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Dionys Mascolo | Saint-Just, la révolution par l’amitié

Si la lecture de Saint-Just est possible

mardi 22 février 2022

Vient de paraître à La Fabrique un recueil de textes de l’écrivain et militant révolutionnaire Dionys Mascolo, couvrant toute la seconde partie du XXe s. Un même entêtement à penser la question communiste comme mouvement vital plutôt que comme une idée ; vitalité à l’œuvre dans la pensée et l’action. C’est à cet égard qu’il fut aussi l’un des lecteurs les plus féconds de Saint-Just. Il y a consacré plusieurs textes, dont celui-ci que je dépose ici, bref et dense qui donne la mesure de ce qui reste, encore, à œuvrer au nom de l’amitié et de la révolution qu’elle implique.


Ce texte inédit est celui d’une lecture faite par Dionys Mascolo à l’invitation d’Alain Trutat, en 1959, à la radiodiffusion. D. Mascolo avait publié en 1946, aux Éditions de la Cité universelle, et sous le nom de Jean Gratien, une « introduction » à des Œuvres choisies (réédition Gallimard, collection « Idées », 1968). Cette introduction portait pour titre : « Si la lecture de Saint-Just est possible » (reprise dans À la recherche d’un communisme de pensée, Fourbis, 1993).


On insiste généralement sur la rigueur de Saint-Just, que l’on nomme « inflexible », sur sa logique, que l’on appelle « implacable ». Michelet le désigne comme l’Archange de la Terreur, ce qui n’est certes pas fait pour rassurer. On l’admire donc, non sans frissonner un peu en même temps. On lui reconnaît de l’éclat, mais c’est d’un éclat dangereux qui brille à nos yeux, celui de l’acier nu de l’idée, de l’âme inexorable. Ainsi Balzac, parlant d’une autre révolution, ne pouvait-il s’empêcher d’y voir « les baïonnettes briller d’intelligence ». Et seules des baïonnettes révolutionnaires peuvent briller en effet de quelque chose qui ressemble à l’intelligence, même pour un partisan de l’ordre, comme était justement Balzac.

Toutefois, réduire Saint-Just à de telles images, c’est, de quelque manière, faire de la littérature. C’est faux. Saint-Just n’en est pas moins fixé dans cette sorte d’image d’Épinal maudite. Mais il l’est si fortement que certains, par un comble d’aberration, ont essayé d’approfondir cette image d’Épinal, et sont allés jusqu’à proposer un Saint-Just solitaire, vierge, impuissant, malade, a parler de sa « nature féminine », et jusqu’à voir dans le silence qu’il observe du 9 thermidor à midi, lorsqu’il est interrompu au début de son discours pour la défense de Robespierre à la tribune de la Convention, jusqu’à sa décollation le lendemain soir à sept heures, une « étrange défaillance » alors qu’il se tait parce qu’il sait qu’il n’y a plus rien à dire, lui qui ne fut jamais bavard, et parce qu’il était lui-même las de la Terreur et pensait que ceux qui le tuaient avaient des raisons de le faire, lui qui avait écrit : « Le jour où je me serai convaincu qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, je me poignarderai. »

Même ceux qui l’admirent laissent entendre qu’il a quelque chose d’inhumain. On ne se demande pas si, par hasard, ce ne sont pas les choses qui auraient quelque chose d’inhumain et si Saint-Just n’est pas simplement l’un des rares hommes qui aient osé se colleter avec les choses à la hauteur de ce qu’elles ont d’inhumain, donc à se battre vraiment contre l’inhumanité des choses. C’est un fait que personne en France n’a encore proposé d’élever une statue à Saint-Just. Et quel conseil municipal oserait donner son nom à une rue ? Il nous fait encore trembler. Si l’on y réfléchit, ce phénomène est extraordinaire. Car enfin, nous continuons à vivre sur la Révolution française, nous en sommes nourris, c’est elle qui fait de nous ce que nous sommes. Elle ne décide pas seulement de notre identité. Elle est notre justification. Mais nous nous détournons de celui qui en fut la plus pure conscience. Nous honorons Danton, orateur à tête vide et grand cœur ordurier, par surcroît traître à la Révolution et payé par la Cour. S’il y eut jamais des poètes maudits, de quelle malédiction, Saint-Just n’est-il pas victime ! La postérité même, qui fut quelquefois son seul réconfort, sur laquelle il comptait, le néglige. La postérité, c’est nous.

