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Pierre Michon, l’assomption d’un nom mémorable
vendredi 24 janvier 2014
Note du 13 janvier :
Ce mercredi et pour trois jours, à l’Université d’Amsterdam, se tient un colloque sur les écritures contemporaines, et sur la question du « Retour à la narration », journées organisées par Sabine Van Wesemael et Suze Van der Poll (programme en bas de page).
Occasion pour moi de prolonger une réflexion engagée sur deux fronts : le récit, et la prose de Pierre Michon, déjà entreprises à Québec (sur les enjeux des moyens du récit), et Paris (sur ceux du monologue). Manière aussi d’aller plus avant, pour moi, sur la question de l’Histoire, ou comment s’articule à elle les outils pour la dire, la fable qu’il faudrait pour en prendre mesure afin de non seulement lui appartenir, mais l’inventer.
Pierre Michon comme un façon, de biais, de lire ce qui me semble moins aujourd’hui un retour, qu’une manière de recourir à l’Histoire : pas vraiment un repli, une retraite, mais une conquête oui, et si cela doit prendre la voie de l’histoire de minuscules d’ancêtres, ou de Rimbaud, ou dernièrement de la Révolution (surtout de la Révolution : lieu où décider qu’ici commencerait notre histoire et l’histoire de l’histoire), ce serait toujours geste de morsure sur sa propre histoire, dans la langue qui nomme.
Sur toutes ces questions, prétexte aussi (quel est le biais de quoi ?) de chercher en moi et plus loin les fabriques de l’histoire : comment raconter, quelle vie, de quelles expériences témoigner pour traverser l’histoire ?
Des Vies minuscules à la fable majuscule que représente ce théâtre considérable de l’Histoire qu’est la Révolution française dans Les Onze, le romancier Pierre Michon dessine depuis trente ans, via nombre de récits faisant retour sur l’Histoire, l’itinéraire singulier d’une œuvre prise dans les feux croisés de l’intime et du collectif, travaillant dans une écriture elle-même creuset de la mémoire perdue de la langue (où le somptueux du style fait violence à notre temps même, somptuaire du langage) les rapports de force entre la modestie des corps – leurs origines et la fragilité des existences –, contre la puissance de l’Histoire : ces moments de fatalité qui fondent le sens des destinés humaines. C’est ainsi que peut se lire ce retour (qui ne cesse de faire retour) à l’Histoire dans son œuvre, qui est aussi un recours technique à la fabrication de l’histoire : double polarité pour une même exigence, celle de raconter précisément ces jeux de force entre l’infime et l’immense aux points d’intensité qui en jaillissent : entre Balzac et Rimbaud, dont Michon serait moins l’héritier que l’exécuteur testamentaire (le fils prodigue, c’est-à-dire aussi en partie le traitre). Un retour aux narrations du XIXe s., qui en traverse les procédés pour mieux les imploser : retour en spirale, donc. Dans ses derniers récits, l’Histoire n’y est pas décor ou support, mais surface et enveloppe narrative : scène où des acteurs plus que des personnages, et des voix plutôt que des corps, surgissent pour s’effacer devant la présence réelle du corps mystique et glorieux de l’Histoire. Narration monologuée ou dialogisme adressé d’une fable qui est l’allégorie de toutes les autres histoires ? Michon travaille à l’atelier de la langue, refusant la fresque au lieu même où elle est pourrait agir pour œuvrer dans le récit en prise directe sur ceux qui le font : ekphrasis lyrique de la narration, où comment le retour à l’Histoire, celle qui est censée avoir été écrite pour toujours, peut être l’espace imaginaire de sa réappropriation et la possibilité politique de son invention.
Pierre Michon | l’assomption d’un nom mémorable
l’art miraculeux de l’œuvre prose
— Exilé ici, j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?Arthur Rimbaud, ‘Vies’, Illuminations
Rien ne m’entiche comme le miracle. A-t-il bien eu lieu ? Il est vrai : ce penchant à l’archaïsme, ces passe-droits sentimentaux quand le style n’en peut mais, cette volonté d’euphonie vieillotte, ce n’est pas ainsi que s’expriment les morts quand ils ont des ailes, quand ils reviennent dans le verbe pur et la lumière. Je tremble qu’ils s’y soient obscurcis davantage [1].
