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Lieu | Bergounioux lieu public #4
dimanche 15 janvier 2017
Atelier d’écriture proposé par François Bon sur le Tiers Livre– Cycle d’hiver sur le lieu.
— Présentation du cycle
— Première proposition : lieu point-virgule lieu
— Deuxième proposition : un mouvement, mais sans verbe
— Troisième proposition : à chacun sa rue VilinQuatrième proposition : L’inévitable proposition Bergougnioux. C’est à partir de Brune – ou plutôt à partir de l’incitation de l’écriture du lieu public, dont Brune illustre à merveille les possibles et les puissances. Qu’est-ce qui fait qu’un lieu public est dépositaire d’une charge intime, collective et singulière ? En quoi le lieu public est constitué par des rituels amont dont on se réapproprie et l’usage et les formes ? Et puis, surtout, dans quelle mesure l’espace intermédiaire qu’il dresse est pour chacun peut-être plus décisif, et dans l’écriture évidemment, que ce à quoi il conduit ? C’est une suite de mystères et d’évidences, et c’est aussi un levier fascinant pour soulever intérieurement cet enjeu de la ville comme suture et déchirure. Pour moi, impossible de faire l’impasse sur le théâtre, ou plutôt sur les chemins qui m’y conduisent. Et comme cet atelier est l’occasion de faire un point sur le passé, retour sur mes rituels de théâtre des années antérieures : à Paris, les théâtres que je fréquentais, c’était surtout ceux des banlieues proches. Retour sur ces lieux, qui sont des trajets et des émotions aussi, des façons de se préparer. J’ai suivi scrupuleusement la consigne, comme toujours, jusque dans le retrait du je : et jusque dans la liste de 5 lignes de lieux qui auraient pu conduire à un texte – sauf que j’ai triché (comme toujours), et j’ai rassemblé dans mon texte les routes vers tous ces théâtres qui forment pour moi une seule expérience. Reconnaissance de nouveau à François pour désigner les espaces d’écritures capables de reprendre ces chemins.
[/des théâtres aux bords de la ville
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… théâtres de Nanterre (Amandiers), d’Aubervilliers (La Commune), de Bagnolet (l’Échangeur), de Montreuil (Nouveau Théâtre) de Sartrouville (TSY), d’Ivry (TQI) de Saint-Denis (TGP), de Sceaux (Les Gémeaux), de Gennevilliers (T2G), d’Alfortville (Théâtre Studio), de Vincennes (La Cartoucherie), de Bobigny (M93)…
Ils ont encerclé la ville.
Sur ses bords, on a parsemé le chemin de ronde de quelques théâtres comme autant de miradors, mais pour voir quoi ? la ville en deçà, ou l’horizon qui la cerne au-delà et la menace ? ou l’intérieur de nous-mêmes, peut-être ?
Pour rejoindre, on sort : on descend même. Métros qui glissent le long des souterrains — il faut croiser les types qui rentrent chez eux après la journée quand la nôtre commence, le soir tombé. On ne s’observe même pas : simplement, on se croise. Le ballet déjà organise les déplacements qui s’amorcent.
Quitter le centre : c’est le mouvement premier de ces soirées — il porte en lui la politique manifeste d’un écart. « Au centre, rien ne bouge plus. Les mouvements ne sont issus que des marges », disait Heiner Müller. Les théâtres du centre, on les laisse ainsi volontiers aux abonnés, ceux des formes consensuelles et mortes déjà. On va dans les marges d’un monde : « Marges : Le blanc qui est autour d’une page écrite », note Littré. On est plein de désirs pour le blanc des pages qui restent à conquérir, et rempli de morgue tenace pour ce qui est déjà écrit. Littré ajoute : « En général : bord. Les marges d’un chemin. »
Ce chemin finit par remonter. Souvent, on est au bout de la ligne du métro : c’est un autre symbole qu’on emporte avec soi toutes ces nuits. Il faut aller après la fin telle que l’ont dessinée ceux qui ont bâti et pensé la ville. Après la fin, c’est une autre ville, toute faite de routes immenses et d’immeubles hauts, en rangs serrés. À Nanterre, on tourne le dos à la très haute ville de la Défense, on est comme dans son ombre : on s’éloigne. On ne fera que s’éloigner, pour approcher.
Il faut alors marcher.
À Nanterre, ou à Vincennes, il y a ce qu’ils nomment des navettes (Littré : Fig. et familièrement. Faire la navette, aller et venir.) Un bus va et vient entre le métro et le théâtre. On ne voit jamais la navette : il est toujours trop tard ou trop tôt. Et on a grand besoin de marcher : rejoindre, c’est le mot.
À Gennevilliers, ils ont peint sur le sol des traces de pas jusqu’au théâtre. À Nanterre, il faut passer par un parc : on pense aux récits du Moyen Âge, ces guerriers qui devaient passer par les forêts pour que l’aventure ait lieu. Le parc de Nanterre est d’une propreté qui récuse tout merveilleux. Et les guerriers sont notre contraire absolu. Il y a un lac artificiel. Et des animaux qu’on imagine artificiels aussi. On marche dans ces pensées.
Saint-Denis est un autre territoire : c’est une ville de bars et de types qui sont assis devant, qui parlent. L’église est très ancienne. On voudrait vivre ici. On voudrait vivre partout dans ces villes le temps de rejoindre le théâtre ; après ce sera différent.
