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Omnia Sunt Communia | Cahier dramaturgique
Parce que tout est à tous·tes
mercredi 24 avril 2024
Omnia Sunt Communia mise en scène par Malte Schwind a été présentée du 24 au 27 avril 2024 à Marseille, dans la salle Seita de la Friche Belle de Mai, dans le cadre des créations universitaires de la section théâtre d’Aix-Marseille université.
Sommaire de la page
— UNE PIÈCE
– Distribution
– La naissance de notre monde est jonchée de cadavres
– Parce que
– Dramaturgies textuelles
– Dramaturgies scéniques
— UNE HISTOIRE
– Des repères
– Les dernières paroles seront les premières (vie de Thomas Müntzer)
– La Bande à Geyer
– Als Adam grub und Eva spann
– UN TEXTE
– Augsburg 1517
– Tilman & Victor
– Sur la colline du Kohlenberg
– Mais où vont-ils tous ces gens
– Autour de Matthias Grünewald ?
– Le Retable d’Issenheim
– Panorama
– Rêves de Babylone
– Du plateau, notes
– Soixante-dix oiseaux
– Du cœur
Une pièce,
Mise en scène — Malte Schwind
Assisté par Isadora Bernard, Justine Dubus, et Marthe Ternoy
Dramaturgie — Arnaud Maïsetti
Assisté par Olivia Oukil
Scénographie — Lucie Escande et Timothée Olive
Costumes et vidéo — Lucie Escande, Timothée Olive, Gwenn Roulin, Louve Quirin
Création Lumière — Charline Fabbri
Création son — Zélie Hénocq
Production — Louane Levi
Communication & Médiation — Chloé Beneteau
Médiation — Noah Grand
La distribution
Les Messagers —
Leila Berbille : Saint-Jean/Susanna
Camille Paulhe : Pasolini/Pianzola/OttilieLes Paysannes —
Louise Bonnemaille : Petra/Le Pasteur
Maurine Bouyala : Joss Fritz
Manuela Castaño : Jakobea/La tavernière
Marion Challet : Strauss
Hoëla Dorsaz : Mathias Grünewald
Victoria Gutierrez : Judith/Hans Enderlin
Daly Joe : Sieglinde
Alizée Magnan : Rebekka
Gwladys Marcorelles : Abigail
Angèle Mourles : Esther
Amandine Ricci : Johanna SchwarzLes comédiens de la troupe des Pouvres Diables, Joyeux Amys et Compeyres Du Desastre
Kendal Benaouali-Chevalier : Jöns
Romane Gastebois : Mathilde
Alric Gaudin : Plog
Lisa Taubaty : Mia
La naissance de notre monde est jonchée de cadavres
La naissance de notre monde est jonchée de cadavres. En 1525, 100 000 paysans furent massacrés dans une brutalité sans nom. Ils s’étaient levés pour demander un peu de justice en ce bas-monde. C’était la guerre des paysans, première révolution sociale de la modernité, réprimée dans le sang et dont la répression fit taire tout espoir d’un monde plus juste en Allemagne pour des siècles.
On en appelait à la justice divine sur terre, les ducs répondaient avec l’épée et les canons, les capitalistes naissants, les Fugger et compagnies, triplaient leurs profits. Martin Luther servait d’idéologue nationaliste contre le pouvoir papal qui faisait concurrence au marché des indulgences de Frédéric le Sage.
En face, il y avait Müntzer.
Face à l’apocalypse, face à la fin du monde si proche, Müntzer voulait, contre la fausse foi et les impies, créer le royaume de Dieu sur terre.
Il y a une multiplicité de textes, de formes et de genres hétérogènes. Nous avons ainsi eu l’occasion de travailler, à partir de ce montage, des théâtralités et des jeux très différents. Nous avons tiré du Moyen-Âge finissant la farce, la bouffonnerie des tréteaux, le rire d’un Rabelais. Nous avons emprunté à Müntzer la radicalité du cœur. Au prout du cul a pu répondre le chant du salut. Le cul parle autant que le cœur, même si différemment. On entendra. On ne saurait nous tromper.
Notre objectif de théâtre voudrait être à la hauteur de l’évènement historique, c’est-à-dire celui de faire un théâtre absolu. Parler de théâtre absolu, c’est dire qu’il n’y a rien de plus important, c’est croire que par là peut se décrocher quelque chose qui serait le plus précieux du monde, peut-être dans quelque chose qui m’excède, dans ce qui me dépasse. Et peut-être dans ce dépassement de soi pourrons-nous nous découvrir, comme enlever ses couvertures, sortir de soi et, si Dieu le veut (mais il ne le voudra pas), ne plus jamais retourner à la maison.
Les paysans voyaient haut, tous les révolutionnaires voyaient haut, et au-delà. Ils étaient prêts à en mourir, ils avaient donc une raison de vivre.
Il nous a fallu des costumier·ère·s,
des accessoiriste·s,
des éclairagistes
et des ingénieur·e·s du son.
Et des peintres,
constructeurs
et scénographes
pour que les acteurs et actrices aient pu dire ces mots parfois vieux de 500 ans. L’hypothèse, c’est qu’ils soient toujours capables d’agir sur nous.
On dit que Omnia sunt communia furent les derniers mots de Thomas Müntzer. Il les prononça après des semaines de torture juste avant de se faire décapiter. Sa tête fut mise au bout d’une pique et plantée quelque part au bord d’un champ. Des années plus tard, Martin Luther s’inquiétait que ce champ soit devenu lieu de pèlerinage et fit appel aux autorités pour qu’ils interviennent afin que Thomas Müntzer ne devienne un martyr. Il fallait à tout prix mettre fin à l’idée que toutes choses puissent être communes.
Malte Schwind
Parce que
Parce que tout est à tous — pensée scandaleuse —, des hommes et des femmes, paysans, paysannes dans l’Allemagne fangeuse de l’an 1525, comme sorties halluciné·es du Moyen-âge, se soulèvent. Contre les Ducs, les Papes et tous les Princes, ils se soulèvent et soulèvent à eux et elles la vieille poussière des injustices. Un prêtre est parmi eux, elles, c’est Thomas Müntzer. Il est l’un de celles et ceux qui savent dire « Vous ne pouvez pas servir Dieu et les riches ! », qui savent rêver la révolution, souffler ce rêve aux persécuté•es, et dont la tête est toujours tranchée pour cela — déclarent la guerre, aux puissants de leur monde, aux puissants de ce monde.
Nous racontons cette histoire, que l’Histoire ne raconte pas.
Celle d’une Renaissance qui s’éprouve aussi dans les corps en peine, les cris et les colères, sur les toiles qui la disent soudain, et pour toujours : celle d’un temps qui n’est pas accompli, reste encore à venir, et ne perd rien pour attendre.
Alors, parce que Tout est à tous, et que cela n’a pas changé, des acteurs et des actrices d’aujourd’hui tentent, de là où ils et elles sont, dans ces habits qu’ils et elles ont découpés, dans leurs colères et leurs peines fabriquées à mains nues, de dire la joie de ces luttes, et qu’elles en valaient la peine, même si la peine est grande.
Puisse le désir de retrouver les traces de cette colère, aussi lointaine soit-elle, embrasser encore la nôtre.
Arnaud Maïsetti & Olivia Oukil
Dramaturgies textuelles
Commencer par écouter l’Histoire. Relire d’abord les sermons de Müntzer, les lettres furieuses de Luther, les documents paysans qu’a exhumés Maurice Pianzola.
Chercher non à reconstituer l’Histoire, mais à prendre de nos nouvelles. Constater que les nouvelles ne sont pas bonnes.
Et puis, puiser dans les textes d’Ernst Bloch, de Walter Benjamin et de l’historiographie théologique de la Révolution les perspectives à la fois mélancoliques et messianiques propres à faire du passé une matière vivante, toujours vibrante, qui appellent.
Et s’en défaire.
Arracher à la gangue du savoir la poussière oublieuse : leur trouver des adresses.
Lever un lieu : une taverne, où se dealent l’art et la mort et se rejouent incessamment les contradictions où la communauté s’affronte à ses désirs, où elle les accomplit aussi.
Trouver dans la brume moyenâgeuse des pioches et des pelles capables d’en percer la surface.
Voir surgir, depuis cette brume, la Renaissance. Écrire mot à mot cette conquête du sujet.
Regarder longuement des toiles : celles qu’ont commises Grünewald, Cranagh, ou Holbein, tant d’autres où pour la première fois le Dieu glorieux avait la peau croutée des corps laborieux, le visage de peine, de la terre sous les ongles.
Dresser depuis ce regard le champ de force dans lequel les corps sauront s’arracher eux-mêmes pour s’appartenir, appartenir à la commune appartenance d’une humanité égale en dignité, en droits et en désirs.
Recommencer.
A. M.
Dramaturgies scéniques
Trois espaces frottent les uns contre les autres.
Il y a le champ de bataille de l’Histoire, celle de cette Guerre des Paysans que racontent si peu les livres en dépit des traces dans les mémoires vives des luttes : drame où passent des figures qui ont vécu, souffert, ont été écrasées parce qu’elles osèrent réclamer la dignité de vivre.
Il y a le territoire de la langue où puiser dans les visions et les images,
les forces capables de conjurer le passé défait.
Et il y a le théâtre : celui des farces affreuses et libres, terribles comme le rire, brutales et douces, comme le rire.
Ces trois espaces dialoguent ou s’affrontent.
Le drame des paysans vient percuter les paroles vengeresses de la Bible ou de Pasolini, de Genet ou de Dostoïevski — et c’est peut-être l’inverse —, paroles qui sont traversées par la scène secouée de spasmes de la geste révolutionnaire paysanne, jetée jusqu’à nous comme en défi.
Par-dessus, comme en travers de la gorge, les tréteaux bouffonnent la joie d’être vivant, l’insolence de renverser l’Histoire en histoires à jouer pour défier la mort.
