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Politiques des cinéastes | dialogue
mardi 22 février 2011
Suite au texte de Jérémie Scheilder sur Bas-Fonds d’Isild Le Besco, je reproduis ici notre échange mail de ces derniers jours (qui se poursuit : j’augmenterai alors ce billet) : les questions qui nous animent — la possibilité d’un discours critique ; celle du cinéma aussi, aujourd’hui, dans un contexte marchand qui est la condition même de cet art ; celle du cinéaste enfin, en prise avec un objet traversé de formes qui lui ont préexisté et pour un peu défini (la littérature, le théâtre… on pourrait ajouter la photographie…) : dès lors, qu’est-ce qui pourrait rendre possible le cinéma, MAINTENANT, et ses créateurs ?
Dialogue ouvert.
(image : La Jetée, de Chris Marker, )
AM — Ne sais pas du tout après t’avoir lu, le sujet et l’intrigue de ce film que je n’ai pas vu : mais je te lis sans en avoir besoin parce que ton texte n’est pas second par rapport au film, ou subordonné à une efficacité seconde (prescriptive, ou simplement de jugement), mais s’en dégage pour trouver en quoi il dit quelque chose du cinéma, non par essence, mais dans son usage, usage d’artiste et de spectateur.
Alors le film comme prise pour parler du cinéma et de sa portée, c’est précisément ce qui est nécessaire aujourd’hui si on fait le pari qu’on peut encore parler du cinéma en dehors du cinéma (ce que je crois.) — de trouver des espaces critiques pour en parler, et mieux le voir.
Jérémie Scheidler. — Oui : je suis bien content de te l’entendre dire… la critique est aujourd’hui réduite à un pauvre jugement qui, au mieux, s’adresse à ou cherche à créer un "consommateur intelligent", ou "consomacteur", et de lui dire : vas, ou ne vas pas, voir ce film… Donc, cette critique-là, on l’emmerde, elle ne sert À RIEN.
AM. — Je comprends par ailleurs qu’au cours de ton article tu aies envie de rapprocher les pratiques cinéma/théâtre, et je vois aussi en quoi cela peut être essentiel aujourd’hui de décloisonner tout ça : mais quand tu cherches à les unifier, c’est avec le mot postmoderne, et cela me gène un peu.
D’abord, parce que ce mot n’a pas été forgé vraiment pour l’esthétique, et c’est ainsi surtout qu’on l’emploie, sans renouer avec ce que Lyotard avait travailler : une condition, un être au monde. (Dans les textes de Lyotard, il y a des références à l’art, mais chose curieuse, aucune au théâtre…). Ceci pour le dire (trop) vite — mais on y reviendra peut-être.
Surtout, est-ce qu’il ne faudrait pas aussi chercher pour chaque forme un usage précis et spécifique du mot post-moderne, qui se vide peu à peu de son sens (sauf à dire une modernité un peu absconse) ? Sinon, on tomberait peut-être dans ce que tu laisses entendre, une généralisation un peu banale des pratiques selon les "auteurs" (et on rabat tout à ce que tu dis justement, sur de la "littérature", pauvrement, et pauvre, par essence.)
JS. — En fait, je pointe du doigt l’idée que le cinéma est véritablement en train de devenir, dans sa composante majeure, REACTIONNAIRE, c’est-à-dire d’abord refusant toute dimension de risque et de recherches, et ça évidemment, c’est lié au coût de production d’un film ! Mais on peut se demander si ça coûte vraiment minimum 4 millions de faire un film, ou bien si justement ces sommes faramineuses ne sont pas là pour masquer une réalité : le cinéma est entrain de se faire sans les artistes, dans un coin de l’industrie du spectacle, et cet argent, c’est pour exclure de son champ d’action des artistes qui ne peuvent jamais, en aucun moment de l’histoire, devenir des gestionnaires, ou des chefs d’entreprise, il faut le dire… Mais réactionnaire aussi, c’est ce que je voulais dire, parce qu’il s’obstine à faire COMME SI le concept de post-modernisme n’existait pas.
Donc, je suis d’accord avec toi, qu’il faut trouver à chaque discipline un "usage" comme tu dirais de ce concept, mais je voulais juste remarquer que cet usage existe partout ailleurs, en littérature, au théâtre, dans l’art vidéo, mais ça reste une question absolument étrangère au cinéma et à la critique.