On n’entreprendra pas cependant de montrer de nouveau ses mérites. Au reste, ils sont assez connus. Inutile même de rappeler, pour éclairer le sens de certaines de ses phrases, qu’élu à la Convention, alors qu’il vient d’avoir 27 ans, il eut le privilège de donner une voix au génie de sa jeunesse : il est la jeunesse au pouvoir, ce qui ne s’est pas souvent vu dans l’histoire. Il est beaucoup plus utile d’essaver de voir les raisons de notre négligence à son égard Notre société tout entière, ses éducateurs, ses penseurs, héritiers de la Révolution française, traitent Saint-Just en corps étranger, non assimilable, et le tiennent à l’écart des consciences. Ce fait se vérifie même sous l’angle de la gloire militaire, que l’Éducation nationale n’a pourtant pas tendance à négliger. Tous les écoliers savent l’importance de la victoire de Fleurus, qui force le monde à reconnaître la Révolution française comme une réalité définitive. Aucun manuel ne signale que Fleurus est l’œuvre de Saint-Just. Négligence préméditée ou dissimulation volontaire, il y a en tout cas de profondes raisons à cela. Plus que la personne de Saint-Just, c’est la nécessité d’une révolution qui se trouve ainsi dissimulée. Affectant de trouver quelque chose d’inhumain à Saint-Just, c’est en réalité la révolution que l’on trouve inhumaine. Et il s’agit ici bien entendu des révolutions possibles, de la révolution à venir Celle de 1789 ayant réussi, nous pouvons l’accepter, trop heureux même qu’elle ait réussi. Mais comme tous les Thermidoriens, nous trouvons que cela suffit comme ça, et nous avons peur d’aller plus loin. Il est vrai, nous ne célébrons pas non plus Thermidor, le triomphe des [mot illisible]. Une pudeur nous en retient. Tallien, Fouché sont nos héros honteux comme Danton notre héros avouable. Héritiers de la Révolution française sans doute, nous sommes plus encore, très certainement, les héritiers des Thermidoriens. Nous nous sommes depuis cent cinquante ans arrêtés avec eux. Saint-Just, au contraire, supposait la poursuite de la Révolution. Voilà ce que nous ne supportons qu’avec peine. Mais c’est précisément la négligence dans laquelle on le rejette qui doit nous assurer qu’il a de l’avenir. Il n’avait peut-être pas tort finalement de compter sur la postérité. Nous en sommes au même point que lui. Notre postérité à nous saura le reconnaître, s’il est un jour reconnu.

Examinons donc de plus près les raisons que nous pouvons avoir, tous autant que nous sommes, de parler à son propos d’excès de rigueur et d’inhumanité.

Encore une fois, d’aussi grossières erreurs sont révélatrices. Saint-Just est un homme d’action. En tant qu’homme d’action, il choque nos habitudes, nous le trouvons étrange. Nous sommes au contraire de plain-pied avec les grands aventuriers, en somme assez vulgaires, dont Napoléon est le type. L’imagerie dont Saint-Just est victime est très significative du mépris dans lequel nous tenons les hommes politiques en général. Mépris parfaitement justifié d’ailleurs, puisque les hommes politiques sont des gens qui acceptent d’exercer un pouvoir dont ils ne connaissent pas la nature. La vie des autres, notre vie à tous, dépend de leurs décisions, et leurs décisions sont prises le plus souvent dans une inconscience à peu près totale. À vrai dire, les hommes qui disposent du pouvoir n’ont presque jamais d’idées, même s’ils en ont eues dans leur jeune âge. Simplement et justement parce qu’ils disposent du pouvoir, ils peuvent faire passer leurs caprices pour des idées. Cela est méprisable et mérite d’être expié. C’est Saint-Just qui l’a dit en une phrase qui n’exprime pas seulement le scandale qui fut le sien constamment, et d’où procède tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il a fait, mais qui reste vrai aujourd’hui encore, et pour longtemps sans doute : tous les arts ont produit leurs merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres.