A. M.
Mais le lecteur de ces notes ne doit pas oublier que le théâtre où l’on joue cette pièce est construit dans un cimetière, qu’en ce moment il y fait nuit, et que, quelque part, on déterre peut-être un mort pour l’enterrer ailleurs.
Jean Genet, Les Paravents
Une Histoire,
« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir comment les choses se sont réellement passées.
Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. »
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940.
Des repères
— 1450 : Johannes Gensfleisch zur Laden met au point une technique de production des caractères en métal interchangeables et égaux en plomb, étain et antimoine à l’aide de timbres d’acier coupés, de matrices de cuivre et d’un instrument à couler. Celui qui se fait appeler Johannes Gutenberg fait sortir de son invention des poèmes, la grammaire latine et des lettres d’Indulgence, puis une Bible.
— 12 octobre 1492 : Au petit matin, les Taïnos de Guanahani aperçoivent au large une longue barque emplie d’hommes barbus et blancs Vers midi, ils les verront accoster le rivage, se mettre à genoux et planter une croix sur le sable de leur plage.
— 1493 : Premières conjurations du Bundschuh (du « Soulier à lacets ») : émeutes de paysans contre les corvées jugées abusives, qui prennent naissance dans le sud du Pays de Bade et s’étendent en Souabe, Franconie, Alsace et Alpes autrichiennes.
— 1502 : Bundschuh de Speyer. Les années suivantes, des Bundschue naissent à Brisgau, en Wurtemberg, en Forêt-Noire ou dans le Palatinat.
— 1516 : Matthias Grünewald achève le retable commandé pour le couvent des Antonins à Issenheim. Sa Crucifixion dévoile un Christ en putréfaction.
— 1519. Le 10 février, Hernàn Cortes quitte le port de Trinidad de Cuba avec 11 navires et 110 marins, 16 cavaliers, 32 chevaux, 518 fantassins et 13 artilleurs, et part à la conquête de l’Empire aztèque.
— 1520 : Martin Luther, prêtre et théologien augustin, défie le Pape : la Bible est pour lui seule source d’autorité légitime, et la foi, seul instrument du salut. Chaque âme est seule face à Dieu. Invention du sujet moderne. Luther entreprend de traduire la Bible en allemand.
— 1521 : Un jeune prêtre, disciple de Martin Luther, prêche en allemand des sermons passionnés qui visent les analphabètes et les paysans, dans lesquels il radicalise la pensée de Luther vers la nécessité d’une révolution sociale. Il s’oppose, comme Luther, à la vente des Indulgences — le rachat par les fidèles de leurs péchés, par lequel se finance largement le Pape. Müntzer est exclu des trois villes où il prêche.
— 1522 : Hans Holbein le Jeune a vingt-cinq ans. Il peint le Christ mort au tombeau à Bâle.
— 1523 : Askia Mohammed, gouverneur régional de l’Empire Shongaï et neveu de Sonni Ali ber, prend le pouvoir avec l’aide des oulémas de Djenné, de Tombouctou et de Gao. Il fonde la dynastie des Askias.
— 1524 : Les Bundschuhe renaissent et éclatent, prennent la forme d’un soulèvement organisé, pour former l’Union Chrétienne de Souabe, comptant bientôt près de 300 000 hommes et femmes. Müntzer rejoint les paysans insurgés en Thuringe. À Mühlhaussen, il instaure un régime radicalement égalitaire.
— 1525 : L’année commence un dimanche
— 20 mars 1525 : Adoption, par l’Union, des Douze Articles : on imprime le texte en grande quantité. Ce programme, à la fois revendications, programmes et manifeste dirigé contre les autorités politiques et religieuses, est considéré comme la première Constitution populaire. En réponse, Fugger, industriel et banquier, finance une armée de mercenaires en soutien aux ducs.
— Avril 1525 : Les paysans se regroupent, des villes fraternisent avec leur cause. Le soulèvement prend une ampleur considérable. Luther, effrayé devant le trouble à l’ordre public, rejoint les Ducs et écrit plusieurs libelles contre les insurgés. Dans Contre les meurtriers et les hordes de paysans voleurs, il exhorte les ducs à massacrer les révoltés.
— 15 mai 1525 : À Frankenhaussen, l’armée des Paysans conduite par Thomas Müntzer est écrasée dans le sang. 10 000 d’entre eux affrontent, seulement armés de fourches et de pioches, 2 000 cavaliers, 6 000 lansquenets aidés par plusieurs pièces d’artillerie. Les paysans sont massacrés et Müntzer capturé. Il sera torturé et mis à mort le 27 mai.
— Printemps 1525 : Les paysan·es du Bundschuh sont traqué·es, torturé·es et réprimé·es. Parmi eux, peut-être Mathias Grünewald.
— 1532 : Rabelais écrit Pantagruel.
— 1526 : Échec de Lucas Vázquez de Ayllón dans sa tentative de colonisation de la Floride. Le 9 août 1526, le plus grand navire de l’expédition heurte un banc de sable et coule.
— Nuit du 1er au 2 novembre 1975 : Pier Paolo Pasolini est assassiné sur la plage d’Ostie, près de Rome.
Les dernières paroles seront les premières
Vie de Thomas Müntzer
Le 27 mai 1525 tombe un mercredi comme si c’était une hache sur le cou d’un homme. Pendant dix-sept jours, il fut à peine interrogé — plutôt insulté, frappé, mutilé, et finalement laissé presque mort sur le billot, à genou devant le bourreau le visage recouvert de la cagoule noire, qui lui demande une dernière parole, un dernier remord. L’homme lève-t-il la tête vers le ciel ? Aucun arc-en-ciel cette fois. Est-ce qu’il pleut ? La foule devant l’échafaud s’impatiente.
Alors il dit, dans un dernier souffle : Omnia Sunt Communia.
Lui qui avait prêché sa vie durant, brève et intense, dans la langue allemande que tous comprenaient, le voilà qu’il hurle des mots dans le latin d’église des Pères.
C’est qu’il leur parlait autant qu’à nous et que, pour arracher les paroles au présent, il fallait peut-être les prononcer dans la langue traversée des siècles des siècles.
Comment la comprendre ?
Tout est à tous ? Ou Tout ce qui est, appartient à tous. Voire Tout est commun. Ou plutôt : Commune sur tous ce qui vit sous le ciel commun.
Avant de mourir, il fait comme tout le monde, il se souvient, et comme tout le monde, il regrette : il sourit comme un enfant devant ses regrets.
Quelques semaines plus tôt : le 11 mai 1525, il y a une éternité.
Constituée en Ewiger Bund Gottes — « L’Alliance Éternelle de Dieu » —, l’Assemblée paysanne de Mülhausen conduite par Thomas Müntzer avait pris la décision de rejoindre d’autres troupes paysannes pour affronter l’armée des Ducs. Près de trois cents paysans quittent la ville et parviennent devant Frankenhausen où les attendent cent mille hommes et femmes.
En face, ils sont deux mille cavaliers, des fantassins solidement armés et plusieurs pièces d’artillerie.
On se regarde, on cherche nos armes : on dispose de huit arquebuses et de quinze fusils — et pour les autres ? Décidément, on ne possèdera jamais que nos bras et au bout de ces bras, des mains qui se lèvent, cherchent dans le ciel de quoi pouvoir renverser la réalité. On trouve seulement le ciel. Müntzer avait négocié et obtenu une trêve de trois heures. Il cherche les mots pour soulever les corps. Et dans le ciel, soudain, qui le déchire comme si c’était un voile, un arc-en-ciel. Pour Müntzer, pour tous, c’est le signe attendu. Signe que tout va s’achever et s’accomplir, que la victoire est là, au bout de la journée. Müntzer ne prêche plus, il harangue, exhorte, hurle. Et c’est au milieu de son flot de paroles, alors que la trêve venait de commencer, que soudain le déluge de feu s’abat qui crée l’effroi, avant le massacre. Les Ducs ont donné la canonnade.
Quand la journée s’achève, tout est fini.
Les mercenaires ne font presque pas de prisonniers ; on achève les blessés qu’on dépouille, on vendra les cadavres aux familles. Müntzer est blessé au ventre, à l’épaule. Son corps est emporté pour toujours.
Dans quelques semaines, ce sera le bourreau et sa cagoule noire, la hache levée sous la pluie de Mülhausen.
Se souvenir ne change pas le passé, il permet d’empêcher qu’il s’échappe.
On ne sait pas quand Thomas Müntzer est né, si c’est en 1488 ou en 1489 — et lui-même, le sut-il ? À Stolberg, on meurt souvent si jeune qu’on ne s’embarrasse pas d’ajouter à la misère la peine des souvenirs : le deuil accablerait davantage. On ne sait pas sa date de naissance comme on ne saura jamais son visage : il n’existera jamais de portrait de lui de son vivant, et tous ceux qu’on possède sont des rêves ou des crachats.
On sait qu’il apprend le latin à Leipzig, puis à Francfort. Qu’il est ordonné prêtre en 1514. Quand on a vingt-cinq ans dans ce siècle naissant et qu’on a la vie devant soi, on regarde peut-être autrement le jour se lever. Surtout quand ce siècle bruit des noms d’Érasme et de Guttenberg. On dit même que le monde s’est révélé plus grand d’un continent entier, vers l’ouest : qu’il est ce cercle fermé sur lui-même, mais ouvert sur un horizon qui sans cesse recule à mesure qu’on l’approche. Que ce Paradis découvert par les Espagnols est peuplé d’hommes nus et gorgé d’animaux fantastiques.
On n’a pas encore mis à mort ce nouveau monde, on en prend à peine la mesure.
Müntzer vit de prêches, de confessions, et de villes en villes, rêve à voix haute du Paradis sur terre. Il apprend à observer le pays, à écouter sourdre en lui la rumeur. Car quand on tend l’oreille, on l’entend, la rumeur. « Das ganze deutsche, französisch und welsch Land ist bewegt » — Tout le pays allemand, français et italien est en mouvement, écrit-il. Tout un pays formé de tous les pays secoués comme de spasmes d’une émeute qui peine à se formuler, mais s’affirme jour après jour dans les campagnes.
