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Anticipations & Affrontements | écritures numériques

lundi 21 janvier 2013



— Anticipations, rééd. janv. 2013, nouvelles — présentation par l’éditeur
— Affrontements, déc 2012, récit — présentation par l’éditeur


C’était deux longues traversées, parallèles, et les hasards sont étranges, mais il faut en prendre mesure. Ces dernières semaines paraissent coup sur coup aux éditions publie.net deux textes écrits ces derniers mois, années — fin décembre, Affrontements, et début janvier, une nouvelle version d’Anticipations.

Deux projets si différents, si semblables — et qu’ils paraissent en même temps ou presque, cela dégage pour moi des lignes de force qui fraient davantage : on n’écrit pas dans le souci de construire des cohérences, mais seulement poussés par l’exigence intérieure, et la volonté de la justesse (celle ligne à ligne, seul horizon) ; deux textes qui sont pour moi deux manières d’envisager l’écriture numérique, ses relations avec l’écran, le dehors et la vie ; sa publication, ce que cela clôt, et ouvre.


Affrontements
« L’ennemi qui est ta structure, force-le à se découvrir. »

C’est un projet qui prend naissance à l’été 2011 et m’occupera un peu moins d’un an : ouvrir un blog, anonyme, sur un nom de domaine que j’achète : affrontements.net. À cause de Michaux : pas seulement pour le titre de l’œuvre, mais pour ces proses brèves sur enjeux circonscrits qui prennent place dans le corps ou sur les villes, et comment les rapports de force intérieurs jouent sur la totalité d’un rapport au monde.

Soit donc ce mot affrontements : ce qu’il implique en termes de combat, ceux qu’on se livre à soi, ceux qui partout sont légions aussi. Il n’y a qu’à ouvrir un journal, ce matin. Les combats minuscules de nos vies, les affrontements dans nos pays, et partout ces luttes : comme une manière de comprendre l’histoire, intime, politique, les articulations.

Dans ces mois, le mot sert de levier : pas question de faire roman, de commettre ces fresques pseudo-historiques ou militantes, d’avoir un avis. Seulement, texte après texte, trouver une langue qui soit elle-même ce rapport de force, des langues successives aussi. Je me déleste de la fiction cohérente, ce tout organique qui me paraît alors si artificiel : préfère la plongée dans cette langue.

C’est, sans le savoir, du côté du théâtre que j’irai : des prises de parole à des corps. Une lecture de Racine (une certaine lecture de), aussi.

Dans l’organisation du blog, s’impose une structure par boucles et spirales, cercles concentriques qui font retour et se déplacent. Des séries pour diffuser les enjeux, et surtout concentrer la prise de parole et mieux la pulvériser. Sur un blog, c’est presque intuitif, on a tous l’habitude de cela : des agencements par rubriques, ou, ici, tags, mots-clés. Alors, ce seront cinq entrées, cinq prises sur le mot affrontement :

— un journal : carnet de bord des affrontements (je pensais à un certain état du manuscrit de La Route de Julien Gracq)
— un récit : dérouler la ligne du temps, dans le temps présent d’une narration qui ne cesse de se faire et se défaire, déborde, que le temps vient recouvrir.
— un lieu : où s’affronter ? Quelles rues ? Quelles villes ? Et quelle lumière sur ces rues qui permettent, favorisent (produisent) les affrontements ? On dispose de topographies mentales aussi, d’espace de pensée et de chair.
— un visage, une voix (un visage n’est pour moi jamais séparé de sa voix) : le visage qui reçoit les coups, et la voix qui vient les dire, ou est-ce qui les porte, et comme on porte la voix, quels mots pour décrire, cela simplement, pure extériorité fragile, exposée, nue.

Cinq fils, donc. Mais quand une première série de ces cinq textes est bouclée, une boucle recommence, et reprend le fil : de nouveau, un texte de journal, du récit, un lieu, un visage (une voix). Et cela répété encore et encore.

Sur Twitter, un autre fil— interventions brèves ici aussi, pour prolonger, déplacer, pénétrer davantage. Les textes de ce fil demeurent sur le fil, et ne seront pas repris.

Finalement, une boucle après l’autre, un texte, sans qu’on le prépare, achève l’ensemble : c’est fini. On ne le savait pas avant, mais c’est ainsi : il faut arrêter. Le blog est encore en ligne, mais le projet est terminé.

Quand François Bon annonce le projet d’une collection de textes courts, je lui soumets l’adresse du blog, c’est presque un an après l’ouverture. Il confie les clés de la mise en page à Roxane Lecomte. L’idée, c’était de reprendre cette architecture qui rompt la linéarité, ou plutôt qui en fait usage libre par ces successions qui s’enchaînent moins en fonction d’un récit absent que sous les lancées de langue qui prennent appui sur des territoires précis.

Suis très vite époustouflé par sa proposition : deux navigation possibles sont proposées à la lecture sur tablette : une entrée par jour (et on lit les textes dans l’ordre chronologique de l’écriture, qui reste important tant le projet a dévié, suivi sa propre pente, entraîné par sa vitesse), ou une entrée par les fils thématiques. À l’intérieur, la question même de la page est réinventée par la structure : la tablette présente l’espace d’un texte, et pour passer à un autre texte, il faut changer d’espace. Que le texte soit très court, ou très long, c’est un espace de lecture autonome. L’unité, c’est désormais le souffle de langue, et non plus la page d’un livre aux critères toujours arbitraires en fonction de son format d’édition ; l’unité de fragmentation du texte, c’est le texte lui-même comme fragment de son tout : le texte trouve là espacement en son espace, et liberté dans son autonomie, force de déplacement dans sa plasticité qui répond enfin à sa logique d’écriture.

