Accueil > RECHERCHES | ARTICLES & COMMUNICATIONS > Présences de l’Histoire
Présences de l’Histoire
Aurélia Guillet et Dieudonné Niangouna
mardi 1er avril 2014
sous la direction d’Olivier Neveux et de Christophe Triau – avril-juin 2014
Georges Bataille, Contre toute attente
De notre histoire, n’avons-nous connu que des chutes ? Sommes-nous l’une d’elles — comment le savoir, et où pourrions-nous distinguer ses trajectoires ?
« Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène, profonde. Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire. »
Henri Michaux, Ailleurs
Dans l’éloignement produit par le monde incessamment, un bruit de fond s’élève et enveloppe au plus proche l’aura de notre Histoire. Sidi-Bouzid, Le Caire, Tunis, El Béïda, Sana’a, Damas, Karrana, ou Misrata, Alep, puis Homs — les noms d’une Histoire auraculaire, « surgissement d’un lointain aussi proche qu’il puisse être » (Walter Benjamin). Ces noms désignent certains des espaces d’émancipation les plus vifs de notre temps, précisément parce que dans leur lointain inapprochable, ils nomment en partie de quoi notre Histoire est faite.
Là où l’Histoire semble aujourd’hui s’accomplir est le territoire d’un monde que le nôtre regarde, de loin, sur les écrans en temps réel — foules en armes, cris, pierres — comme si ce monde passait et que nous étions quelque chose comme son passé, son retard, en même temps que sa cause lointaine : et son inéluctable, démocratique et dérégulé futur ? Comment se vouloir de ce côté de la ligne de partage, et demeurer, irrémédiablement, fatalement, de l’autre côté aussi ? Le plan de l’Histoire paraît d’une géométrie sans point de fuite : on parle de secousses, c’est un long mouvement qui s’amorce, dénué de finalité, sans terme, l’horizon pur. Et nous, par où entrer et sortir pour appartenir à l’Histoire, ou seulement apercevoir le présent du passé, le devenir de ce qui surgit — comment déjouer les fatalités de l’obsolescence ?
Ce monde comme une Histoire passée devant nous, qui sommes toujours après, et de loin. « J’ai vu le WeltGeist sortir de la ville, passer sous ma fenêtre, à cheval », notait joyeusement Hegel. « C’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine », ajoutait-il à la vue de l’empereur, l’Esprit du monde en personne qui conduisait l’Histoire et derrière lui toute une révolution, ses promesses et son avenir ensemble. C’était le temps où le temps pouvait passer dans l’accomplissement des choses en devenir. Aujourd’hui, quel WeltGeist abject pourrait passer sans qu’il soit de notre devoir de l’insulter ? Mais là où l’insulte est sur nos lèvres, l’Histoire manque. Nos pères l’ont vue de près, et leurs pères avant eux, ce sont les derniers dans nos pays, et encore n’en ont-ils perçu que le passage : pas le cheval du révolutionnaire, seulement le bruit des balles, et jamais les ennemis, au lointain confondus avec la boue. Et nous ? L’Histoire continue de passer sans nous.
« LUI — C’est comme si on m’avait confisqué mon histoire et qu’on me la racontait. On me la raconte et j’ai l’impression que c’est d’un autre qu’on parle. Peut-être qu’il n’y en a jamais eu, des raisons… alors je me marre, alors je m’en fous… je suis là, je ris de moi, mais mon rire aussi on me l’a volé. Plus je collabore à me déposséder de mon histoire et plus je ris. Je suis léger sans mon histoire, je m’en fous et ça me fait rire… et de te voir comme ça avec les larmes aux yeux, ça me fait rire.
L’AMI — J’ai pas les larmes aux yeux, je t’écoute. »Arnaud Michniak, Déjà là
De l’Histoire, nous autres n’avons donc vu que la chute : des monuments, des murs, deux avions sur deux tours, des statues de dictateurs déboulonnées ; chutes, « restes dépareillés qu’on supprime d’un ensemble plus large ». Mais les chutes de l’Histoire ont fabriqué pour nous l’Histoire seule, toute. En prendre mesure.