Oui, la révolte gronde, elle gronde depuis presque cinquante ans. Entre Saint-Dié et le Tyrol, on se soulève comme un seul homme qui brandit le poing contre le servage, les dîmes accablantes, les Indulgences — escroquerie par quoi le Pape finance son train de vie en échange de quelques années de purgatoire en moins. Une conjuration a pris corps dans les campagnes unies sous l’étendard de la Bundschue — ce « soulier à lacets » dont on peint maladroitement l’image sur quelques bouts de tissus qui dessine le drapeau d’une nouvelle patrie, patrie qui ne serait assujettie aux Princes ni au Pape, mais soumise aux seules règles de ceux qui travaillent la terre.
Oui, la révolte gronde et elle n’avait pas attendu à Müntzer.
L’été 1517, le recteur de l’école Saint-Michel à Braunschweig le sollicite pour qu’il se prononce sur les indulgences — Luther, qui est de cinq ans son aîné, n’a pas encore publié ses thèses que Müntzer le devance : imposer aux pauvres de racheter rubis sur ongle quelques années d’enfer est une infamie. Le nom de Thomas Müntzer se passe dès lors dans le pays comme un étendard.
Mais c’est celui de Luther qui s’impose ensuite avec davantage d’éclat comme l’adversaire le plus farouche du Pape : Müntzer assiste à la fameuse dispute publique qui oppose Luther à Eck, représentant de sa Sainteté. Et c’est Luther qui recommande le jeune Thomas afin qu’il exerce dans la paroisse de Zwickau où il ne tarde pas à faire parler de lui tant sa véhémence attire autant qu’elle agace.
Il doit partir — on perd un peu sa trace, qu’on retrouve comme en pointillés et suivant la traînée de poudre qu’il laisse dans son sillage en Bohême, à Prague ou Halle. En 1523, il est à Allstedt. Là, il se marie avec une ancienne nonne et met en pratique la réforme de la messe et de la vie : il prêche dans la langue vernaculaire des sermons brûlants qui appellent à la vengeance. On accourt de tout le pays pour entendre enfin la Bible dans sa langue et la comprendre. Le comte de Mansfeld interdit à quiconque de s’y rendre — et la foule est chaque jour plus imposante.
À Allstedt, ses sermons n’étaient pas écoutés par les paysans seulement, mais par des mineurs, des tisserands. Ils entendent effarés Müntzer exiger le paradis sur terre, maintenant. Ses visions apocalyptiques possèdent la colère de Luther, mais cette colère ne lui suffit pas, elle est débordée par une soif de justice et d’égalité. Car Müntzer ne prêche pas en théologien, mais en frère des paysans : il ne se contente pas de s’en prendre au Pape, mais s’acharne contre les Princes. À ses yeux, une Réforme n’aurait aucun sens si on devait s’arracher à l’autorité brutale d’un pape pour tomber sous l’autorité brutale d’un prince.
Alors la fin du monde est imminente, oui, et il s’agit de la précipiter — en elle s’ouvrira le début de l’histoire. S’il y a un autre monde, il est dans le ventre pourrissant de celui-ci qu’il se propose d’ouvrir en deux.
Une Alliance se crée dans les villes entre les bourgeois favorables aux idées anticléricales et les paysans épris d’égalité. Müntzer opère la jonction entre les émeutes sociales et les bouleversements religieux : les troubles prennent peu à peu l’allure d’une Révolution. L’Abbaye de Nauendorf est brûlée. Les autorités menacent, mais avec surprise, on constate que toute la ville fait corps avec les insurgés. Les jours suivants, des files d’hommes et de femmes affluent vers Allstedt pour y trouver refuge et apporter de l’aide. La ville s’arme : un nouveau pouvoir est mis en place dans lequel siège Müntzer. En retour bien sûr, les Princes ne reconnaissent pas la légitimité de ce pouvoir, proclame la dissolution de l’Alliance, et des mercenaires sont recrutés. Il faut fuir. Le 15 août 1524, Müntzer gagne Mülhausen où Heinrich Pfeiffer conduit les émeutiers — ils fondent ensemble un Conseil Perpétuel.
Est-ce la Commune ?
Le temps manque.
Luther qui avait défendu le soulèvement paysan s’en détourne, n’a pas de mots assez durs contre eux et, avant de regagner le silence de sa chambre où il va s’entretenir seul à seul avec Dieu, appelle les Princes à massacrer ces chiens de paysans.
Philippe de Hesse a rassemblé ses troupes en Thuringe et le Duc de Lorraine en Alsace. Müntzer est pris d’une soif d’écrire et adresse de nombreuses lettres à ses partisans comme aux Ducs : il menace et encourage, il cherche de l’aide à Schmalkade, Sonderhausen, Eisenach, Erfurt. Il relit les songes des prophètes anciens, voit dans l’Allemagne qui le cerne cette nouvelle Babylone sur le bord de l’abîme. Il devient tout à la fois ce nouvel Isaïe et ce chef de guerre qu’on suit, qu’on suivra jusqu’à la mort s’il le faut.
Le 11 mai de l’année suivante, Müntzer gagne Frankenhausen avec une maigre troupe et cette soif, la colère qui le brûle.
La pluie tombera, bientôt la hache.
Müntzer, dans sa cellule, pense-t-il au Paradis sur terre, ici et maintenant ?
Quand il est trainé à demi mort dehors, la foule est là, qui fait silence.
Et puis, on lui demande ce dernier mot.
1525, le 27 mai. C’est ce moment dans l’Histoire où la langue allemande et avec elle française, italienne, s’est écrite comme on se libère du temps : ce moment où le latin est soudain une langue morte — la Bible, enfin, une voix. Et dans cette voix ce qu’on entend de soi, ce qui permet de regarder autrement le monde qui s’ouvre, s’offre et se répand.
Alors il dit Omnia Sunt Communia, dans la langue ancienne parce qu’elle est la seule qui parle à tous aussi, qui appartient au passé — passé qui est ce qui nous appartient, à tous et qu’on ramasse pour l’emporter.
Comment traduire ? Tout ce qui est, est à tous : ou Vive la Commune.
On a ramassé la tête de Thomas Müntzer qu’on a plantée sur une pique dans un champ, à côté de celle d’Heinrich Pfeiffer son ami.
On dit qu’il garda les yeux ouverts.
Omnia Sunt Communia, plus tard on dira simplement : Car la Commune n’est pas morte.
La défaite de Frankenhausen marque le début des massacres qui, des mois durant, vont accabler les pays. On estime à plus de deux cent mille morts le prix de ces massacres à tel point qu’on a pu parler de crime de masse — l’un des plus importants de l’histoire de l’Europe avant le XXe siècle. Un quart de la population entre l’Alsace et la Franconie est décimée.
Omnia Sunt Communia.
Celui qui est mort d’avoir parlé la langue du commun dans le temple sacré est mort en prononçant les mots de la langue qui fut morte entre ses lèvres — et qui, dans la mort, fut consacrée commune, traversant les pays et les temps, pour frapper comme le soc la terre sèche le cœur de l’Histoire afin que d’elle jaillisse le sang capable de la féconder.
La bande à Geyer
Florian Geyer a deux ans quand il perd son père : il hérite de son château, de ses terres, de ses titres : le chevalier Geyer von Gieblestadt grandit dans l’ennui brutal des jeux de cours, l’exploitation des serfs et la douceur des livres. La Basse-Franconie est trop étroite pour ses désirs ; il voyage. Il se trouve en 1512 à la cour du roi Henri VIII d’Angleterre. On lui parle avec dédain d’un certain John Wycliff, théologien farfelu qui, un siècle auparavant, disait l’Église corrompue, parlait de distribuer les richesses, jetait sur les villages les mots d’égalité et de justice. Un disciple de Wycliff, John Ball, avait rassemblé une meute de paysans, sous sa devise : « Alors qu’Adam bêchait et qu’Ève filait, où était donc le Seigneur ? » On les appelait pour s’en moquer des lollards, qu’on ne peut traduire faute de mieux que par les Marmonneurs, ou les Grincheux, ceux qui entre les dents mâchent la chique et les insultes, le gromelot de la rancune.
Florian Geyer était rentré à Gieblestadt et aura tôt fait de repenser à ces lollards.
En 1517, des religieux de Neumünster lui réclame de régler une dette vieille de 400 ans — il refuse de céder à l’escroquerie, et malgré les menaces tient bon ; on l’excommunie — jamais plus il ne recevra le sacrement des mains d’un prêtre du Pape. Chassé de ses propres terres, il vend son bras : il sert d’abord le cruel Margrave Kasimir de Brandenburg-Ansbach-Bayreuth, puis son frère — Albert de Brandeburg-Ansbach. Sous ce beau monde, il fait montre d’un sens raffiné de la diplomatie, négocie des trèves dans les cours européennes. Il danse le soir au banquet, mais le matin, il reprend la route pour traverser les pays ; pour se protéger d’une averse, il faut parfois trouver refuge n’importe où, sous une étable, dans une taverne. Il croise des regards. La misère est partout.
À Wittenberg, il entend le sermon d’un prêtre : dans les mots de Luther, ceux des lollards lui reviennent.
On ne sait rien de la rupture, et si elle a eu lieu brutalement, ou de rencontre en rencontre comme une lente dérive vers d’autres cours quand l’Histoire choisit de dévier. Quoi qu’il en soit, on retrouve bientôt Geyer dans la vallée du Tauber parmi des paysans insurgés. Il ne se contente pas de les conseiller, de leur apprendre l’art de parler et de négocier, celui de tenir une arme et de se défendre : il puise dans ses propres richesses de quoi aider ces hommes qui deviennent les siens.