Dans le même sens c’est une vérité toujours actuelle que le célèbre « On ne peut régner innocemment » On aurait tort de croire que cet axiome ne s’applique qu’aux rois. Les gouvernements de nos régimes actuels auraient tort de croire qu’il ne s’applique pas à eux. Tout nous persuade du contraire. Les conversations qui eurent lieu pendant la Seconde Guerre mondiale entre Roosevelt, Churchill et Staline ont été récemment publiées. En des termes d’une grossièreté inimaginable, on y entend trois potentats grotesques se partager l’empire du monde. Si l’on prend soin d’ajouter que ces trois-là, néanmoins, étaient du bon côté et qu’ils luttaient contre un despote infiniment plus terrifiant, on conviendra que la barbarie du pouvoir politique ne s’est guère éloignée de nous. C’est précisément à cela que Saint-Just était le plus sensible. Lui n’est pas un homme politique comme un autre. Il dit plutôt le contraire de ce que disent les autres. « Les malheureux sont les puissances de la terre. Ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. » On voit qu’il ne suffit pas de dire que Saint-Just n’est pas un homme politique comme un autre. Il ne suffit même pas de dire qu’il est un révolutionnaire. Il est le prédicateur de la révolution. Il semble parler comme les héros de la tragédie, pressé par la nécessité. Mais ce n’est nullement sa situation personnelle dans le monde qui trouve à s’exprimer tout naturellement en maximes sur sa bouche. Ces maximes sont l’expression directe d’exigences morales. Rien d’analogue chez Robespierre ou chez Lénine. L’homme d’action sera toujours pour l’intellectuel un imposteur, dit Malraux. C’est sans doute vrai de tous les autres. Ce n’est pas vrai de Saint-Just. Ni intellectuel ni homme d’action à proprement parler, Saint-Just est l’exemple d’une parfaite coincidence entre une pensée totale des valeurs et une entreprise de transformation immédiate du monde. L’action joue chez lui un rôle aussi intelligible que celui que joue le langage chez les penseurs. Il entraine dans l’action toutes les valeurs de la méditation. Il incarne à la perfection le génie éthique. Nulle distance entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, entre ce qu’il fait et ce qu’il est.

Revenons-en à la rigueur. Remarquons d’abord que ce mot a deux sens. On l’emploie pour parler de sévérité excessive. On l’emploie aussi pour parler d’exactitude. Mais on glisse aisément d’un sens à l’autre. Et s’il est vrai, comme dit Stendhal, que tout bon raisonnement offense, le souci d’exactitude est une insulte faite à tous les esprits vagues. Mais la rigueur de Saint-Just, puisque rigueur il y a, est de même nature que celle de Jeanne d’Arc. La seule différence est qu’on ne songe pas à reprocher à celle-ci sa rigueur. Michelet la définissait comme le bon sens dans l’exaltation. La rigueur de Saint-Just, non pas froide, passionnée au contraire, est faite de lucidité dans l’emportement. Les deux sont sœurs l’une de l’autre. Le Christ d’ailleurs n’était pas moins rigoureux, et l’on se souvient comme sa mère et ses frères voulant, au début de sa prédication, l’arracher à une réunion publique, parce qu’ils le trouvaient insensé, dit saint Marc, et craignaient pour lui, s’attirèrent cette réponse : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? »

Il n’est pas vrai que la bonté s’oppose à la rigueur, que la rigueur impose des limites à la bonté. Le monde les oppose communément. Pourtant, l’une n’est rien sans l’autre. Il y a justement un type d’homme tendre et bon, mais qui ne renonce pas à la rigueur exacte et qui risque toujours, en raison de cela, d’être incompris. C’est aussi le cas de Nietzsche, autre héros de la passion éthique, dont l’enseignement ne fut que bonté, et qui fut monstrueusement détourné de son sens. De même que Saint-Just, dans son discours du 9 thermidor, laissera échapper cette plainte : « Quelqu’un cette nuit a flétri mon cœur », de même Nietzsche, dans une lettre à son ami Peter Gast, dira en ces termes un désarroi sublime :

« C’est fini maintenant [à propos de Wagner], et de quoi me sert-il d’avoir si souvent raison contre lui ? Cela m’était arrivé déjà et m’arrivera sans doute encore. Ce sont les plus durs sacrifices que la vie et la pensée m’aient demandés. Même maintenant, au bout d’une heure de conversation sympathique avec des gens totalement étrangers, toute ma philosophie vacille : il me semble si fou de vouloir avoir raison au prix de l’affection, et de ne pouvoir communiquer ce qu’on a de plus précieux pour ne pas supprimer la sympathie... »