relatif qu’il fallait envisager, dont il fallait comprendre les champs de force et d’énergie. L’approche ne pouvait qu’être trans-générique, et pluri-disciplinaire.

Mais comment dès lors l’unifier ? Le risque était de faire de chaque texte l’œuvre isolée de l’œuvre, et si Koltès a travaillé la singularité de chacun de ses textes jusqu’à épuiser l’expérience qui les conduisait, comment en parler ensemble ? Deux éléments finalement les réunissent. La première, c’est le nom sur la couverture de ces livres, identiques : le nom propre de l’auteur, qui décide par ce geste d’accueillir cette totalité en son nom, et c’est au nom de la littérature comme geste qu’il les endosse, et de la vie comme expérience qui les a produites au lieu de son corps et de sa langue, qu’il en accepte l’unité. La seconde ne pouvait être fournie que par un outil de lecture extérieur à tous les genres : ni dramatique (au risque d’imposer une grille de lecture dramaturgique sur des œuvres qui ne sont pas théâtrales), ni romanesque, ni thématique. Ce ne pouvait être qu’un levier poétique, appartenant au champ de la poétique de composition. Or, il est un enjeu qui appartient à la fois au discours de l’auteur et qui cependant est discuté par l’œuvre, une question qui traverse chacune des pièces différemment et dans une même puissance, une structuration qui irrigue à travers les thèmes et les motifs l’exigence de composition et qui est l’épreuve même de l’écriture. C’est la notion de récit.

Notion, et non concept ou structure conçue a priori, le récit, simplement, pauvrement entendu comme le fait de raconter une histoire (et l’histoire ainsi racontée) est cette prise d’entrée qui a pu nous permettre de parler de tous les textes, au-delà de la question de genre, et in fine d’en examiner le mouvement. Soit qu’il faisait violence à la question du récit, soit qu’il la rétablissait tout aussi violemment, chacun des textes pouvait être sujet à cette prise de vue, susceptible de recevoir cet éclairage et d’être visible à son développement, parce que Koltès, comme tous les romanciers qu’il admire, ne reçoit pas le récit comme une donnée, plutôt comme un usage qu’il faut travailler aussi contre lui. C’est parce que le récit est pour l’auteur une question, et en même temps l’outil du questionnement, qu’il a pu paraître essentiel pour rendre compte de l’œuvre et des œuvres, pour l’interroger, les interroger.

De là, la nécessité de commencer le travail en établissant le territoire d’écriture de l’œuvre, en cartographiant au plus précis son champ d’expansion. On ne pouvait le faire qu’en suivant, texte par texte, leur écriture. Car pour comprendre dans quelle mesure la question du récit affectait chaque texte, il fallait voir comment chaque texte s’inventait, d’où il prenait naissance et sur quel espace il se déployait. Ce qu’on a appelé la génétique de l’écriture du récit était la saisie de ces naissances, successives. Le paradoxe qui se dégageait pouvait ainsi avoir quelque cohérence : chaque texte obéissait à des lois propres d’organisation, à une ambition formelle différente, à un enjeu existentiel singulier, mais d’un texte à l’autre une articulation essentielle pouvait se lire aussi, et dessinait comme une trajectoire narrative, un récit de l’écriture qui était celui de la réécriture, d’une écriture continuée.