Comme ils portent le regard et l’habit sombres, l’attitude farouche et les armes toujours prêtes à sortir, on les nommera La Bande Noire de Geyer.
Ce nom devient rapidement auréolé de légendes qui content les exploits d’hommes du commun capables de surgir de la nuit où ils se confondent pour mettre en déroute dix lansquenets avant de retourner dans la nuit sans qu’on les ait vus ni entendus — sauf parfois leurs chants, et les signes du Bundschuh qu’ils laissent dans leur sillage gravés sur les arbres ou la peau des mercenaires abattus, sur l’étoffe attachée à une branche. On dit que la Bande Noire a, un soir, déraciné une cathédrale ; on raconte qu’en passant, rien qu’à le frôler, un château s’effondra ; on dit que la Bande Noire a pendu cent prêtres voleurs sur un même chêne, que l’or des candélabres arrachés de leur poche fut fondu et donné au village le plus proche, on dit cela et on se tait, on imagine, on rêve. On se demande si c’est vrai, et si ça ne l’est pas, ce qui pourrait l’être, ce qu’il faudrait pour que cela le soit.
Ce qui est vrai : la Bande Noire sillonne le pays et occupe des villes. On chante le récit de ses bravoures dans toute la Franconie et au-delà : on ne prononce pas le nom de Geyer sans trembler ou sans éprouver dans le cœur une joue terrible.
Alors, peut-être que c’est bien vrai ce que l’on dit, que les mauvais jours finiront ?
Partout où elle passe, la Bande scelle des alliances entre bourgeois et paysans. Auprès de son ancien maître Brandenburg, il porte les revendications qui dans tout le pays essaiment : la suppression des privilèges du clergé au nom même de la morale qu’on trouve dans l’Évangile. Mais ces revendications de bonne foi ne trouvent écho ni auprès des autorités princières ni auprès des paysans eux-mêmes rassemblés autour d’autres voix — à Mülhausen, on se méfie de cet aristocrate qui croit qu’on peut négocier le poids des chaînes, qui mégote sur les miettes au moment où il faut s’emparer de la boulangerie et du reste.
Mais le vent va tourner, la pluie tomber et les arcs-en-ciel s’effacer. Jorg II de Waldburg-Zeil a rassemblé des troupes comme Philippe de Hesse, et les insurgés sont mis en déroute à Ingolstadt, à Königshofen, à Frankenhausen. La Bande noire est désorganisée. Geyer décide de partir chercher des renforts plus au nord. Il est seul.
La nuit du 10 juin 1525, Florian Geyer entre dans la forêt de Gramschatz. Il doit retrouver des émissaires de son cousin, Wilhem von Brumbach : quand il les voit, il ne se méfie plus. Il les rejoint et ne voit pas le poignard qu’ils portent dans leur manche et vont plonger dans son dos. On ne retrouvera pas son corps.
On chante parfois la chanson de la Bande Noire, et quand on le fait, ce n’est pas seulement pour se souvenir.
Wir sind des Geyers schwarzer Haufen, heia hoho,
und wollen mit Tyrannen raufen, heia hoho.
Spieß voran, drauf und dran,
setzt auf’s Klosterdach den roten Hahn !
Wir wollens dem Herrn im Himmel klagen, kyrieleys,
daß wir den Pfaffen nicht dürfen totschlagen, kyrieleys.
Uns führt der Florian Geyer an, trotz Acht und Bann,
den Bundschuh führt er in der Fahn’ hat Helm und Harnisch an.
Als Adam grub und Eva spann, kyrieleys,
wo war denn da der Edelmann ? kyrieleys.
Des Edelmannes Kindelein, heia hoho,
das schicken wir in die Höll’ hinein, heia hoho.
Des Edelmannes Töchterlein, heia hoho,
soll heute uns’re Buhle sein, heia hoho.
Nun gilt es Schloß, Abtei und Stift, heia hoho,
uns gilt nichts als die Heil’ge Schrift, heia hoho.
Das Reich und der Kaiser hören uns nicht, heia hoho,
wir halten selber das Gericht, heia hoho.
Ein gleich’ Gesetz das wollen wir han’, heia hoho,
vom Fürsten bis zum Bauersmann, heia hoho.
Wir woll’n nicht länger sein ein Knecht, heia hoho,
Leibeigen, frönig, ohne Recht, heia hoho.
Bei Weinsberg setzt es Brand und Stank, heia hoho,
gar mancher über die Klinge sprang, heia hoho.
Sie schlugen uns mit Prügeln platt, heia hoho,
und machten uns mit Hunger satt, heia hoho.
Geschlagen ziehen wir nach Haus, heia hoho,
uns’re Enkel fechten’s besser aus, heia hoho [1].
Als Adam grub und Eva spann
Wo war denn da der Edelmann ?
Quand Adam bêchait et qu’Eve filait
br>Où donc était le Noble ?
Tu descendras dans le monde, Et tu seras candide et gracieux, équilibré et fidèle, Tu auras une infinie capacité d’obéir Et une infinie capacité de te révolter. Tu seras pur. C’est pourquoi je te maudis.
Pier Paolo Pasolini, Une vitalité désespérée
Un texte,
Raconter l’histoire que l’Histoire ne raconte pas.
Textes écrits autour, avec, à partir — et qui n’existent pas dans le spectacle.
& notes sur le spectacle
Augsburg 1517
Le pain ! Le pain ! Maintenant c’est le pain ! Le boulanger m’a dit qu’il lui fallait trois sous de plus ! Je lui ai dit qu’il était un voleur, que le pain ça coûte pas si cher, que sinon on peut pas en manger ! Que si le pain ça coûte si cher les boulangers ça serait des seigneurs et alors les bêtes comme moi on serait le Roi ! Et c’est là qu’il m’a frappé avec sa main de brute pleine de farine ! Alors j’lui ai crié sale sanglier ! on frappe pas les enfants comme ça ! J’lui ai dit qu’on a juste faim et que c’est un crime de nous laisser crever juste en jouant avec les chiffres et les sous ! Alors il m’a frappé à nouveau le sanglier ! Mais j’ai pas reculé parce que quand même c’est du pain, c’est pas des fleurs ou d’la fiente ! Donc je lui redis qu’on PEUT PAS vendre un bout de pain au prix d’un mouton ou d’un cochon parce que sinon nous justement on peut pas l’acheter ! Et si on peut pas l’acheter on meurt ! que j’lui ai dit. J’lui ai dit comme ça : nous si ton pain on peut pas l’acheter ON MEURT ! Je lui ai dit aussi pour mes frères, je lui ai dit qu’y en avait cinq et qu’ils avaient faim ! Il m’a dit j’m’en fous d’tes rats de frères, qu’ils aillent lécher les mamelles de ta truie de mère ou qu’ils crèvent ! Alors là j’ai pas laissé passer et c’est moi qui lui ai couru droit dans la panse ! Droit dans sa grosse panse de gros sanglier bouffeur de pain ! Je criais, je lui griffais son habit, et puis j’avais faim moi aussi donc j’avais la force d’un loup qui a faim ! Et puis c’est là que mon oncle est arrivé. Lâche-le c’est un enfant ! Qu’il dit. Et puis alors comme mon oncle il a la force des gars qui travaillent au champs, le sanglier me lâche et moi je lui crache sur les chaussures. Mais là mon oncle qui savait pas pourquoi je lui faisais la misère au boulanger, alors il me frappe aussi ! C’est pas comme ça qu’on se comporte ! — qu’il me dit — t’es pas un chien ! Et c’est là que j’lui dis pour les sous, j’dis Non c’est sûr, les chiens c’est ceux qui vendent leur pain au prix des chevaux ! Et là l’oncle il dit au boulanger c’est vrai ? Combien tu le vends ? Puis le sanglier lui donne le même prix qu’à moi et même un peu plus. Et là ni une ni deux c’est mon oncle qui lui fonce dessus. Et comme y’en a d’autres qu’étaient venus chercher leur pain entre temps, et puis qu’ils avaient entendu la querelle, ou assez pour comprendre qu’ils auraient faim, ils sont allés aider mon oncle à rouer de coup le Sanglier ! Puis une fois le sanglier en sang, ils sont sortis, et ils on vu que ces autres sangliers de boulangers avaient tous monté leurs prix, alors ils s’en sont occupé et puis maintenant qu’ils étaient tous dans la rue ils ont parlé, forcément, ils étaient tous là puis bien en colère en plus j’peux te dire ! Moi j’étais là j’criais ! J’criais que j’l’avais tapé en premier l’affameur d’enfants de gros sanglier ! Que si j’avais pas été là tout ça ç’aurait pas commencé ! Moi j’étais là quand ça a commencé ! Puis j’serai là pour la suite ! Parce qu’y’en a des tas de gros sangliers, et qu’ma mère c’est pas une truie, et qu’mes frères c’est pas des rats.
O. O.
Tilman & Victor
— Tilman Riemenschneider — Il s’appelle Victor Lidio Jara Martinez, mais quand il prend sa guitare et qu’il joue, pour tout le monde au Chili, c’est Victor Jara, le cantautor, poète de ses propres chansons. On dit qu’il est l’un des fondateurs de la Nueva Cancion, la nouvelle chanson qui dans Santiago noue ensemble la tradition des peuples des Andes avec la folk américaine des protest-songs : que dans sa voix chantent les Mapuches et Bob Dylan, le Parti communiste chilien de l’Unité populaire et les massacrés des conquistadors de Francisco Pizarro. Il chante Las casitas del barrio alto, et El derecho de vivir en paz : la haine des seigneurs et des ducs de son temps, et celle de la guerre du Vietnam ; dans A desalambrar, il chante aussi la réforme paysanne des terres retrouvées, et dans chacune, comme dans El Alma Llena de Banderas, ou Vamos par ancho camino, il chante la Révolution et tous en retour la chante à travers lui.