Merci mille fois à Roxane : le codage d’un epub est un artisanat d’invention, une technique qui n’est pas reproduction de format construit a priori, mais ajustement permanent à une écriture : le codage en somme est un geste d’écriture qui fait de l’espace du livre un territoire de langue accordé à sa lancée. C’est l’autre leçon de ces Affrontements, pour moi ; la possibilité d’un écrire numérique qui fasse de l’espace l’enjeu même de sa diction.


Anticipations
« ce qu’allait être ce monde qu’on bâtissait et cette histoire qui s’engendrait de ces corps »

C’était une phrase de Saint-John Perse, et l’envie, le besoin après la longue plongée dans « Où que je sois encore… de reprendre pied dans des récits brefs, juin 2008, d’une narration outrée avec figures et images contemporaines d’un basculement ; comme au bord du vide : prendre le temps de regarder le vide. C’était cette phrase de Saint-John Perse donc, plus qu’une littérature de science-fiction dont je reste étranger :

Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, la poésie est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L’amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation.


C’est aujourd’hui la quatrième réédition. En janvier 2008, sept textes sont mis en ligne (il s’agit alors du 124ème ouvrage publié) ; en janvier 2009 vingt-quatre avec des images, en janvier 2010, quarante, dans une nouvelle mise en page pour tablette, (en septembre 2010, une version courte de six autres nouvelles, séparées de l’ensemble, est mise en ligne dans le cadre d’un partenariat avec ebouquin) et en janvier 2013, c’est ainsi cinquante-et-une nouvelles d’anticipation, complètement révisées et adaptées aux nouvelles formes de la lecture numérique qui sont proposées aux éditions publie.net.

Dans le cadre d’une publication au sein d’une maison d’édition traditionnelle, imprimé, le recueil édité n’aurait ensuite sans doute jamais pu prendre cette forme évolutive. La liberté et la force du numérique tiennent ainsi beaucoup de cette plasticité dans l’ajout et le prolongement d’un projet qui possède sa cohérence aussi dans sa transformation.

Une nouvelle après l’autre sur un même territoire d’anticipation au passé ultérieur, l’avancée dans un monde où le fantastique des visions prend appui sur le réalisme radicalement neutre de la narration ; où le levier de déplacement du réel m’est quasi-photographique : simplement enregistrer un tremblé du monde et assister au déroulement de la dérive, la noter, en sismographe.

Cinquante-et-une nouvelles publiées à chaque fois dans mon site et que le livre ici rassemble après les avoir révisées, complétées, modifiées — la mise en page de Roxane Lecomte, avec une nouvelle couverture, prend acte de la singularité de chaque texte (aucune continuité narrative explicite) en organisant sur la page le texte dans son espace non-poreux aux autres. Et si le texte n’est pas justifié à droite, c’est aussi pour laisser de l’espace de respiration à des blocs continus de récit quasi sans alinéa.

Dans tous ces textes, une question politique (me semble de plus en plus présente, urgente) : nous sommes en ces temps de détresse sans autre recours que l’invention d’un réel ; et la tension entre le fantastique et le réalisme n’est pas une fuite, une reconquête plutôt, celle de territoires que le pouvoir nous laisse en friche.

Depuis un an, mon projet autour de Saint-Just traque ces territoires aussi, plus frontalement peut-être, mais par la poésie (fabrique du Pecha Kuchua).

Dans l’anticipation, on est autorisé à tous les possibles par le levier narratif qui exagère un point de détail du réel pour le recomposer : ce qui se passe quand il pleut des centaines d’années ; quand un médicament pour dormir des semaine est trouvé ; lorsqu’un rêve fait par tous dessine un point de rendez-vous dans la nuit ; lorsqu’on se met à brûler les morts par millions ; lorsqu’on fait la guerre à des pays qu’on ignore, et qu’on en vient à oublier ces guerres, jusqu’à l’appel ; lorsque par désœuvrement toute une jeunesse invente ce jeu de traverser en courant les autoroutes yeux fermés, en pleine nuit.

C’est une manière de reprendre possession du présent, évidemment. Alors cette publication, au présent : ces publications — comme le signe d’une présence toujours renouvelée, d’un souci de cette présence.

Il y aura d’autres nouvelles, d’autres rééditions, et déjà je songe à une mise en page qui obéirait à d’autres règles que chronologiques — des espaces d’intersections. Projet en cours.

Si le numérique a du sens, c’est pour moi dans ces réinventions : pas question (pour moi en tous cas) de publier des pdf qui trouveraient mêmes formes, mais imprimées. Si je crois peu au texte enrichi, j’ai foi davantage au texte ajouté, repris, redisposé, réinventé lui aussi dans le temps d’une présence permanente aux nouveaux outils, aux nouveaux formats. J’ai quelque réticence aux récits hypertextes : mais si la narration l’exige, c’est un espace possible.

Pas un hasard enfin si ces deux textes touchent de près ou de loin au fantastique, aux combats ; s’ils ouvrent le web au livre, et si le livre est un dépôt du web comme une manière de le recommencer et de l’initier. L’espace numérique est lié pour moi autant à la compréhension du monde qu’à sa fabrication continuelle : un rêve qui tient plus de Borgès et Michaux, que S. Jobs ou B. Gates — une bibliothèque qui forme des rues, et des trottoirs, et ces escaliers immenses qu’on emprunte et qu’on ne rend pas, ou alors pour les faire coulisser contre le monde.