En suivant, une année après l’autre, un texte après l’autre, l’écriture, c’est l’articulation de la vie et de la littérature qu’on a cherché à interroger, et des expérimentations à Strasbourg, avec le Théâtre du Quai, aux premiers voyages, des impasses et des errances à l’invention de la langue, d’abord contre soi dans le monologue de La Nuit juste avant les forêts, puis contre le monde avec la trouvaille de « l’illusion de l’hypothèse réaliste » pour Combat de nègre et de chiens, via l’itinérance africaine et américaine, et jusqu’à l’élaboration dans le compagnonnage avec Patrice Chéreau des cinq chefs-d’œuvres de la décennie 1980, soutenue par l’écriture souterraine et secrète de textes en apparence mineurs, mais qui racontent aussi le désir profond d’une écriture affranchie, de cinéma et de roman. Une trajectoire qui n’est pas une ligne claire, mais qui possède, dans ses hasards, une volonté farouche de s’imposer comme écrivain, et de tout sacrifier à cela, dès la décision prise à vingt ans d’accepter d’en payer le prix, de consentir à certaines morts pourvu que soient arrachées certaines naissances. Dès lors, comme écrivain, c’est la vie même qui devient matériau de l’écriture, c’est à elle qu’il vient puiser les ressources pour en faire récit — ainsi que le disait Faulkner :

Je dirais que l’écrivain a trois sources : l’imagination, l’observation, l’expérience. Lui-même ne sait pas ce qu’il prendra à chacune et à quel moment, parce que chacune de ces sources ne sont pas elles-mêmes très importantes pour lui. Il peint des êtres humains et emploie ses matériaux en les prenant à ces trois sources comme le charpentier va dans son cabinet de débarras pour y prendre une planche qui doit faire l’affaire pour un coin de sa maison [4].

Impossible ainsi de se poser la question du récit sans interroger la reformulation de sa source — car chez Koltès, il ne saurait y avoir d’écriture sans une contrainte forte qui l’exige : le récit est toujours contraint parce que ce qui l’a provoqué ne pouvait demeurer sans réponse. Réponse à la littérature, d’abord — trouver sa langue en travaillant celle des autres —, réponse au monde ensuite — les premiers voyages imposent un retour à soi qui permet de raconter ce rapport au monde dans la langue ainsi trouvée. Pour lui, il ne s’agit jamais de raconter une histoire, son histoire, mais « un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits » : des cris des gardes autour des chantiers coloniaux du Nigeria 1036 au visage de Roberto Succo placardé dans le métro 1037, du jeune ouvrier rencontré à Paris en 1976 1038au dealer-mendiant croisé quelques secondes à New-York en 1983 1039, des secousses de la guerre autour du quartier arabe du Metz de l’enfance 1040 à la lumière traversant les hangars désaffectés de l’Hudson River 1041, chaque texte trouve sa solution (chimique) dans une image (ou bruit, lumière, lieu, émotion : désir) qui fixe la nécessité ensuite et de la raconter à distance (mais à quelle distance ? C’est au récit à chaque fois de la mesurer et de la rejoindre en partie). Raconter cette image vécue, ce n’est pas la redire dans les termes de l’expérience, c’est la dérouler ou la reprendre, non pas la comprendre, mais l’habiter surtout pour, en la mettant à mort dans l’écriture, la revivre infiniment. Cela passe par des procédures de déplacements et d’intensification, de décentrement et d’articulation entre continuités et discontinuités.

C’est donc dans un deuxième temps de l’étude qu’on a pu dégager ces poétiques de l’écriture du récit : sa fabrique, son artisanat de charpentier, ou plutôt de cordonnier, pour reprendre une image chère à Koltès. Avec Paul Ricœur, dans sa lecture d’Aristote, on a cherché à déceler les logiques propres à cette écriture. Dynamiques de mise en durée contre condensation de présence ; dialogisme contre monologisme ; matérialité d’un ici contre désir d’un ailleurs — ce sont des jeux d’oppositions ou de tensions qui fabriquent une poétique, non pas contradictoire, mais traversée par de féconds hiatus, des brisures qui toutes peuvent sembler rejouer la coupure fondamentale que Koltès érige entre l’art et la vie. Le récit, chacun de ses textes le répète, ne s’identifie pas au réel, et ne peut se faire qu’en travaillant une multitude de processus de désidentification, de déréalisation, de déliaison. Déchiré fondamentalement, le récit ne se contente pas de n’être pas la vie, il ne cesse de dire qu’il ne l’est pas, qu’il ne saurait l’être sans cesser d’être récit.

