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Publie.net | « Avec les armes qu’on avait »
Une fin
mercredi 12 octobre 2022
« On s’est battu avec les armes qu’on avait », a écrit Roxane Lecomte — et ces armes, on les aura forgés avec nos propres mains –, « mais il faut se rendre à l’évidence ». Parce que l’évidence est féroce et aujourd’hui dressée contre nous.
En janvier 2008, François Bon avait eu ce désir, simple et grand : bâtir une maison d’édition qui prendrait au mot ce qui s’inventait alors depuis les entrailles mêmes du web. Une maison d’édition numérique, mais pas vraiment : c’était, plutôt que de reproduire le vieux monde, une façon de fabriquer de manières neuves de lire depuis les façons nouvelles d’écrire et qui prolongeaient plutôt des gestes anciens, trouvant en ligne d’autres forces capables de renouveler les épuisements des logiques de papier.
Au long temps différé et aux standardisations de plus en plus étouffantes des normes littéraires — pour ne pas dire essentiellement et pauvrement romanesques —, il fallait bien opposer les grands courants d’air qui avaient pris fait et cause pour les énergies nouvelles du web : formes brèves, articulations différentes entre textes et images, plasticité, échos relancées entre la fenêtre du monde et les fictions mêmes.
Ainsi publie.net. Dès le début, c’était des dizaines de textes qui surgissaient, et gratitude infinie à François Bon pour m’avoir proposé d’embarquer rapidement dans la chaloupe : non pas seulement en publiant quelques uns de mes textes numériques — mes récits anticipations augmentés trois fois les années suivantes ; un essai sur La Nuit juste avant les forêts et plus tard, un rêve incantatoire, (Affrontements –, mais en me proposant presque d’emblée de prendre en charge une collection au sein de publie.net, « Portfolios », avec l’ami Jérémie Liron, où l’on fera dialoguer artistes peintres ou photographes et écrivains.
Publie.net : sous-titre : coopérative d’auteurs. On aura tant appris, non pas seulement à lire des textes mais à saisir un peu de ce monde par les formes qui voulaient en nommer les forces et comme des manières de conjuration.
Il ne s’agit pas d’un bilan : il faudrait peut-être le faire, mais collectivement, et cela attendra.
Pour l’heure, quelques souvenirs du front.
Je me souviens des Filles du Calvaire, d’Annie Rioux (du bouleversement que ce fut, et qui ne me quitte pas) ; des Figures nues d’Amin Erfani (je le reçois le vendredi soir, le lis la nuit même et l’envoie dans la foulée à François ; au petit matin, il était en ligne) ; de cet après-midi chez Fred Griot pour apprendre queqlues rudiments de l’art du code ; de l’Échantillon de l’homme de moins de Mathieu Mével ; des textes de Joachim Séné brefs et haletants ; des traversées de Mahigan Lepage, auquel je devrai tant ; des couvertures de Philippe de Jonckheere ; des échanges avec Pierre Coutelle ; de la revue d’Ici là (sa folie) ; des lectures à Montorgueil, de la bascule vers le format ePub ; des luttes avec les notes de bas de pages codées à la main ; de l’invention folle de Roxane pour penser et faire, tout à la fois, et sur l’espace de l’écran soulever des profondeurs qui perforent. Je me souviens de la pièce de Barbara Métais-Chastanier, et les violences nécessaires qu’elle appelait à elle, qui déferlent encore ; je me souviens. Je me souviens enfin des textes qui tombent sur le boîte mail, des échanges qui suivent, et, un soir de tristesse, d’avoir ouvert les premières pages de Perdre Claire de Camille Ruiz, de décider d’en lire quelques pages, pour voir, et d’avoir cessé ma lecture à la fin du texte, terrassé — des mois plus tard, il paraissait.
Quand Guillaume Vissac avait pris le relais de François, l’histoire prenait un premier virage ; quelques mois auparavant déjà, il y avait eu le saut vers l’impression à la demande. Guillaume s’y engagerait pleinement, avec fougue, densité, exigence — il nous proposait de poursuivre, mais les portfolios d’artistes résisteraient mal au passage « papier ». Je proposais une collection de textes de théâtre : avec Christophe Triau, qui avait forgé depuis longtemps ce projet autour d’un simple nom — ThTR — on s’y lance, c’est difficile, on cherche une voie dans les langues — il y aura le bel essai autour et avec Christiane Jatahy, la trilogie de JY, la lettre adressée à Barbara, l’aventure de la traduction de la pièce de Bozena Keff menée par Sarah Cillaire et Monika Próchniewicz, la reprise du texte si nécessaire de Christophe Bident épuisé chez Farrago, et la somme affolante de Joseph Danan, les terreurs d’Arnaud Ryckner, tous dessinaient un théâtre rêvé entre le corps et le dedans du poème. On prévoyait une sous-collection Koltès.
Les souvenirs ne font pas l’histoire, empêchent encore moins d’entraver le cours des choses.
Il y a la situation du livre, et que la chaloupe prend plus que d’autres les flots quand ils remuent, qui font tanguer même les vaisseaux amiraux les plus puissants ; et puis, il y a eu la perte terrible de l’été dernier, la disparition de Philippe Aigrain qui nous avait laissé orphelin ; il y a le monde qui va, et nous renverse.
Guillaume et Roxane ont tenu bon, merci encore à eux, infiniment, dans les gros temps qui nous ont fait face. Ils ont, ces derniers mois, travaillé pour trouver des solutions qui auraient rendu possible la poursuite de l’aventure. « Mais il faut se rendre à l’évidence », même quand l’évidence est cruelle : l’évidence possède les armes qu’on n’a plus.
Le catalogue de publie.net existe toujours, et il vit encore : les textes sont disponibles et ils sont proposés sur la librairie immatérielle et physiquement chez quelques libraires compagnons. À nous de le faire vivre encore, tant qu’il est là. Il n’y aura plus de livres publie.net : un roman de Philippe Aigrain paraîtra et ce sera le dernier ; c’est un si juste signe.
Que dire ? Dix ans ou presque, il existait cet espace où devenait possible de creuser dans le ventre du monde numérique, d’en faire des livres qui n’en étaient pas (Je me souviens d’André Markowicz faisant lecture dans une librairie d’un de ses recueils – Les Gens de Cendre – paru au sein de la jeune Publie.net, émerveillé de ne pas tenir son livre devant lui, mais seulement ses poèmes nus sur quelques feuillets), et de chercher à provoquer des formes à venir, qui n’étaient que des éclats de notre présent. Fabriquer du présent, c’était ce à quoi on se serait attelé. Gratitude à tous et à toutes, d’avoir rendu possibles ces jours qui ont daté, autant que possible, certaines nuits.