— Victor Jara — Lui, il s’appelle Tilman Riemenschneider et on ne sait pas où il est né, ni quand — peut-être vers Eischsfeld, ou dans Heilbad Heiligendstadt, quelque part en Thuringe ; on sait qu’il vivra à Wurtzbourg surtout, et on sait qu’il sculptera : cela on le sait, parce qu’on peut voir la pierre qu’il a laissée de sa main où l’on voit des visages tristes, des corps terribles et atroces. Il sculpte dans le bois aussi, des saints à cheval, des dragons terrassés, des visages : encore des visages qui semblent regarder à l’intérieur d’eux, on ne sait pas comment il fait cela, s’il l’a appris du maître Erhart, ou de Nicolas Gerhaert de Leyde, de Martin Schongauer, ou dans le bois lui-même. Sur le corps, des drapés aussi : et des mains, par exemple celle de Saint-Sébastien torturé, des mains ligotées et noueuses, et puissantes et délicates, on ne sait pas vraiment comment le dire, parce qu’on ne sait pas comment des mains ainsi peuvent naître de mains d’hommes.
— Tilman — Le 11 septembre 1973, Pinochet fait donner ses troupes sur le Palais de la Moneda : dedans, quand il entendra les bottes fascistes gravir les escaliers vers son bureau où il s’est abrité, dans le bruit des obus et les cris de ses partisans terrifiés, Allende va se donner la mort. Victor Jara est en route vers l’Université d’état du Chili où il va chanter quand il est arrêté par les militaires, enlevé et jeté dans le grand stade national où sont parqués ce jour-là des milliers d’opposants qu’on fusille et torture dans les sous-sols du stade. On l’oublie dans les travées du stade, et puis, u soldat le reconnait. C’est Victor Jara,-On l’emporte dans les entrailles du stade : on l’humilie ; on le frappe. On fait semblant de le viser à la tête, on tire à côté, on rit. Et puis, on l’emporte dehors : et devant ses amis, devant la foule, on lui écrase les doigts, on lui tranche l’index des deux mains. Enfin, on lui tend une guitare. « Allez, joue un morceau maintenant. ». Deux jours plus tard, il est exécuté. On retrouvera son corps criblé de 44 impacts de balles. Il allait avoir 41 ans.
— Victor — Tilman n’est pas seulement le sculpteur reconnu, l’auteur des Saint-Sébastien que l’on sait, des Saint-Georges et des maîtres autels. Il est bourgmestre de Wurtzbourg cet hiver-là, l’hiver des bandes noires sur la plaine d’Allemagne, et on lui demande son avis : qu’est-ce que tu penses, Maître Tilman, des paysans en armes, des émeutiers en loque, des paroles de Müntzer et des douze articles qui disent que tout est à tous ? Il dit qu’il veut savoir ce qui est tout, ce qui est tous. On lui apporte les douze articles, et Tilman les lit. En avril, l’évêque ordonne au Conseil d’ouvrir les portes de la ville aux cavaliers mercenaires chargés de rétablir l’ordre dans les campagnes. Maître Tilman, dites-nous, qu’avez-vous dit à Bermeter, le chef du parti populaire des bas quartiers, quand il vous demanda l’avis du Conseil.
— Tilman — J’ai dit simplement : « Pas de mercenaires dans la ville. Qu’on ferme les portes. »
— Victor — Et puis le Conseil rédigea ses propres articles, proches de ceux des paysans : une alliance se nouait. Wurtzbourg entra alors dans la confrérie paysanne. Un mois durant, elle servit, à la conjuration, de grenier et de grange ; on y donnait la soupe et le pain, on forgeait les armes, on donnait des forces, on écrivait ensemble ce qui rendait possibles les jours et les nuits.
— Tilman — Un mois plus tard, le cortège des princes entrait dans la ville en vainqueur, et les cloches sonnaient en rythme avec le corps des pendus aux potences.
— Victor — On arrêta Tilman. On l’enferma dans tout ce que la Thuringe compte de prisons : dans chacune des prisons, on tâcha de corriger son âme — on passa son corps à la question, et les mains qui avaient sculpté les mains des Saint-Sébastien et des Saint-Gorges, on les broya avec méthode, patience, et rage. Et on le renverra chez lui. -On ne sait pas ce que furent ces dernières années : sans doute qu’il mendia le pain qu’on lui refusait en voyant les cicatrices sur ses mains cicatrisées, tordues, inutiles. Il meurt six ans plus tard ; on ne retrouvera sa tombe que trois siècles après sa mort.
— Tilman — On raconte bien des histoires à propos de ces quelques heures de Victor Jara dans le Stade national. Par exemple, qu’il eût le temps, avant d’être reconnu par les soldats, de composer Estadio Chile, son dernier poème, qu’il cachera et donnera à ses amis, qui se le transmettront, de mains en mains, pour le faire sortir du stade et nous le transmettre. Le poète commence par des vers qui cherchent à nous compter et compter parmi nous ceux qui sont ici.
Somos cinco mil
Somos cinco mil aqui
— Victor — Nous sommes cinq milles, nous sommes cinq mille ici.
— Tilman —
En esta pequeña parte de la ciudad
Somos cinco mil
¿Cuántos somos en total
en las ciudades y en todo el país ?
Victor — Dans cette petite partie de la ville. Nous sommes cinq-mille. Combien sommes-nous en tout dans les villes et dans tout le pays ?
(Tilman se met à chanter le poème que Victor traduit)
Tilman —
Solo aquí diez mil manos
que siembran y hacen andar las fábricas.
¡Cuánta humanidad
con hambre, frío, pánico, dolor,
presión moral, terror y locura !
Seis de los nuestros se perdieron
en el espacio de las estrellas.
Un muerto, un golpeado como jamás creí
se podría golpear a un ser humano.
Los otros cuatro quisieron quitarse
todos los temores,
uno saltando al vacío,
otro golpeándose la cabeza contra el muro,
pero todos con la mirada fija en la muerte.
¡Qué espanto causa el rostro del fascismo !
Llevan a cabo sus planes con precisión
artera sin importarles nada.
La sangre para ellos son medallas.
La matanza es un acto de heroísmo.
¿Es éste el mundo que creaste, Dios mío ?
¿Para esto tus siete días de asombro y trabajo ?
En estas cuatro murallas sólo existe
un número que no progresa.
Que lentamente querrá más muerte.
Pero de pronto me golpea la consciencia
y veo esta marea sin latido
y veo el pulso de las máquinas
y los militares mostrando su rostro de matrona
lleno de dulzura.
¿Y Méjico, Cuba, y el mundo ?
¡Que griten esta ignominia !
Somos diez mil manos menos
que no producen.
¿Cuántos somos en toda la patria ?
La sangre del Compañero Presidente
golpea más fuerte que bombas y metrallas.
Así golpeará nuestro puño nuevamente.
Ay Canto, que mal me sales
cuando tengo que cantar espanto.
Espanto como el que vivo,
como que muero de espanto.
Del verme entre tantos y tantos
momentos del infinito
en que el silencio y el grito son las metas
de este canto.
Lo que veo nunca vi,
lo que he sentido y lo que siento
hará brotar el momento
Victor —
Juste ici nous sommes dix-mille mains
qui sèment et font marcher les usines.
Quelle humanité
en proie à la faim, le froid, la panique, la douleur,
la pression morale, la terreur et la folie !
Six des nôtres se sont perdus
dans l’immense étendue des étoiles.
Un mort, un frappé comme jamais j’aurais cru
qu’on puisse frapper un être humain.
Les quatre autres ont voulu se débarrasser
de toutes les craintes,
un en sautant dans le vide,
un autre en se frappant la tête contre le mur,
mais tous avec le regard impassible pour la mort.
Quel effroi provoque le visage du fascisme !
Ils appliquent leurs plans avec une précision
sournoise sans se soucier de rien.
Le sang pour eux vaut des médailles.
Le massacre est un acte d’héroïsme.
Est-ce là le monde que tu as créé, mon Dieu ?
Pour cela tes sept jours d’étonnement et travail ?
Entre ces quatre murailles, il existe uniquement
un numéro qui ne bouge pas.
Qui lentement appelle à plus de mort.
Mais tout d’un coup me vient à l’esprit
et je vois cette marée sans pouls
et je vois battre le cœur des machines
et les militaires montrant leur face de matrone
pleine de douceur.
Et le Mexique, Cuba, et le monde ?
Qu’ils crient cette ignominie !
Nous sommes dix-mille mains en moins
qui ne produisent plus.
Combien sommes-nous dans toute la patrie ?
Le sang du Camarade Président
retentit plus fort que les bombes et la mitraille.
Ainsi retentira notre poing levé de nouveau.
Ay Chant, tu ne me réussis pas
quand je dois chanter l’effroi.
Effroi comme celui que je vis,
comme je meurs d’effroi.
De me voir entre tant et tant
de moments de l’infini
parmi le silence et le cri qui sont l’horizon
de ce chant.
Ce que je vois je ne l’ai jamais vu,
ce que j’ai senti et ce que je sens
fera germer cet instant
Sur la colline du Kohlenberg
— Paysan — Dieu te bénisse, compagnon, de quel côté es-tu ?
— Paysan — Dans ce monde, le pauvre n’arrive plus à s’en tirer !
— Paysan — Le bruit court que nos frères d’Erfurt se lèvent aussi.
— Paysan — Joss, nous sommes en sécurité ici, nous nous sommes occupés comme il se doit du traître — ce diable. Il a payé cher la vie de nos camarades ! (ils crachent)
— Paysan — Dis-nous que la rumeur n’est pas une fable, dis-nous que la parole s’est répandue, nos compagnons ont besoin d’espoir ! Beaucoup de ceux qui ont survécu n’ont pas supporté le massacre, ceux qui ne errent pas dans les bois à toute heure de la nuit fixent le ciel à longueur de jour comme des pauvres fous. Ainsi ils auraient réussi à faire baisser le prix du pain ? du vin ? Ainsi ils auraient eu la peau de ces bêtes d’avaleurs d’écus ?