D’ailleurs, c’est lié à à ce que j’ai dit juste avant sur la critique de jugement consom-actrice, c’est-à-dire que ces gens-là ne font pas l’effort théorique de réfléchir à LA RÉALITÉ effective des pratiques de cinéma, ils s’enferment dans des niches journalistiques, tordant le bras à la plupart des films lamentables qu’ils vont voir, pour nous nous faire croire qu’ils disent un état du cinéma actuel. Si on voulait un état du cinéma actuel, justement quelque chose qui se constitue comme UN état, singulier, construit, on ira voir dérives.tv, plutôt que de lire la 100ème critique de Black Swan…
AM. — Question qui me vient en te relisant : je ne comprends pas trop le saut que tu fais ici :
la notion même d’auteur, qui est en fait très mauvaise, qui renvoie trop à la littérature, à l’idée d’un « message », et à la religion du scénario…
Le saut entre auteur, littérature et message : est-ce que ce sont trois choses impliquées l’une dans l’autre ? la notion d’auteur serait mauvaise parce que renvoyant à l’idée de message ? je ne vois pas en quoi la littérature serait forcément dépositaire d’un message (ça a été le cas, mais il y a beaucoup de littératures aujourd’hui, tu le sais bien, avec des auteurs, qui se passent heureusement de message et de religion de l’intrigue… Enfin, j’ai peut-être mal compris la phrase…)
JS. — Là dessus, je comprends ton idée, et je la partage évidemment. Mais en fait, ce n’était peut-être pas très clair dans mon texte, je m’attache seulement à remettre en chantier la notion d’auteur telle qu’elle s’est historiquement construite DANS LE CINÉMA. (D’ailleurs, Godard a dit souvent qu’il y avait à ce sujet un malentendu historique : quand il parlait de "politique des auteurs", il fallait retenir "politique", pas "auteur")
Tu le sais comme moi, la notion d’auteur au cinéma s’est construite contre les producteurs, pour défendre les metteurs en scène, et justement les émanciper du paradigme théâtral. Ce que je dis, tout le monde le sait, c’est que cette idée de "cinéma d’auteur" en est revenue exactement à l’endroit d’où la politique des auteurs voulait le tirer, c’est-à-dire à l’endroit d’une "qualité cinématographique", liée au label "art & essai", mais qui en fait ne pose pas du tout les questions de notre temps, et même qui se charge de les dissimuler. En l’occurrence, le fait, dans la fiction, que TOUS les films que l’on voit, y compris et surtout les films d’auteurs, soient financés sur scénario, est un vrai problème qu’il faut poser aujourd’hui.
AM. — Oui, tu fais allusion ici aux structures de financement. Je pense au CNC, entre autre, qui a pratiquement droit de vie et de mort sur le film en décidant ou non de subventionner le film sur la base d’un scénario écrit à réaliser. Alors qu’en effet, beaucoup de cinéastes ne conçoivent pas le cinéma comme une mise en image d’un texte, mais comme la construction par et dans l’image d’un projet qui naît à l’intérieur de lui-même. Ces pratiques de financement (assez opaques en plus…) excluent du champ du film réel tout une part vive du cinéma, celle qui est construite au montage, ou les films-documentaires, par exemple…
JS. — Ce n’est pas, comme on me l’a dit récemment, qu’un problème de politique culturelle, mais une question artistique fondamentale, qui mérite tout au moins qu’on la pose. Du coup, un "auteur" de cinéma d’auteur, ça devient juste le mec qui écrit lui-même son scénario, au lieu de faire appel à un professionnel. Ce qui tend à devenir faux, par exemple dans le cas ultra-emblématique de Jacques Audiard. C’est donc la preuve qu’être "l’auteur" de son film renvoie à quelque chose, une pratique, un geste si on veut, qui n’est pas littéraire. Donc le mot "auteur" nous induit en erreur, il opère une confusion (à mon avis bien pratique pour le coup pour les acteurs de la "politique culturelle") qu’il faut donc remettre à plat.
C’était aussi le sens de mon "Ici, pas d’auteur, mais une cinéaste", j’espère que c’est plus clair maintenant.
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