Dans toutes ces villes, on est dans l’épaisseur âpre de la banlieue, le soir au moment où la nuit vient. Ces villes du ban : du bannissement. À Aubervilliers et Montreuil, les vendeurs de kebab sont les mêmes — comme les commissariats qui ressemblent aux médiathèques ou aux écoles : des façades de verres. Architecture des villes le soir, qui est celle de ce monde : transparence de surface, opacité de profondeur, malgré les vitrages uniformes on ne voit rien à l’intérieur. On passe, on est en retard.
À Bobigny, on suit le boulevard Maurice Thorez qui mène au le boulevard Lénine (une parallèle à l’avenue Karl Marx de l’autre côté du square des Poètes) : on est arrivé. On n’oublie pas qu’on est dans la ceinture rouge.
Les théâtres qu’ils ont bâtis, dans ces banlieues, sont des bâtiments. On ne reconnaît rien d’un théâtre — étrange, pour un mot qui dit à la fois le lieu et ce qu’on y fait (« Littré : Le théâtre de Bordeaux passe pour le plus beau théâtre de France. » Rien qui ressemble moins au théâtre de Bordeaux que ces théâtres de Bagnolet ou de Montreuil). Édifice qu’on ne regarde pas. À Nanterre, ils ont écrit le mot théâtre en rouge, en immense : c’est cela seul qu’on voit. On est déjà rentré.
On a tous un rituel. Il est toujours différent. C’est donc le contraire d’un rituel, mais malgré tout, on tient à ce mot : de rituel. Rentrer dans le théâtre et aller boire un verre de mauvais vin.
Il y a la solitude qui commence, qui écrase d’autant plus que le théâtre est censé être le lieu de la communauté. C’est aussi par là qu’il est celui de la solitude : celle où la communauté se déchire. Ils viennent en groupe et en ami, mais c’est toujours seul qu’on est dans un théâtre, la preuve, on s’isole déjà, on a ramené un livre, souvent il n’a rien à voir avec la pièce à venir, par exemple un roman de Genet. Le rituel, c’est de lire un roman de Genet, et c’est toujours autre chose qu’on a dans la poche, alors on se promet que la prochaine fois, on apportera un roman de Genet dont on lira seulement deux pages, mais ce sera toujours cela pour la solitude.
On est dans le bruit, et le vin aide à le supporter aussi. On est dans l’avant, ce temps insupportable qui ne sert qu’à l’attente et aux autres. On n’a pas hâte d’entrer pour autant.
À Nanterre, il y a des tables longues pour s’assoir. À Gennevilliers aussi, mais au fond, et dans une salle plus ronde, plus visible. Il faut tricher avec la solitude, souvent. Parfois, un ami est là, qui nous reconnaît, il faut lutter.
Et puis, il y a des fantômes, dans ces salles d’avant le théâtre : des spectres de soi passés ici, à attendre le spectacle, et d’autres plus redoutables : on regarde sur les murs là où des ombres se sont déposées, on mesure le passé, on est après, et la solitude est plus féroce encore, plus âcre. On adresse les pensées aux camarades, aux spectres, aux cadavres resplendissants au nom de quoi aussi on est là.
On entre.
Toujours se placer vers le haut, vers le côté. À tout prix tâcher tout à l’heure, quand ça aura commencé, d’intercepter la technique du comédien, de s’en ternir préservé, non destinataire. Tricher encore avec le lieu. Pour l’heure, assis sur le côté, dans les sièges défoncés (« rester quatre heures assis sur un mauvais fauteuil, ça liquide le théâtre pour moi », Deleuze), les lumières trop fortes et trop faibles à la fois. Des comédiens sont fatalement déjà là : nous sommes ici dans un théâtre contemporain. On ne les regarde pas : comment cela serait possible de regarder des comédiens errants sur un plateau avant le début ? On est avant, encore avant, dans ce sas où tout pourrait être possible, le ravage indiscutable de la beauté ou rien. Ce sera souvent rien, mais on laisse toute la place à la possibilité de la beauté, à cause du ravage. On est naïf et peu responsable, sinon on ne serait pas là.
On lit encore, un peu. La feuille de salle, peut-être. On tâche de regarder le moins possible : ce qui nous entoure, ce qui s’installe à grand bruit, les autres, la communauté qui va se constituer en solitude, bientôt. Le lieu même, la neutralité constituée par ceux qui ont bâti le lieu.
Dans ces théâtres, on est épargné par l’architecture à l’italienne où on ne voit que ses semblables. C’est plutôt perspective militaire ici : on voit tout de la scène, et rien d’autre. Mais on demeure dans les pensées et dans l’effort de ne rien voir, d’être tendu dans ce qui arrive.
Il y a le bruit des discussions autour, et il y a la fatigue qui commence. Il y a se préparer à quatre heures ou cinq heures de silence intérieur, d’ennui aussi, inévitable. Il faut payer le prix du possible ravage, même si on sait la rareté : et que son prix tient à sa rareté aussi, alors on est là.
On se prépare à ne pas avoir d’avis : seulement on aménage le creux en soi pour le ravage, et qu’il vienne s’il l’ose.
Noir soudain, ou lumières de services ouvertes et éclats de voix soudains.
Ce dans quoi on entre avait sans doute besoin d’être rejoint, dans la suture de la ville et de soi, l’éloignement aussi, toute cette solitude bruissante qui intérieurement va se briser et s’accroitre. Le lieu autour disparaît dans ce qui commence.