— Joss Fritz — Ce que le vent a soufflé est vrai. Erfurt, Spire, Cologne, Worms, Ulm et Regensburg. Toutes sont debout. Ils ont obtenu leur pain ! À Berne c’est la peau des avaleurs d’écus qu’ils ont eu. À Lucerne, les fils de paysans ne seront plus envoyés en enfer pour combattre au nom de leur propres bourreaux.
Mais à Soleure mes frères, à Soleure ils étaient quatre mille !
Quatre mille à prendre la ville !
Quatre mille hommes libres de plus !
— Paysan — Dieu soit avec eux !
— Joss Fritz — Dieu ne peut être qu’à nos côtés. Comment pourrait-il être du côté de ceux qui ont défiguré sa parole pour répandre l’injustice du diable ?
Nous sommes ses créatures. L’eau, l’air, les poissons et les arbres le prouvent.
Nous sommes de cette nature autant qu’eux. Les rats — mêmes couronnés — ne sont pas des Rois. Nous n’avons pas de couronnes, mais nous n’en avons pas besoin, la lumière de la justice suffit !
— Paysan — Et le peintre ?
— Joss Fritz — Trouvé aussi. Un homme dont les mains peignent la révolution comme si Dieu la lui soufflait à l’oreille.
— Paysan — Tu as le drapeau ?
(Joss Fritz sort le drapeau de soie de sous ses vêtements)
O. O.
Mais où vont-ils tous ces gens ?
Rester est impossible, attendre est encore pire. Les bâtisses sont trop lourdes, les pierres trop anciennes, les temps trop anciens. Le temps des champs pillés, révolu, le temps des filles violées, révolu, les yeux arrachés, révolu, la peau décollée, révolu. Impossible de rester en place. L’union est là — impossible de rester seul. Il faut rejoindre le fleuve. Ils sont dix dans ce village, puis cent dans ce bois — tant mieux. Ils sont mille dans cette contrée, puis dix mille dans cette région — tant mieux. Les fous, les enfants, les paysannes et les paysans. Main dans la main. Les puissants pâlissent — tant mieux — ils arrivent.
Paysans, mais rois du monde par la main de Dieu, ce Dieu sculpté de toute pièce par leurs âmes torturées, leurs mains broyées.
Le sculpteur Tilman utilise encore ses mains à cette heure, il sculpte, l’esprit tout à ce raz-de-marée. Il sculpte en pensant renversement et révolution, justice à nouveau — paradis enfin.
Mais que font tous ces gens ?
Ils se récupèrent. Voyez ce monde, c’est le leur. Voyez la beauté de ces ruisseaux, de ces plaines et de ces forêts, c’est la leur. La beauté du monde de Dieu c’est la leur, ils l’ont mérité.
Ils marchent, leur rythme est lourd, mais décidé, rien ne les arrêtera, rien ne les fera reculer, ils ne font qu’un. Le Bundschuh sonne le glas de ce monde renversé, de ce monde d’immondices. Le vice c’est l’injustice, le vice c’est le servage. Et le vice, on le brûle. Voilà ce qu’on leur a enseigné. Alors au bûcher les bourreaux ! Au feu les châteaux ! Au feu les évêques et les seigneurs qui écartèlent nos fils !
Rien à faire, leur lave coule et engloutit tout. Ils sont prêts à mourir puisqu’ils sont déjà morts. Ils sont prêts à rejoindre leur unique Seigneur puisqu’ils savent qu’ils défendent justement sa parole. Dans ce cortège brûlant, chacun trouve sa place. Les fous ne semblent plus si fous et les femmes sont des chefs de guerre comme les autres.
Les enfants, quant à eux, croient sentir l’odeur des grandes histoires au creux de chaque tapis de mousse sur lequel ils s’endorment. Pourtant ils savent qu’ils ne valent rien dans ce pays où les hommes sont des choses, dans ce monde où un enfant de paysan est un animal comme un autre. Mais eux aussi, ils voient, ils parlent. Ils seront des seigneurs-paysans !
Ce sont pour leurs enfants aussi — ces enfants qui voient — que les paysans prennent le monde.
L’odeur des cadavres n’est pas encore là, Tilman sculpte, Muntzer écrit, les paysans marchent.
Mais où vont-ils tous ces gens ?
O. O.
Autour de Matthias Grünewald
— Que sais-tu du peintre ?
— Rien.
— Son nom au moins ?
— À peine. On dit qu’il s’appelle Mathis Gothart Nithart. Mais il se fait appeler Matthias.
— Matthias, seulement Matthias ?
— Grünewald.
— Je le connais. Il marche avec nous. Il dit qu’il refuse maintenant de peindre, qu’il veut seulement dessiner les blessures sur les soldats avec son couteau, sa lance, jeter du rouge, du noir là-dessus.
— Est-ce lui ?
— On ne sait pas. On ne saura pas. C’est peut-être un autre : on ne saura jamais si le paysan qui est avec nous et qui mourra bientôt est ce Matthias Grünwald né Mathis Gothart, ou si c’est un autre, un certain Mathis Grün, sculpteur. Mais Grünewald ne laissera pas de sculpture.
— Donc on ne saura pas.
— Non. Lui-même, savait-il qui il était ? Il signait parfois MGN, avec le G dans le M et le N à côté ; MG comme Mathis Gothart — le pieux —, et surnommé Neithart, le chagrin. Mais on ne saura pas : c’était peut-être l’inverse : que son vrai nom est chagrin, et son surnom, le pieux. Décidément. Non, on ne saura jamais. On ne sait jamais rien.
— S’il savait.
— S’il savait quoi ?
— Qu’on fera de lui l’essence des formes allemandes, que les nazis chanteront son nom comme la manifestation impérissable du génie de son peuple.
— Il ne le saura pas.
— Tout ce qu’on a pu savoir de lui est perdu, cette fois on le sait, à jamais : les quelques rares archives ont été effacées, incendiées par les pluies de phosphores versées par les bombardiers anglais sur Halle.
— On n’a plus que son nom.
— Un nom inventé.
— Et les cadavres qu’il a peints.
— Oui. Et c’est bien suffisant.
A. M.
Le Retable d’Issenheim
Il a le corps droit et tordu à la fois, le corps des dignes et des massacrés, le corps des crevures, des salopards, des émeutiers, ceux dont on colle le visage sur les avis de recherches : et dont parfois on plante le corps contre un arbre comme si c’était du papier : il a la peau de papier et le visage de même, les mains cloués sur l’arbre sans racine et sans branche : il a les mains tordus aussi comme si c’était des branches qui poussaient de l’arbre mort, des branches noueuses et nues voudraient toucher le ciel pour ne heurter que le vide sur quoi le ciel repose et d’où il s’éloigne, mains qui voudraient agripper l’air comme on suffoque et ne font que hurler en silence les derniers souffles rauques ; il a le visage de même tordu et posé sur lui qui ne le supporte qu’à peine, les lèvres bleuies qui murmurent pour elles-même le délire de la fièvre ; il a la peau verdâtre couverte de plaies, pustules et verrues cernées d’auréoles qui ne sont pas d’un saint, non — plutôt comme sur nous rongés par le mal des ardents que personne ne soigne et sur quoi poser la main est interdit sous peine de mort, même si la mort sait venir seule rien qu’en posant les yeux sur les plaies purulentes : on voit la gangrène, on voit qu’elle a gagné des jambes jusqu’au crâne chaque parcelle de la peau, on devine que le sexe aussi est dévoré par elle, on voudrait soulever le tissu mal noué pour regarder longuement, on ne le fait pas ; on regarde plutôt dans les creux du ventre ravagé et on voit la faim et qu’il n’a pas mangé depuis une semaine, et encore : des quignons de pain noir et quelques racines de pommes de terre rances : on voit que c’est un cadavre de plus et que ce cadavre est vivant, qu’il a peur ; on voit qu’il a pitié de lui, de Dieu qui l’abandonne là ; on voit qu’il ne croit plus en rien, qu’il voudrait que tout s’arrête ; oui, on voit, dans ses yeux, ce qui est dans nos yeux : la pitié qui ne sert qu’à donner des forces pour la vaincre.
À ses pieds, la Magdaléenne, Marie de Mandala ou Marie Madeleine, quelle que soit son nom, la pute plutôt, et c’est bien elle, tu la vois sur son visage, partout, c’est elle, qui aura trainé son corps de Tibériade jusqu’à la Sainte Baume, ce corps qu’elle a donné à ceux qui passaient et qui voulaient bien l’emprunter pour un soir, et qu’elle donnait par pitié et un peu d’argent, ou pour les cris qu’on lui arrachait alors et qui était le contraire des cris qu’on crie quand on meurt, qu’on va mourrir, Marie Madeleine voudrait prier, mais elle fait semblant, on le voit bien, elle joue, la pute, à celle qui est triste et qui prie, elle jouera jusqu’au bout ce rôle, elle, elle voudrait seulement crier encore, une fois, elle joint les mains comme si c’était son corps et le sien et pour un peu d’argent, pour la pitié qu’elle éprouve devant le Christ, pour le plaisir qu’il lui donnait au nom de la peine, de la pitié que tous deux éprouvaient quand après il se retrouvait nu l’un sur l’autre sous les draps d’un autre tombeau.
À sa droite Saint-Jean tient la Vierge dans ses bras : voici ton fils, voici ta mère, avait-Il craché de là-haut et les voici donc, mère et fils encombrés l’une de l’autre, mais ne sachant que faire, la Vierge folle sous le voile blanc d’une jeune mariée fermant les yeux comme les mains, fermant tout son corps et Jean, les yeux clos aussi, et tout aussi fou, ceignant cette nouvelle mère, que faire, alors le voilà qui s’apprête à danser, et je les vois danser et toi aussi, la valse folle, macabre et atroce de ceux qui restent et qui seront donc seuls jusqu’à la fin : qui fermeront jusqu’à la fin les yeux sur toute forme de réalité et qu’on n’en parle plus.