« On n’a pas eu besoin de connaître la guerre pour être perdu
On l’a vue à la télé
Et on s’est senti coupable de ne rien faire
Avant d’être capable d’y penser
Et on n’a eu besoin de ne rien faire
Pour écrire cette page d’histoire »Arnaud Michniak, « Cette page d’histoire », L’Enfer tiède
Quand il faut dire ce qu’on est, quand on est ensemble, cet ensemble sans histoire commune que l’absence commune d’Histoires (puisqu’il ne reste que ces restes, sans vraiment les perspectives qui ouvraient le tableau en dehors de lui) – que dire d’autres que cet ensemble effacé, fabriqué ensemble dans l’affranchissement ? Nous n’aurions donc produit que de l’effacement. Il y aurait bien le passé comme sédiment qui assemble, valeurs communes pour de communes appartenances à une Histoire choisie pour rassembler et rendre lisible le présent. Mais c’est justement cette appartenance qu’il faudrait réinventer et que le théâtre serait capable de disposer pour mieux en traverser l’écueil (la communion totalitaire) et lui construire sa joie (la commune présence). Ainsi se rêve la possibilité d’un théâtre au présent où la communauté n’est pas celle du meeting, de la messe, ou de l’audience, ni de la communion : mais l’ensemble épars qui voit l’Histoire non pour qu’elle passe, mais afin d’en intercepter les puissances, et finalement produire de la présence.
« Il y a dix ou quinze ans, j’étais contre vous. Maintenant, je ne suis ni pour vous, ni contre vous, je suis en même temps que vous et mon problème n’est plus de m’opposer à vous mais de faire quelque chose où nous soyons pris ensemble, vous comme moi. »
Jean Genet, « Entretien avec Madeleine Gobeil », in L’Ennemi déclaré (cité dans le programme de Déjà là)
Soit l’hiver 2011-2012, Déjà là, texte écrit (à partir d’entretiens et d’improvisations) par Arnaud Michniak, mis en scène par Aurélia Guillet, spectacle [1] créé au Théâtre national de La Colline — un spectacle comme un instrument, de ceux qui servaient autrefois à détourner la lumière pour la recevoir, et inversement. Un travail plutôt (texte écrit non pas en amont et destiné à être déployé sur scène, mais sur le plateau, et ainsi en travail avec lui). Travail, ce mot vient avec évidence — voir comment la pièce met au travail les idées de communauté (mais déchirées), d’amitié (mais affrontée), d’amour (mais approché comme de l’hostilité d’abord — afin que l’amour ne soit plus ce mot étendard du sentiment humain, mais devienne (réinvente) le geste d’une reliance (celui de la communauté minimale), de joie enfin (traversée par sa douleur)). Travail comme une mise en chantier permanente, recommencée : traces dans la pièce des improvisations qui ont guidé le travail amont, des plongées par exemple dans la rue pour parler avec le passant au hasard ; traces aussi, plus imperceptibles, d’un dialogue dans la communauté du théâtre entre les acteurs et les auteurs pour faire advenir ces gestes, simples, qui accomplissent les nôtres.
« tressaillantes beautés de secondes - - : sons des balises lumineuses (doum- / doun-, oun-) […] / dé- clenchées, ren- / dues, nôtres.
À-voir, À-entendre : le mot-tente qui devient libre :
ensemble. »Paul Celan, Anabasis
Soit l’été 2012, Festival d’Avignon, texte et mise en scène de Dieudonné Niangouna : Shéda [2]. De l’Histoire du monde, ce spectacle prendra toutes les formes, et dans le trou de l’Histoire où on se trouve est déposé ce théâtre, au pied du mur de pierres de la falaise de Boulbon, de Berlin, Jérusalem, de fer et de pierre, de mer quand c’est ce qui nous sépare du Congo — mais comment parler du monde s’il est fini autrement que comme un monde qui commence : vite en finir avec lui, celui des pères, et vite en recommencer un autre — urgence singulière d’un spectacle de près de cinq heures : « Urgence à cause d’un regard croisé, urgence à cause d’un événement, urgence de dire, urgence de jouer. Urgence à repousser ‘‘la mort de la vie’’. » [3] Construire à mains nues un monde qui ne serait pas celui des fils, dans ce monde qui suit celui des murs tombés, jouer avec les débris et les poussières, et dire : on pourrait commencer notre Histoire ici, commençons ici, et si cela prend la forme d’un rêve, que ce rêve soit terrible, et évident et arbitraire, et de méandres et de fatalité logique et d’images soudaines, et de paroles longues comme des rêves qui fabriquent l’oubli en construisant patiemment les désirs pour les jours à venir ; c’est la politique de ce spectacle, si politique dans son délire : sa colère (« Je parle dans la colère » – Agrippa d’Aubigné).