Les poétiques des textes de Koltès obéissent ainsi plus ponctuellement à des dynamismes de mouvement interne, qu’on a pu déterminer en termes de rapports : rapports de vitesse, rapport d’échelle, rapports d’intensité. Ce sont ces rapports qui permettaient le franchissement de certains seuils, comme on parle de rapport dans la mécanique automobile, métaphore privilégiée pour parler de désir et d’amour. Quand on change de rapport, on passe un seuil : on bascule sur un autre plateau. Les poétiques du récit sont travaillées par cet enjeu du franchissement, ou du passage : peu importe d’où l’on vient, et où va — il faut passer. C’est à la fois le mouvement propre des personnages et celui de la structure des récits, qui organisent ces basculements comme « les lois éternelles en mécanique », qui sont autant de « conneries provisoires [5] » — lois de poétiques qu’on pose comme intangibles au moment où les corps mis en mouvement obéissent à leur principe, mais qui, dès la prochaine pièce, seront bouleversées.

Enfin, si le récit est essentiel, ou plutôt incontournable, ce n’est pas seulement pour des raisons autobiographiques d’écriture de soi, même dans l’écart opéré par la fictionnalisation, mais c’est parce qu’il est la forme essentielle de la perception du monde, qui n’apparaîtrait sans cela qu’en images purement affectives, et la formule principale de sa représentation, qui est une manière de se l’approprier. L’outil technique du récit est donc lui aussi un rapport du monde, une manière de l’envisager, une façon sensible de le voir et de le vivre. Le récit serait donc une élaboration et une formulation d’une position par rapport au monde, une localisation symbolique des enjeux du réel et de ses forces d’affrontement : une technique d’approche permettant de situer le monde en même temps que de se situer par rapport à lui. En cela, il engage un espace nécessaire qui permet son usage — usage du monde qu’intensifie l’écriture et qui ouvre à la possibilité d’une éthique.

C’est cette éthique du récit qui a été finalement travaillée, parce qu’elle est le sens même de cette écriture. Dégager une anthropologie de son geste permet d’en déterminer les appuis, les puissances, et les désirs. C’est sur le champ de l’altérité qu’on l’a envisagée parce qu’en tout cette tension anime le récit. Autre, l’auteur s’est rêvé pour écrire, et c’est autre qu’il écrit : autre se pense-t-il politiquement, et autre se conçoit-il dans sa langue, dans son corps, dans sa culture. C’est confier enfin la parole à l’autre, investir des territoires autres, traquer dans la langue son autre langue, qui fait du récit cette force d’invention d’un autre possible. Mais c’est précisément en tant qu’il n’est pas autre, qu’il habite un corps, un pays, et une langue qui ne sauraient être l’autre corps, pays et langue, que Koltès éprouve son écriture. Si ces déchirures sont évidemment source de violences intérieures, de scandales même, d’une interrogation profonde et non dénuée de noirceur sur ce qui fonde l’être de l’auteur, il n’y a pas d’écriture hors de cette déchirure. C’est moins pour la réduire qu’elle s’écrit, et au contraire, le récit vient se placer au lieu même de cette déchirure, pour la localiser, la fouiller, la raconter — et raconter dans le même mouvement les déchirures d’un temps.

Car Koltès fait du récit l’instrument qui lui permet à la fois de dire sa singularité et de confronter son époque à elle-même. Œuvre qui porte le souci du monde, elle renonce cependant à faire du contemporain un thème — nouvelle déchirure, elle lui offre la possibilité cependant d’échapper à l’assignation temporelle : récit de son temps, mais qui ne s’identifie pas à son actualité, elle travaille un contemporain problématique, intempestif, inactuel. Le récit de Koltès se saisit pourtant du monde dans un temps privilégié, celui qui lui apparaît comme une fin : ce qu’il raconte n’est pas tant le monde en tant que tel, que cette appartenance à ce temps, dans lequel l’art vient s’achever infiniment, et l’art théâtral singulièrement. C’est en cette fin que Koltès fait du récit une question politique et une scansion esthétique, et donne à son théâtre pour tâche d’affronter plus directement ces fins inachevables, de rassembler autour de lui des communautés qui ne le sont plus, ne croient plus au mythe de la communauté politiquement réalisée. Car, selon lui, le théâtre lui-même est dans la fin de son histoire : art « futile » désormais, en regard du monde, art coupé d’un rôle politique ou religieux, et qui n’a pour lui que la force de ses histoires pour se nommer et nommer le monde qui se sépare de lui.

