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Indexation de nos vies numériques
expérience métaphysique des erreurs du système
samedi 30 juin 2018
Comment se repérer, dans nos vies numériques, à travers le temps et l’espace ? Sur nos machines, on est devant une mémoire sans souvenir. On se penche sur elles pour demander des nouvelles de notre passé. On est souvent comme devant un miroir qui nous donne l’impression qu’on réfléchit, alors qu’on s’y abîme.
Il faut savoir d’abord ce que l’on cherche pour trouver : on voudrait revoir telle image, relire tel texte, tel courrier, écouter cette version de Moonshiner enregistré sur un mauvais magnétophone en 1982, à Oslo (ou était-ce en 1990 à Budapest ?) : on voudrait tant conjurer l’oubli que nos machines accroissent. Jadis, peut-être se souvenait-on des numéros de téléphone des proches, du nom des rues et des routes pour les rejoindre, des heures de rendez-vous et des vers de Rimbaud. Aujourd’hui, j’ai malheureusement tout cela sur la machine, et plus encore. Ma mémoire est entre mes mains, mais je suis entre les mains de ma machine.
J’ai lu Kant, dans mes jeunesses, et je sais bien que l’espace n’est pas un concept pur, mais une forme de l’intuition : puisque l’espace est infini, et parce qu’on ne peut pas imaginer un concept qui posséderait en lui une infinie de représentations. Je sais bien aussi que le temps une forme de l’intuition pure : qu’on ne peut penser en dehors du temps et de l’espace, et qu’avant même de penser on est dans le temps et dans l’espace, une part du temps et de l’espace qui nous enveloppent. Je sais bien, cela m’est douloureusement inscrit dans le corps et la pensée, comme une évidence qui me rend inconsolable. J’appartiens ici et maintenant à l’ici et maintenant de mon appartenance.
La machine pourtant est une ruse qui venge de l’espace et du temps : sur l’espace forclos de la machine, il n’y a que du temps assemblé par strates ou par lignes fuyantes. Il n’y a que du temps passé à le déposer. Pour rendre présent le passé, il suffit de se rendre à l’endroit où la machine le sait, et le fait surgir.
J’ai mes images comme seul calendrier ; et le calendrier ne consigne que le présent (étrangement, sur ma machine, il ne retient que les derniers mois). Mon courrier est une autre de mes mémoires : j’archive les mails en attente de réponse ; efface les trois quarts des envois qui ne sont qu’automatiques ; réponds immédiatement aux urgences. Voilà du temps confondu avec de l’espace, et du passé livré à seul usage du présent.
La semaine dernière, le drame. L’indexation de la machine ne fonctionne plus ; je ne sais ce qui l’a produit. Une erreur malheureuse qu’on nomme un bug, mais on se trompe. Le bug, c’est quand tout fonctionne. La machine est un miracle permanent : le dysfonctionnement, son mode normal d’être au monde. Tout tient par des ficelles invisibles que le vent pourrait d’une seconde à l’autre trancher, et qu’il tranche parfois. Ainsi, la semaine dernière : dans la barre recherche des mails, ou de l’ordinateur, rien en venait.
Comment retrouver les mails ? Faire remonter une date, une musique, une image ? La machine possédait toutes les données, mais étaient désormais incapables de me les fournir. Elle n’était devant moi que comme un bras paralysé, et qu’on regarde en espérant qu’il se tende pour saisir le verre d’eau : et la soif grandit. J’en étais là, devant la machine que j’implorais, la redémarrant, jetant sur elle les imprécations d’usage et maudissant le vent, les ficelles et les hasards.
Et puis, je manipulai quelques mises à jour d’usage : tout revint.
On est livré aux miracles ou aux désastres.
On est devant de l’espace qui n’est plus que du temps : et du temps qui paraît du pur présent ou de l’oubli. Pas d’entre deux. Ou seulement nous au milieu, suppliant et maudissant.
J’attends la prochaine erreurs du système pour d’autres expériences métaphysiques.