Dense monologue de Dieudonné Niangouna dans la seconde partie, sur les deux maladies de l’Histoire (« le sous-développement » et « la chaise électrique »). Faculté de cette colère à nommer le monde en l’assemblant, à le défier, paranoïa critique, et pour une part à le démasquer ; large monologue de Mathieu Montanier, Gardien de la Ville Morte, ou Vide, qu’il fait fonctionner seul, et dans la langue la Ville remue comme un pantin ; immense dialogue de ces deux autres personnages dressés sur deux praticables, coca à la bouche, dissertant sur le mur de Berlin, reconstruisant l’Histoire contre elle, racontant pour nous l’Histoire véritable de ceux qui refusent qu’on les fasse entrer dans l’Histoire imposée ou dictée par les autres, et préfèrent l’inventer : le lieu, c’est celui-là, le dernier lieu du monde : du haut de la falaise de Boulbon, dans la nuit avancée sur le spectacle, soudain, des corps tombent de trente mètres, on nous dit que ce sont les dieux, jetés du haut du ciel comme des banquiers peut-être pendant les faillites (ou comme jetés des tours pour échapper à la chute des tours), les dieux qui ne croient plus en rien, et nous laissent (ou alors ce sont les hommes qui, arrivés jusqu’à ces dieux depuis Babel, les lancent parce qu’ils n’ont plus besoin d’eux pour y croire, comment le savoir ?). Ainsi, le spectacle se fait, dans la chute des dieux sur nous, et nous après le suicide des dieux, dans les villes vides qu’il faut bien peupler pour y croire encore, on demeure, on voudrait bien nous aussi en finir : ainsi l’homme, inquiet et indifférent, le Gardien de la Ville Morte (ou Vide) cherchera à la fin à en finir, se pendre mais il n’y a pas de vide sous lui, on est au plus bas du monde, alors les deux pieds sur le sol, une corde puis une autre puis une autre autour du cou, il cherchera à se pendre, on tirera sur les cordes (les spectateurs tireront sur une des cordes : image de la manière dont le spectacle passe sur nous, ou comment nous sommes invités à la fois à y prendre part et à agir sur lui, même dans l’impossibilité d’en affecter le cours : on ne parviendra pas à tuer le corps devant nous qui le demande), et pendant des dizaines de minutes, il ne cessera pas de chercher à en finir, n’arrivera pas à se tuer, parce que la vie ne s’arrête jamais de passer et qu’il est plus facile de tuer les dieux que soi-même : les dieux resteront toute la durée du spectacle, marionnettes accrochées à leur fil dans le vide, suspendues au-dessus du vide à la falaise, pantins, mannequins de dieux jetés comme tout à l’heure on jettera l’eau du ciel (puisque les dieux ne sont plus là pour le faire) sous la forme de bombes, cocktails Molotov pour de faux – mais l’eau est de la vraie eau. Cela se passe « dans un monde qui finit (et dans un monde qui renaît de ses décombres) » (Niangouna)
Quatre acteurs d’abord quand on pénètre dans la salle de la Colline pour Déjà là, quatre derrière la fine toile noire : quatre déjà sont là. Au théâtre souvent, il n’y a rien d’abord, puis quelque chose se lève et entreprend le temps : c’est commencé. Cet artifice porte l’idéologie d’un mensonge totalitaire, il fait croire que le temps pourrait surgir et s’effacer, quand au contraire, on le sait, tout est toujours pris dans l’enveloppe de son mouvement. Alors, contre la transcendance verticale de l’Histoire, inventer quelque chose qui puisse désigner la possibilité du théâtre via le temps traversé de la vie.
« N’avoir recours qu’en nous. S’accepter à nu, tels que l’on est, déjà là, démunis, traversés par ce qui nous échappe et, en même temps, montrer comment cette perte ou ce désaisissement en soi peuvent être paradoxalement porteurs de vitalité. Découvrir de nouvelles possibilités en train de se constituer, peut-être à la limite du pensable. Telle est l’utopie qui habite ce travail. »
Aurélia Guillet, « dé-munitions », programme de Déjà là
Six mois plus tard, une autre poussière racontait semblable commencement toujours déjà là d’une histoire prise en cours, d’un devenir mouvant : à ciel ouvert, la carrière Boulbon d’Avignon prête formes et ombres au Shéda de Niangouna. Ce lieu tient du vertige et de l’utopie : plateau de cailloux, de sable et de poussière posé au pied de la falaise, et tout un théâtre se trouve ainsi comme déposé au fond de quelque chose en surplomb : la scène, et avec elle ses paroles et ses images, ses corps d’acteurs assemblés là, forment un précipice de réalité, que formule l’art au fond de tout comme si le théâtre était ce qu’on jetait du plus haut et qui serait tombé là ou là, et c’est devant qu’on se tient, nous aussi au pied, on lève la tête, on ne verra que du ciel, le haut de la falaise le touche et nous en bas, comme des fourmis, dans le sable, immobiles qui attendent. « C’est un lieu où l’épique et le mystique peuvent se faire entendre — un lieu parfait pour un tel projet » (Niangouna). Un homme est là (Mathieu Montanier), un peu inquiet, un peu indifférent, sera toujours là, aura toujours été là ; entre l’homme et nous, seulement de la terre mais remuée depuis longtemps, la poussière levée déjà sans doute par les soirs précédents : sensation d’être à tout le moins face à quelque chose qui a eu lieu et que ce soir va répéter, reproduire et rejoindre, un de ces grands lieux de l’Histoire en poussière dont on devine que la poussière est d’hommes et d’autres villes aussi, et qu’ils vont piétiner pour qu’elles prennent vie.