À sa gauche, Jean-Baptiste tout en cadavre et peau de chameau, la tête sur les épaules qu’on lui a arraché de son vivant, il la porte cette fois de toute sa mort, la barbe longue de ceux qui savent, le doigt pointé vers le corps, le ventre creux, le sexe caché peut-être, comme les enfants désignent pour s’en moquer les vieillards et les fous, les laids, les salopards que la police traque et qui dorment sous les ponts, il porte un livre dans sa main et si on savait lire, on ne saurait pas le lire, c’est écrit pour lui seul, de son écriture de mouche où la vérité sans doute s’énonce, pour les mouches et les dieux, pas pour nous, c’est le seul qui ouvre les yeux : tout ça qui donne envie de lui cracher au visage.
Et il y a l’agneau presque égorgé qui prend soin de faire tomber son sang dans le calice pour qu’on le boive et qui regarde lui aussi, les yeux fermés aussi, non pas le corps du type là-haut qui va mourir, mais quelque chose derrière lui de plus grand, de plus terrible qui est le paysage là-bas, celui qu’on ne voit pas, qui est noir comme les traces que laisse le feu sur le mur de l’auberge, on devine des collines, des forêts, on devine les villes, l’Allemagne, on devine la Sainte-Baume, on devine l’endroit où on n’ira jamais et qu’on devine toujours quand on est de l’autre côté du monde.
A. M.
Panorama
On ne sait pas où regarder : dès qu’on pose les yeux sur elle, la toile s’agrandit ; non, vraiment, on ne peut jamais la voir tout entière ; elle est si grande qu’elle est invisible.
Au lieu même où les paysans sont morts, sur le champ de bataille de Frankenhausen, on avait décidé de lever un mémorial — c’est ce qu’on fait toujours avec la mort, la défaite et les regrets, on lève quelque part où le sang a séché une pierre et on écrit quelques mots sur elle, Passants, va dire aux hommes qu’ici sont morts ceux qui voulaient défendre leurs lois et souviens-toi ; des phrases comme ça, inutiles et belles, lapidaires. C’est ici, sur la Schlachtberg, qu’on lèvera la pierre. Sauf que c’est une colossale bâtisse qu’on prévoit, de marbre et tout en colonne, en gravité terrible. Dedans, on y mettrait la bataille elle-même, toute entière, celle du soulèvement, celle de l’arc-en-ciel et du massacre, celle sur quoi avant le massacre et sous l’arc-en-ciel Müntzer avait jeté les dernières paroles.
La République Démocratique d’Allemagne passe commande au Peintre. Camarade, oseras-tu représenter l’histoire ? Non pas sa fable, mais celle qui est tout entière et brutale, celle qui se soulève et qui en retombant fait lever à son tour la poussière où nous sommes, oseras-tu ?
Le peintre dit que oui, qu’il osera.
Il lit d’abord, des centaines de livres. Il regarde les images d’autrefois qu’il apprend à peindre ; les corps et les vêtements, les objets, les gestes. Et puis, il commence : dans son atelier de Leipzig, il exécute le tableau comme si c’était une partition, ou comme on égorge lentement le sens de l’histoire.
Sur quatorze mètres de large et cent vingt-trois mètres de long, le peintre égorgera l’Histoire — pendant qu’il lit, qu’il rêve, qu’il devient fou, la toile nue est tissée d’une seule pièce par des centaines d’artisans camarades.
On la découpera en morceau et on l’acheminera à Frankenhausen dans la plaine fumante, sur le champ de bataille devenue de la campagne allemande avec un musée posé sur la terre, des murs, des colonnes, une immense salle vide. En mai, on aura besoin de cinquante-quatre hommes pour tirer la toile d’une tonne : on la hissera à des anneaux en acier à quinze mètres de hauteur et on la suspendra à cinq cent soixante-seize pinces métalliques.
La toile tendue se courbe vers l’intérieur ; on dirait un ventre, et c’est un ventre avec dedans la faim et la soif de l’Histoire, le sang et la merde, les viscères du temps, le dedans des choses ouvert pour qu’on les voie. Mais le ventre est vide encore, d’une pâleur terrible.
On attend que le peintre vienne et la recouvre ; pour l’heure, il a fini de lire, il essaie sur du papier à l’échelle de sa main quelques scènes, des figures, il compose avec le temps et l’espace, avec l’histoire qui veille au-dessus, le juge ; il déchire souvent en quelques instants ce qu’il avait mis plusieurs jours à bâtir ; il recommence tout ; il ne sait pas s’il viendra à bout et il devient fou, il le dira : je devenais fou, je suis devenu fou.
On est presque dix ans après la commande : la République Démocratique d’Allemagne demande des nouvelles. Camarade, as-tu achevé, cela fait dix ans maintenant. Le Peintre dit que oui, il croit que oui, sans lever la tête de l’ouvrage — de son brouillon illisible, informe.
C’est août. Il entre dans le ventre. Il regarde la toile nue, blanche comme de la chair, il jauge l’adversaire. Mille sept cents mètres carré lui font face et l’entourent à la fois. Camarade, oseras-tu ? Il entend des voix maintenant, elles rient, elles hurlent, est-ce qu’il osera ?
Et puis voilà, il pose un premier coup de pinceau, et un autre, et c’est fini, rien ne sera plus jamais intact, tout a commencé.
Pendant cinq mois il travaille seul sur son échafaudage ; évidemment, il a commencé par Le Jugement dernier qui surmonte la toile à droite de l’arc-en-ciel fatal. Le temps passe terriblement lentement.
Camarades, où en es-tu ?
La toile est couverte par endroit, comme trouée par la lumière, mais partout, la blancheur hostile, têtue, la chair fraiche de la toile nue : on n’y a arrivera jamais.
– Le Peintre se résout à faire appel à d’autres peintres camarades, on travaillera ensemble, eux sur un second échafaudage, lui sur le sien : il hurlera les ordres ; il y a des architectes pour les grands ensembles, des coloristes pour les ciels, des petites mains qui ne dessinent que des détails invisibles, il y a Dietrich Wenzel, Helmut Felix Heinrichs, Wolfgang Böttcher, Walter Heisig, Eberhard Lenk, Volker Pohlenz, Gert Weber, Michael Gawlick, Thomas Holle, Edgar Lange, Paul Eisel, Andreas Katzy, Matthias Steier, Helmut Symmangk et Norfried Pahler, et il y a le Peintre, lui, il s’est réservé les visages, les armes, l’encolure des chevaux.
Tous doivent copier le Maître, mais lui ne peint pas comme il peignait alors : il peint comme autrefois on le faisait ; peu à peu, on réalise que la main qui peint n’est à personne, qu’on se la partage, qu’elle est au-dessus d’eux, et que c’est la main d’un mort, d’un peintre mort depuis cinq cents ans.
On est ensemble le jour ; le soir, quand il est seul, il veut regarder la toile, mais il ne le peut pas, elle l’entoure ; elle est plus vaste que l’horizon ; on n’en voit pas la fin.
Octobre enfin, quatre années après le premier coup de pinceau — quinze ans après la commande : on ne sait plus quoi faire. La peinture est achevée, elle a remplacé le monde.
Dans quelques mois, la République Démocratique d’Allemagne tombera comme si c’était un vulgaire travail de maçonnerie mal cimenté — le panorama dans le mémorial de Bad Frankenhausen sur le Schlachtberg levait enfin l’image réelle de l’Histoire, celle de son soulèvement : d’une fin de l’histoire à l’autre, quelque chose se donnait la main, une main couverte de sang et de peinture.
On dit que le Panorama de la Guerre des Paysans est le plus grand tableau du monde, et c’est peut-être vrai. On dit qu’on ne peut pas le voir en entier, qu’on n’en verra jamais que des fragments. On dit aussi que Werner Tübke, le peintre, ne peignit plus rien après ; que l’Histoire était devenue pour lui ce bûcher des vanités où tout prend feu. On dit tant de choses et il faudrait pouvoir se taire, se taire et regarder la toile, et on ne le peut pas.
A. M.
Rêves de Babylone
Dans le texte affreux de Luther, Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église se rejoue l’ancienne note, le lamento mémorable par lequel Babylone est de nouveau ce qu’elle fut toujours : la Putain, l’exécrable, le ventre souillé qui souille en retour ceux qui l’approchent, la Royauté terrestre comme l’envers du ciel. « Je sais maintenant et je m’assure que la papauté n’est que le règne de Babylone ; c’est la puissance de Nemrod, le robuste chasseur ».
Tous les prédicateurs connaissent l’image. Depuis au moins Isaïe, Daniel, ou Jérémie, on l’habite : on la dresse devant soi pour mieux cracher sur elle. Babylone est la Grande Dépravée, l’antique prison du Peuple Élu, et désormais tout ce qui semble l’œuvre maligne prompte à corrompre.
Müntzer s’empare de l’image et comme pour tout, il le fait avec une vigueur nouvelle, une hargne qui après lui ne pourra être que de seconde main. C’est qu’il remplace l’amertume des prêcheurs par la véhémence du guerrier. Jetez à bas les tours ! appelle-t-il, et l’appelle qu’il lance porte sur la forteresse moyenâgeuse autant que sur Babel, la tour haute d’arrogance parce qu’elle voulait transpercer le ciel. Là est peut-être la geste propre de Müntzer : s’en prendre au Moyen-Âge et à l’Histoire comme à ce qui la précède, au mythe et à la légende de tous les mondes d’avant la révélation d’un même mouvement de dévastation qui les unit.
Müntzer marche dans l’Allemagne féodale comme dans la capitale de Nabuchodonosor — pas comme Alexandre voulant la conquérir et pour cela, en relever les ruines, mais comme le souffle qui disperse en Irak les derniers vestiges au bord de l’Euphrate asséchée.