C’est ici que l’on peut comprendre pourquoi Koltès revient malgré lui presque vers le théâtre, et pourquoi aussi il s’en détourne, tout aussi malgré lui, et sans ordre, mais dans un mouvement de balancier qui ne cessera pas. Parce que le théâtre est l’espace qui rejoue toutes les coupures, il est impossible d’y rester assigné — parce qu’il est la langue d’une communauté perdue, il est dangereux de vouloir la refonder comme auparavant. Mais parce que la blessure est l’endroit qui donne possibilité au récit, et parce que la communauté peut se fonder ailleurs et différemment dans l’instant d’un don et d’une présence, alors il est aussi le territoire toujours en conquête de l’écriture. Celle-ci cherche à s’éprouver ailleurs, dans d’autres formes littéraires, peut-être pour faire du théâtre un espace sans cesse retrouvé, qui fera ensuite de l’écriture de roman ou de prose, l’objet d’une autre conquête.
En tout, ce qui importe, et c’est l’éthique ultime, est de dégager la possibilité d’un récit de la beauté. Non la beauté nue, exsangue à bien des égards, d’un verbe lancé purement sur l’espace de la page, mais la beauté déployée en durée, capable de mondes susceptibles à elle seule de renouveler les corps, les langues, ces mondes.

Raconter la beauté, c’est lui trouver des histoires qu’elle pourrait peupler, c’est surtout dresser pour elle seule des champs de force. Finalement, ce que cherchera à dégager Koltès, ce sont ces nouveaux territoires d’appartenance : ceux que l’on reconnaît sans les avoir jamais vus, des fictions qui nomment le monde comme il l’est trop et comme il ne doit pas être, comme il ne l’est pas assez et comme il pourrait être.
Alors, « avec tant de reflets mélangés à travers le miroir, que reste-t-il de l’homme ? » Ce qu’il reste, c’est peut être le secret du corps qui a produit ses reflets, mais la recherche des origines n’aboutit qu’à la mise en examen de causes arbitraires, et l’on risque de se retrouver au mieux face au mystère de son évidence, au pire devant un tas de cendre qui ne raconte rien. Ce qu’il reste, c’est peut-être plus sûrement la fuite des images de cet homme, images multiples émanées de lui qui le doublent, le redoublent, l’évanouissent dans des images qui finissent par ne plus lui ressembler, mais à peupler l’espace d’un dehors qui raconterait leur surgissement et leur mouvement.

Mais plus que des images éparpillées, ce qu’il reste est un récit d’appartenance, où sont désignés au lieu où s’avance le récit des territoires reculés de soi et du monde soudain mis à portée, et qui, ainsi nommés, peuvent permettre que soit nommé aussi le fait d’y prendre part. Et dans la langue qui dresse ces espaces, le récit qui les déploie, il y aurait alors ce qui se partage, ce qui se donne et s’échange, ce qui au lieu du récit nomme le lieu où nous sommes.


[1Carte postale à Josiane Koltès, 1989, repris in Lettres, op. cit., p. 522.

[2Dans la Solitude des champs de coton, op. cit. p. 13

[3Quai Ouest, op. cit. p. 28 (et p. 25-27 pour les citations précédentes).

[4William Faulkner, Entretiens à l’Université de Virginie (1957), in Entretiens, Gallimard, 1964

[5‘Un hangar à l’ouest (notes)’, in Roberto Zucco, op. cit. p. 132.