De même, et différemment, Déjà là : avant, bien avant notre entrée, et pendant que l’on prend place dans la salle, sur scène les acteurs ont tourné en rond et se sont agités comme dans des cages d’escalier, se heurtent au mur invisible de leur histoire qui n’a pas commencé, tuent le temps pour prendre appui sur ce temps avant le début, dans la colère rentrée et l’énergie contenue, bouillonnement de nerfs et d’affects déjà en marche, déjà levés pour nous, là comme avant toute chose.
« J’ai plaisanté un jour sur le fait que nous étions une génération qui avait écouté NTM et lu Deleuze, et que cela se ressentait beaucoup dans nos échanges. Trouver une langue : l’enjeu était important pour moi, peut-être plus ou autant que le fond lui-même. »
Arnaud Michniak, entretien, programme de Déjà là
Trouver la langue où elle se trouve : partout où elle se parle, en dehors des normes organisées du pouvoir et des discours figés en discours. Langue du théâtre de Michniak et Guillet, à la fois extrêmement précise et libre dans son évolution et ses courbes, lapidaire, rapide, courte, immédiate, assertions découpées dans la matière d’un texte qu’on devine plus large et qui pourrait nommer le politique dans sa forme résistante à toute forme de réduction à la politique : formules et lieu où s’inventerait dans la langue une langue capable de résister — le mot revient et ses déclinaisons : à quoi résister ? À tout ce qui n’est pas cette forme-force de résistance qu’est la langue vive.
Car quelque chose a surgi, avant la langue, ou émergé soudain — ce n’est pas le commencement, mais de la lumière : sur l’écran posé derrière eux, l’Histoire en images, vidéos montées dans la matière même de son passage. Images de l’Histoire davantage qu’Histoire constituée en récit d’images, quand le récit est si lointain sous cette superposition d’images serrées sur des plans parcellaires — si l’on devine les cris des révolutions, on ne voit que des mouvements de foules : et les clignotants des voitures dans les villes transformées en théâtres d’opérations (parfois, le panneau de signalement : sortie). Quatre acteurs prennent forme à partir de cette surimpression d’images, émergent. Puis ils vont dire les mots. S’échanger la parole, aussi – l’hostilité des mots quand, dans le cadre de la fable (en prétexte, en appui, comme une planche de salut) une soirée, un repas qu’on ne verra pas va tout faire basculer.
Quatre personnages échangent, ainsi, par-dessus l’abîme qu’est devenue notre Histoire, non pas achevée, mais continuée comme si elle était terminée, et déroulée jusqu’à nous sans qu’on puisse jamais s’en rendre maîtres et possesseurs, seulement spectateurs ou victimes — est-ce différent ?
« La spirale est une forme de déséquilibre, un mouvement fait de vitesse et d’attraction — mais qui ne tend pas vers quoi que ce soit. Ce sont des points, qui mènent à d’autres points, ou s’y opposent, ça dépend de la situation. On avait envie d’épouser un mouvement, sans se poser la question de savoir où il va — de toute façon, il est d’aller quelque part, puisqu’il est “nous”. Nous, c’est-à-dire des êtres humains, des hommes, des femmes. Il ira très loin ou pas, tout dépend de l’image que l’on se fait de l’être humain. Mais, dans tous les cas, nous ne ferons pas autre chose que ce que nous sommes. »
Arnaud Michniak, entretien, programme de Déjà là
Mouvement de contraction et de fuite, force centrifuge d’une spirale toujours tournante sur autre chose qu’elle-même : la parole et les corps de ce théâtre pris dans ce mouvement, l’habitent et le font exister comme si, arrêtés, les corps pouvaient arrêter le mouvement : alors ils vont. Danse continuelle des corps : qu’ils dansent, ou bougent, ou s’avancent et reculent, corps renversés tête en bas ou prolongés par d’autres corps pour apporter la parole, le ballet des corps fabrique le mouvement sans qu’on sache lequel du mouvement ou du corps aura fait exister l’un ou les autres, dans cette espèce de production d’énergie élaborée peu à peu à travers cette énergie vitale des forces. De là cette impression d’un théâtre jouant le jeu d’un naturalisme jusqu’à lui faire violence à chaque fois : on mimerait la geste sociale de la conversation mais dans son emphase grave on en dynamiterait aussi ses conditions – alors, on est ailleurs.