Daniel soufflait lui aussi, mais ce n’était que des prophéties à l’oreille des derniers rois porteurs de la tiare de Marduk leur disant combien leur fin était proche.
Quand on traduit les sermons de Mütnzer, il est tentant d’écrire Jetez à bas les donjons !, mais c’est faux. Ce qu’il faut détruire aussi, surtout, ce sont les églises qui abritent l’antéchrist autant que les rois qui les nourrissent ou s’en repaissent. Luther avait voulu séparer l’esprit des pouvoirs temporels — et par là il s’assurait le soutien des princes, et au-delà, de toutes les consciences lâches.
Si la foi seule sauve, comme il le défend, il suffirait ainsi de faire sa prière le soir et de fermer les yeux sur les convois à bestiaux qui passent sous la fenêtre et emportent des cris vers l’hiver à l’est, et on serait quitte ?
Müntzer marche dans Babylone pour rappeler que le pouvoir est impie, non parce qu’il trahit son dieu, mais parce qu’il l’abrite, lui donne des armes — et parce que « tout pouvoir est criminel » qui se fonde sur le pillage des corps, des cœurs et des langues. Il marche dans les ruines qu’il foule aux pieds, Müntzer.
« Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres », dira-t-on, des monstres à tête de dragon, au corps de chèvre ou au visage d’un Médicis porté par le Saint-Esprit du conclave au pouvoir. Jules II voudrait un palais à sa mesure et il entreprend de relever l’antique basilique Saint-Pierre. Les travaux coûtent cher, la corruption dévore le temps et les banques de Rome. Les Indulgences servent à payer les pierres blanches, les femmes qui dans le lit de Jules passent, le vin. Saint-Pierre est une ruine d’avant sa destruction. Müntzer marche entre ses pierres, dans ses pensées.
Babylone est un rêve qui le pousse.
A.M.
Du plateau, notes
Samedi 18 novembre 2023
Première rencontre
Chœur de paysans. Silence des corps. Des mains se tordent, des sourires se tordent. On attend. On attend la musique, on attend une indication, on attend aussi les fantômes. On espère qu’ils viendront. Joggings rentrés dans les chaussettes, on espère la magie, fébriles. Et puis grondent les voix des autres, les voix des fantômes — plus besoin de consignes. Voilà que l’on sent le groupe, on suit. Un pas vers la magie. Le silence des gestes creuse dans le mur qui nous sépare encore des fantômes. Le grincement des lattes, pieds nus, chaussettes. Et puis le trou. La persée. Une image, un lien. Sous la chaussette — l’herbe mouillée. Dans les yeux — un autrechose. Du bout du doigt — le contraire. Sursaut, exagération : les fantômes s’éloignent, ne restent que les vivants. Zélie — On dirait un vieux film expressionniste allemand. On s’acharne. Où sont-ils ? Sitôt perdus, ils manquent ! Alors on redouble d’effort, on creuse, on respire de trop pour voir des étoiles, on échauffe ses muscles pour se sentir doublement vivant — pour ramener les paysans à la (double) vie. On crie, on les entrevoit — on crie plus fort, on les effraie. Front contre sol — front contre front. La transe, un lacet défait/refait. Les mains jointes, des cris, puis des rires tendus vers le ciel de l’amphi. C’est un autre fantôme qui vient d’y apparaître. Un fantôme qui planait déjà en 1525. Les paysans sont là aussi, les yeux vers le ciel.
Jeudi 11 avril 2024
Improvisations
Finalement Finalement Mmmmm Méticuleux Il se passe quoi ? Ah ! Alors ? Alors là ! Les oiseaux, les oiseaux, IL SE PASSE QUOI ? Les oiseaux, ah bah tiens ! Salut ! oh bah là oh non ! Je ris ! Quoi ? Par reprise ! C’est par reprise ! Ah oui. Ouf. Il faut trouver, ça a de la gueule. Mais comment elles font ? Mais comment elles font !
Samedi 20 avril 2024
Filage
La répétition a cela de beau qu’elle est désespérée
— elle attend la transformation de corps
qui ne se changeront en rien d’autre que ce qu’ils sont.
Difficile de tracer un sillon dans le temps.
Pourtant — Les pas des actrices forment des creux,
et ces creux sont des métamorphoses.
Nous sommes au Moyen-Âge.
Cette affirmation est une force — nécessaire
à tirer l’inexistence à l’état d’existence.
La scène
— par où on y rentre, par quoi on y rentre —
là où les pas suivent les mots pour une fois.
On tire des conséquences sur ce que les chiens se coucheront toujours en ces lieux, au petit matin, en seront toujours chassés, y reviendront toujours. Mais il n’est pas difficile de comprendre que ces animaux devaient trouver ces places plus chaudes qu’ailleurs.
Quelles conséquences y aurait-il à tirer qu’un chien se couche sur un tas d’herbe ? Et si le chien revient ? S’il recommence ? Si ses chiots le suivent un jour ? Et le lendemain ? Et si ce tas d’herbe est un ancien bûcher ? Quelles conséquences tirer de l’habitude des chiens de provoquer les hommes en se couchant sur leurs bûchers ? Quelles conséquences y aurait-il à tirer de voir les chiens prendre l’habitude de rappeler aux hommes qu’ils ne sont que des hommes ? Et si ces chiens étaient aussi des hommes ? D’autres hommes ? Et si ces chiens c’était nous ? Au fond, nous ne faisons que nous coucher sur les restes des bûchers dont on est toujours chassés ?
O. O.
Soixante-dix oiseaux
Ce n’est pas assez.
Il faudrait continuer à l’infini, ajouter des Jaseurs Boréals, d’autres oiseaux imaginaires, réels là-bas où s’imaginent les oiseaux d’ici comme si ce n’était qu’un rêve, mais les rêves ont une fin : il n’y a que soixante-dix oiseaux.
Quand il trace des plumes, le poignet fait le même mouvement que s’il peignait des larmes ou des couteaux.
La plupart sont des passereaux : oiseaux de jardin. Ils meurent toujours entre les mains des enfants qui essayent de les sauver. Comme dans le poème Txoria Txori : Hegoak ebaki banizkio, Neuria izango zen, Ez zuen aldegingo, Bainan horrela, Ez zen gehiago xoria izango
Eta nik, xoria nuen maite ; (si je lui avais coupé les ailes il aurait été à moi il ne serait pas parti, mais il n’aurait plus été oiseau et c’était l’oiseau que j’aimais), qu’on écrivait en cachette sur des serviettes, en langue basque, que la dictature avait faite interdire.
C’est souvent en chantant l’oiseau, l’amour, qu’on se met en danger de mort : quoi de plus insupportable qu’un oiseau fragile qui siffle sans arrêt les mêmes notes, quand on lui hurle de se taire, mais qu’il ne le fait pas, ne s’envole pas, à croire qu’il réclame le chat et le fusil ; il n’a jamais appris à se défendre, n’essaye pas. Il chante.
Au milieu des passereaux, une chouette, seul rapace de la toile.
Disons qu’elle a changé de camp ; qu’elle s’en va, retrouver, avec son nouveau visage — qui est le même qu’avant ; personne ne change de visage. Croyez-le ou pas, mais dans la colère ce n’est pas un nouveau visage, c’est ce qu’il a toujours été, mais il ne faut pas le montrer ; celle qui montre sa colère, on l’appelle folle, possédée, de tant posséder son visage.
Des oiseaux, des oiseaux, des oiseaux, peut-être est-il temps de poser des oiseaux plutôt que des coupures ; d’écouter la langue comme le chant solitaire du Moho de Kauai, jamais comme chose commune, jamais : personne ne parle la même langue — mais la lâcheté massacre ça aussi, de toute sa brutalité qui n’abat aucun mur, en construit de nouveaux, toujours plus hauts, plus raides, aux contours plus nets, avec des clous pour que les oiseaux ne s’y posent plus.
– Il n’y en a pas assez pour lever une armée, car il a fallu s’arrêter de peindre pour vous les montrer. Les rêves ont une fin quand on les met dans une boîte. Mais, là-bas, il y a un endroit où ça ne s’arrête pas, où toujours des oiseaux, des oiseaux, des oiseaux dans le vent, tellement, que le ciel change de couleur, et certaines ferment leurs fenêtres, trahissant, que les plus courageux sont toujours lâches devant la lâcheté et qu’iels massacrent leurs oiseaux en les laissant aux certitudes.
Et les oiseaux ont les os creux. C’est comme ça qu’ils volent.
M.T.
Et peut-être ces trois semaines de théâtre ont été un lieu local, humble, où nous avons pu apprendre un peu le langage de notre cœur, chacun·e du sien, à partir du son cœur à soi et à partir de ses empêchements – ces masques qui nous condamnent si souvent de ne pas pouvoir nous voir nous-même.
Et nous avons peut-être pu apprendre ainsi que s’y affronter en ce lieu avec amicalité commençait déjà à chasser nos peurs, ressentiments et haines ordinaires dont on hérite on ne sait comment.
J’ai aimé, simplement, avec mon cœur, cette solidarité dans les larmes qui est né dans notre travail. Nous les avons élargis, nos cœurs, à partir de nos peines, et à partir de ce qui veut nous cacher nos peines, ce qui veut nous les faire oublier.
Nous avons arraché de la réalité un morceau inattendu. Nous avons éprouvé une fois de plus la puissance de la fiction, comment elle peut nous transformer, comment elle transforme nos corps même, comment tout à coup ces corps qui semblaient inadaptés, maladroits, deviennent des rocs où tout est plein de vie. Des rocs tremblants. D’éprouver si concrètement que la vie est dans ce qui est fragile, vulnérable, présent, imprévisible. Et de faire de notre désir de vivre, notre exigence la plus haute, sans compromis ou presque. Et de sentir cela ensemble.
Il y a peu de choses qui soient plus belles.
M. S