C’est depuis la carrière de Boulbon, immédiatement surgie comme un lointain, au soir tombée quand le spectacle et son histoire commencent, un cri venu de derrière et comme initié de longtemps avant que cela arrive : comme une rumeur, une parole répétitive, lancée loin et à plusieurs (on cherche les mots, on n’entend que la rumeur, c’est aussi de la poussière remuée dans la gorge et jusqu’à nous rien ne vient que le remuement, c’est lointain, impressionnant et terriblement beau, on ne voit rien, on ne voit rien du tout, le cri approche et la poussière devant nous se tient tranquille, elle sait ce qui arrive), une parole en boucle approche encore, en boucle vient de derrière nous, battue avec tambour et toute la voix de dix, ou plus, et soudain sont devant nous, dix ou plus, qui courent avec les paroles en boucle qu’ils font entendre, ces paroles jetées avant les batailles, ou le théâtre, et tous en cercle vont (cela appartient au spectacle seulement dans la mesure où le cri le précède, cri de guerre pour conjurer la guerre et l’appeler et se donner du courage, parce que la peur est plus grande que la mort, et parce que le sacrifice qu’on se propose est inévitable : ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est bien plus important que cela), tous en cercle ceux qu’on appelle, les acteurs vont s’approcher, s’approcher de nous, d’eux-mêmes, les acteurs ou les rôles qu’ils tiennent ont lancé le cri, et on ne saurait pas dire depuis quand, et nous de loin, on le sait bien qu’on appartient déjà à ce cri qu’ils se donnent pour s’appeler, ou pour appeler quelque chose à eux, quelque chose en eux, c’est lié à eux comme une promesse, les serments qu’on fait au théâtre pour mesurer la vie (et le cri nous enveloppe), et reviennent les images de ceux qui en cercle s’approchent encore davantage, quand soudain le cri qui était en boucle explose d’eux, et on entend le mot, c’est Shéda.
Ou « Shida », le mot que Dieudonné Niangouna a cru entendre de la gorge de Dany Mukoko, ou Sheta, le diable, le démon, ou Shita, l’affaire bizarre, la transaction bizarre et louche, le deal et peut-être, entre le diable et le démon, entre ici et ailleurs, la vie et le théâtre, la ville et l’océan, et eux là-bas sont déjà partis en courant maintenant que le cri a lancé la guerre, et nous, ici, toujours aussi immobiles avec seulement ce mot qui n’existe pas pour nommer en nous ce qui va exister au pied de la falaise et n’existera que sous cette forme de théâtre, la vie se lève en poussière et la guerre sans arme qu’on donne à la vie quand elle ne suffit pas à dire la vie, l’excède en tout et la relève.
Dans Déjà là, on comprend peu à peu que chaque personnage est plus que lui-même, et toujours autre que lui seul, endosse d’autres que lui, des nous autres à lui confiés, par qui ? Choralité de l’ensemble, quand chacun est cette chorale, jusqu’au final polyphonique où la parole de chacun est aussi une voix circulaire, giratoire – mouvement du théâtre finalement achevé : faire d’une parole singulière mais contradictoire, d’un bras de fer premier, un langage de fluidité qui prend vitesse de chacun de ces corps pour passer, faire passer, traverser.
« Le fait d’être artiste, ce n’est rien d’autre que le désir, la volonté forcenée d’une expression complète, absolue de soi-même. »
John Cassavetes, « Une manière de vivre », entretien avec André S. Labarthe, 1968
« Seul le rêve permet d’envisager l’avenir (même si ce rêve est parfois sombre comme un cauchemar) » (Niangouna). Shéda ou danser avec le diable ; dans ce théâtre, on va jouer à ce jeu ancien : on fabrique un immense cercle de nos corps, on allume un feu au milieu, et quelques uns d’entre nous (ce sont eux) sortent du cercle en poussant des cris terribles, courent vers le feu, s’approchent et s’éloignent et s’approchent et parfois sautent au-dessus du feu ou en travers (en travers de la gorge les mots du réel que dit le théâtre), c’est danser avec le diable, et le diable, c’est le théâtre : cinq heures durant dans le soir tombé sur nous comme des pierres ou des dieux, comme des bombes d’eau du ciel, comme est tombé le théâtre au pied de la falaise pour qu’on puisse le voir, cinq heures à danser avec le diable, et les courbes et les danses, et le jeu avec le feu (ne pas se brûler, ne pas confondre l’art et la vie, jamais) et sauter au-dessus du brasier, c’est-à-dire à travers lui, faire croire qu’on le dompte, et le diable, dans le cri qu’on pousse pour l’appeler, le diable qu’on repousse.
Théâtre fait de moments d’absence, de trous de mémoire, de retours en arrière, de déchirures, de morceaux épars : les monologues et les dialogues n’écrivent pas une histoire linéaire, mais reconstituent un monde fait de bric et de broc, de détails infimes impuissants à donner une image du réel qui pourtant, mis bout à bout, approchent de la vérité. Ce théâtre fabrique devant nous un état du monde en adéquation brutale avec l’état d’esprit qu’il provoque : une magie noire, hypnotique ; sur la poussière du plateau, des histoires par dizaines, et en même temps, un dialogue au-devant des combats, à droite des corps debout, à gauche des voix partent derrière nous devant nous au-dessus de nous, des bombes d’eau des cordes des animaux en chair en mousse des corps se redressent ressortent de faux ballons de football qu’on nous lance, tout un amas de choses vives apparaissent disparaissent et un texte large dit comme un poème, un manifeste, un chant, nous devant, impossible de se tenir devant comme en dehors et surtout ne pas chercher à savoir, seulement entrer dans le rêve du spectacle pour mieux s’y confondre et dans nos propres trous de mémoire et d’errance, dans le flux et reflux d’intensité que produit le spectacle, accepter de produire soi-même le flux et le reflux, et l’oubli et la dérive, et le rêve parfois, mais toujours de quoi être alerté, car toujours il nous faut être à l’affût, sollicités qu’on est de partout, le monde comme des mouvements qui appellent. Partout l’appartenance du lieu comme un monde à conquérir, comme ce qui est livré à l’attention de l’infime et du spectaculaire, dans le jeu d’échelle entre la surface de cailloux et de poussière tout près du corps, à quelques mètres et parfois plus près, qui nous frôlent dans les gradins, et toute la hauteur spectaculaire du monde mais loin, là où petits sont les corps et plus désirables encore d’être approchés : l’infime et le spectaculaire.
Sortant du théâtre, on ne serait pas plus riche de certitudes, ni d’avis (la haine de l’avis, plutôt). Est-ce qu’on est désormais capable de penser davantage ? Ou mieux ? Du moins est-on armé par le monde, contre lui, non avec des images faites, des arguments livrés, mais comme plus solidement arrimés à ce désir d’en passer par lui pour mieux le voir et s’y confronter, lentement, toute une vie, car « dans cette vie brève qui ne dure qu’une heure/Tant de choses – si peu – sont en notre pouvoir » (Emily Dickinson).
« Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s’agitent ceux que l’on appelle aujourd’hui, par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques people, autrement dit les stars — les étoiles, on le sait, portent des noms de divinités — sur lesquelles nous regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du “règne” : elle ne nous demande qu’une seule chose, et c’est de l’acclamer unanimement. Mais aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d’innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles quand ils se retirent la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du “règne”, font l’impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres. »
Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles
Lueurs : théâtre sans cesse interrompu par le noir qui recommence la pièce, réajuste son dispositif, rebat les cartes dans le jour ensuite revenu, rapidement, en un clin d’œil. Mais on perçoit un singulier engendrement diffus des tableaux, comme un long enchaînement discontinu se faisant, se défaisant, se produisant l’un par l’autre.
Impossible de chercher dans ces fables qui la mettent en pièces l’Histoire comme récit linéaire, unidirectionnel : ici tout est conçu en « lignes d’erre », où la ligne est d’après Deligny cette trace d’une fuite en dehors de tout plan, l’erreur de la destination conduisant le voyage non à destination, mais au chemin devenu sa propre finalité. Ces théâtres travaillent aussi précisément (dans tous les sens possibles) à déminer la possibilité même de la ligne dramatique par l’épique (sa puissance de désignation du spectacle à chacun de ses moments), à arrêter le temps de la langue en la produisant de l’intérieur par le lyrique (sa faculté à faire du monologue la pulsation du drame) : c’est pour ces théâtres une manière de renverser les présupposés moraux d’un théâtre tout constitué en amont comme du théâtre – renverser la fascisante finalité du drame, la tentation captive du dispositif de regard : car devant un tel spectacle, on rêve comme devant un corps livré à son désir, on se perd et on navigue à vue, dans l’ordre que le désir commande. C’est bien tout ce jeu de perspectives multiples et échappées visant à rendre diffus les plans de l’action et de la parole, à faire imploser les hiérarchies entre paroles et puissances plastiques, visibles et invisibles, présences et désirs : ces dramaturgies historiques tiennent moins du tableau que de la syntaxe d’un rêve quand le rêve est la doublure de la vie, une force d’engendrement de la vie en même temps qu’une tentative de l’enchanter par tous les moyens, y compris la terreur, y compris la beauté vitalement secouée, et qui partout a lieu, cherchant le lieu où avoir lieu.
De la communauté première de Déjà là — quatre amis, deux hommes, deux femmes —, rompue par la fuite d’une femme, bientôt suivie par l’un des hommes, ne reste soudain que le couple. Quand la communauté se délie, ne demeure souvent que l’incompréhension d’une humanité archétypale, la société réduite à sa plus simple et violente expression : un homme et une femme. Alors le trajet de la pièce s’explicite, et c’est ici que sa fable trouve son point d’intensité le plus haut, là où elle peut s’effondrer, devenir impossible.
Ne reste que le monde, où il est devenu impossible d’aimer : monde où aimer serait inapprochable en dehors de ce saut fait en l’autre de soi, comme si on offrait à l’autre ce que l’on est incapable d’être : proposer cette impossibilité en partage, se confier, soi et son histoire impossible, à l’autre, précisément parce qu’on accepte de l’autre son inacceptable histoire. Il faut apprendre tous les gestes. C’est le théâtre : le seul lieu de ce monde-ci où l’on peut les jouer dans leur première fois.
Monde où l’étreinte est rendue impossible parce que justement, entre soi et l’autre, il y a le monde entier des choses mortes et déjà accomplies par tous. Je m’approcherais de toi et il n’y aurait qu’à se toucher, on sait bien que ce n’est plus possible. Ce moment, dans la pièce, où les corps s’approchent et vont se toucher, justement parce que ce n’est plus possible. On approche les peaux d’abord, mais on ne sait pas faire, parce que les peaux ne sont plus faites pour cela, pour les coups peut-être. On est nus face à l’autre, on n’a rien d’autre que soi, la nudité de soi pour l’autre, qu’on expose et offre, en signe de — il n’y a rien d’autre que soi, plus aucun signe qui protège, alors le silence.
Et puis, là où le théâtre, le monde auraient pu s’affaisser dans la reconnaissance échouée, il y a le miracle de ce silence : l’étreinte, maladroite au début, des peaux, puis des corps, entiers, jusqu’aux lèvres, de plus en plus vive, avant d’être dansée, épousée jusqu’au corps-à-corps sur le sol, le noir nomme alors puissamment l’échange des corps, des cheveux, des salives, de l’endroit occupé par soi – et le recommencement de l’amour, de la communauté, de l’Histoire, puis, à partir de là, du couple comme cellule (politique et éthique), tout ce qui invente notre Histoire de nouveau.
« Je fais l’épreuve amère de l’impossible. Toute vie profonde est lourde d’impossible. L’intention, le projet détruisent. Pourtant, j’ai su que je ne savais rien et ceci, mon secret : “Le non-savoir communique l’extase.” L’existence a recommencé depuis, banale et fondée sur l’apparence d’un savoir. Je voulais la fuir, me disant : ce savoir est faux, je ne sais rien, rien absolument. Mais je savais : “Le non-savoir communique l’extase”, je n’avais plus d’angoisse. […] Je suis ouvert, brèche béante, à l’inintelligible ciel et tout se précipite, s’accorde dans un désaccord dernier, rupture de tout possible, baiser violent, rapt, perte dans l’entière absence du possible, dans la nuit opaque et morte, toutefois lumière, non moins inconnaissable, aveuglante, que le fond du cœur. »
Georges Bataille, L’Expérience intérieure
Alors la bascule réorganise tout, depuis l’impossible traversé, et c’est une naissance. Nous sommes des directions multiples issues d’une seule origine. Au terme du spectacle, se formule sur scène une communauté non plus éclatée en singularités opposées et heurtées, mais dans cette joie, joie nouvelle, d’être ensemble pour dire les mots que chacun s’échange car tous pourraient les dire tant le partage de la joie est aussi une part immense de cette joie, et comme, alignés face à nous, devant des micros ils disent et la joie et le partage, quelque chose résiste contre l’Histoire, quelque chose dit : ce qui résiste ici et maintenant, acquis, arraché, ici, maintenant, dans le mot qui le dit, n’est pas vain, ne serait-ce que parce qu’il a pu être possible, arraché, ici et maintenant, à cet envers de l’Histoire, de nouveau rendu possible, car repossédé en cette violence, repossession et arrachement qu’aura raconté le théâtre.
« C’est l’émergence de quelque chose qui ne nous dépasse plus mais nous contient et emporte.
L’énergie qui se dégage de nos rencontres agit. Elle est une énergie et n’a pas besoin de trouver une volonté d’agir, elle est déjà volonté et action. Nous ne cherchons pas à générer du contenu, nous générons tout court. Nous ne produisons pas de contenu, nous sommes le contenu. Nous sommes un contenu qui se génère.
Nous ne questionnons pas la place de l’action, nous sommes la place et l’action, et c’est ça qui questionne. Ce qui émerge est déjà là, l’émergence est le mode normal inévitable, ce qui arrive, et toujours quelque chose arrive… Que faisons-nous ? Nous arrivons.
Nous connaissons la destination. Nous savons que nous allons y être nous-mêmes, que nous le voulions ou non. Et nous ne savons pas, malgré ce que nous pensons, faire autre chose que ce que nous sommes. Nous sommes la destination. »Arnaud Michniak, Déjà là
Quelques semaines plus tôt, dans ce même théâtre (mais dans une autre salle), c’est le même geste qu’on aura vu : les acteurs avancés au proche, assis, dévisageant notre présence. Le finale du spectacle de Krystian Lupa, Salle d’attente, d’après Lars Norén, aura puisé dans une apparente même image, mais là où les acteurs de Lupa élaboraient un signe — celui, tautologique de son moment, de la fin : ce signal dès lors nous autorisait à nous ressaisir de notre geste (applaudir, et partir), comme un passage de témoin d’une présence à l’autre, d’une participation au réel à l’autre ; geste théâtral en totalité, visant surtout à rompre le charme —, les acteurs de Déjà là, secrètement (d’un secret communément partagé, en silence), ouvraient la représentation à son dehors, et c’est comme si tout avait finalement été conçu pour ce geste, d’avancer vers le devant non pour rompre quelque chose déjà fabriqué, mais parce que tout l’avait produit. De cette durée construite ne demeurait que ce présent : et ce présent était offert, pour en disposer — comme une invitation essentielle à l’adresse enfin de nouveau possible.
De l’Histoire ne sommes-nous que les chutes ? Dans ses notes sur Baudelaire — chutes elles aussi —, Walter Benjamin note :
« Celui qui est regardé ou se croit regardé (lève les yeux) répond par un regard. Faire l’expérience d’un phénomène ou d’un être, c’est se rendre compte de sa faculté de jeter un regard (de répondre à un regard). Cette faculté est pleinement poétique.
Un homme, un animal ou un être inanimé vient-il à lever les yeux sous notre regard, il nous entraîne tout d’abord vers le lointain ; son regard rêve, nous attire dans son rêve.
Autant d’aura dans le monde qu’il y a de rêve en lui. »Walter Benjamin, « Qu’est-ce que l’aura ? » [1937], in Charles Baudelaire
Si le théâtre est ce regard, un dispositif de production de regard et de ses confrontations, il n’est pas ce miroir contre lequel on ne ferait que les regarder, ou se regarder. Avec nos yeux, ce qu’on ne peut voir sont justement nos yeux. Lever les yeux sur du théâtre permettrait de trouver de la présence, d’en faire surgir en nous comme est surgi la qualité de présence du monde. Mais dans notre Histoire dépossédée, mise à distance, écrite, proclamée, achevée même dans son interminable, dans cette Histoire dont on hérite comme d’une faute ou d’une tâche, le théâtre pourrait encore redoubler la mélancolie — en distribuant les rôles, en organisant le temps comme terme d’une Histoire, en dressant le présent comme répétition d’un passé. Et cependant, certains théâtres aujourd’hui, à la racine de leur geste, travaillent précisément à rebours de cette mélancolie et de l’héritage : cherchant à faire de la scène l’espace où l’assignation identitaire serait impossible ; à produire du temps ; à disperser l’origine pour lever la présence de l’Histoire. Tâche non communautaire par excellence : assemblant les communautés de ceux qui s’en délestent, et favorisant politiquement la commune appartenance aux lieux intérieurs capables de déjouer les appartenances.
Dès lors, à la mélancolie tenace susceptible de se lever dans nos Histoires éprouvées si fortement comme passées, de l’autre côté d’un temps passé, il y aurait ce sursaut du regard repoussant à la fois la mélancolie et le passé : ce théâtre rehausse, ou exhausse une chute, se refuse de l’accompagner esthétiquement, travaille au contraire dans ses fins pour mieux inventer des commencements sous la forme de devenirs. Benjamin ajoutait :
« Mais l’œil éveillé ne perd pas l’art du regard quand le rêve en lui est éteint. Au contraire, ce n’est qu’alors que le regard devient vraiment pénétrant. Il cesse de ressembler au regard de l’amante qui sous le regard de l’amant lève les yeux ; il commence à ressembler davantage au regard par lequel le méprisé répond au regard du contempteur, l’opprimé au regard de l’oppresseur. »
Walter Benjamin, « Qu’est-ce que l’aura ? » [1937], in Charles Baudelaire
À l’immédiate évidence poétique de cette capacité de regard s’ajoute l’exigence puissamment politique de renverser le regard. Au théâtre ainsi d’élaborer des processus visant à désassigner les identités, à s’arracher des rôles, à produire des naissances. Au théâtre surtout à nommer ces territoires neufs, ceux de la réappropriation du monde et de l’Histoire : territoire intime et collectif, territoires hors ceux conçus par le pouvoir pour nous, ou dont l’usage détourné nous permettrait de les éprouver de nouveau. Au théâtre reviendrait la tâche de lever le temps, d’en dresser pour nous sa présence réelle où l’Histoire serait la nôtre, commencerait là où s’échangent à la fois regards et paroles, abolissant la fausse nuit des temps, pour inventer les lieux où la nuit tombe, ceux où le jour se lève à nouveau.