D’un tel miracle — celui de cette prose qui est aussi du récit et de son écriture, acte qui engage tout entier la narration dans son mouvement en lequel réside à la fois un renouement et un adieu — dire d’emblée qu’il est croyance, suspendue à la question d’un avoir lieu inquiet qui n’aura d’autre réponse que sa formulation, puisque le lieu (et la formule) de cette question, c’est le récit lui-même. Miracle, c’est-à-dire geste devant ce qui ne saurait se résoudre hors son accomplissement ou qu’aucune preuve ne pourrait garantir, et dont seule l’exécution, souveraine et fragile, pourrait attester le vrai, c’est-à-dire le réel. Dire aussi que cette phrase porte l’art poétique qu’il accomplit, que dans le récit qui se raconte ici, se formule aussi ce qui seul pourrait permettre de le raconter. Dire enfin que le miracle de cette prose, sa croyance comme moyen de la vivre au lieu même du récit, mise à l’épreuve de l’écriture, mise en question de l’expérience qu’elle exige, dans l’articulation de la vie et de la mort, de la lumière et de l’ombre, du récit d’une part dont l’art en prose est son incarnation horizontale, durée, contre une langue pure d’autre part rendue à son éclat vertical, c’est-à-dire à la poésie surgie et effacée en son instant — que ce miracle donc d’une telle mise en tension ne peut avoir lieu qu’au tremblement singulier d’un auteur terrifié par ce qu’il accomplit : produire l’effacement. Faire tenir par et dans la narration le surgissement d’une présence est impossible et c’est pourquoi ce geste est sans cesse tenté, recommencé, vague échouée infiniment d’une mer qui croit encore qu’elle est capable de se rejoindre.
Si l’écriture de Pierre Michon est ce miracle, c’est aussi parce qu’elle organise ce coup de force comme d’un seul élan qui assemble et juxtapose les conditions de son surgissement avec l’effet qu’elle suscite auprès de son lecteur : quelque chose comme d’une reconnaissance fragile, menacée toujours de se rompre devant le somptuaire de sa réalisation — reconnaissance, mot qui vaut aussi bien quand il s’agit d’admettre l’évidence mystérieuse de l’inconnu révélée telle qu’en lui-même, comme de vérifier le visage d’un mort. Reconnaître un mort, c’est une manière peut-être de dire le mouvement d’une telle écriture : non pour dire la mort et chanter sa disparition, mais pour chercher dans le regard achevé et clos ce qui a produit la vie, l’énergie qui maintient dans l’être celui qui la reconnaît : face à un mort, c’est là seul qu’on sait qu’on est vivant.
Miracle de cette prose sur laquelle pèse ainsi cependant comme la menace d’une mort au lieu même qui a présidé à sa naissance : prose en laquelle dignité et pudeur et violence en regard du monde se fondent pour s’écrire, en même temps qu’un récit qui n’est finalement qu’un dépôt de chair brisée sur le spectacle de son apparition qui l’efface. Violence en regard du monde et des formes qu’il se donne pour se lire et être lu : l’archaïsme d’un style tel qu’il s’admet, se reconnaît lui-même, l’est d’autant plus que ce monde (notre monde) ne cesse de faire de la communication son ministère, celui de l’art et celui du pouvoir, où seul importe la transitivité efficace d’un message, sa lisibilité immédiate en termes de savoir et d’une connaissance immédiate. La prose de Pierre Michon ne cesse pas de travailler contre cette immédiateté, contre cette idéologie de la communication neutre au nom de l’efficacité, mais elle le réalise avec les moyens d’une autre immédiateté, avec les forces d’une autre lisibilité, les énergies d’une autre façon de concevoir le passage du verbe — au nom de ce monde. C’est en effet en faisant porter sur l’écriture tout le poids de cette prose, en confondant dans ce art d’écrire la possibilité de la parole, cherchant au plus haut l’incandescence sous la fusion du dit et du dire, produisant le spectacle d’une parole qui ne cesse de s’exhiber telle, jouant de la rétention comme puissance de délivrance, que Michon travaille, pour ainsi dire, contre son temps, et ce faisant dans ce monde, pour une part lui répondant, répondant de ce monde. Car comme deux forces s’appuient l’une contre l’autre pour jouer des équilibres paradoxaux et s’ériger, l’écriture de Michon trouve ici matière à sa contemporanéité, une contemporanéité problématique — et en cela éminemment contemporaine —, qui consiste à se rendre présente, à travailler au présent malgré la forme que le présent se donne à lui-même (en syntaxe de la vitesse), à faire se dresser ce qu’il faudra bien nommer avec lui la présence réelle.
L’art du récit de Pierre Michon serait, dès les Vies Minuscules, posé ainsi en ces termes : un miracle, qui voudrait tenir à part égal la quête d’un récit — celle qui au plus haut est celle de vies : raconter la vie comme vie vécue : chiasme décisif, équation puissante —, et celle d’une langue qui serait capable de demeurer intacte d’une fiction toujours susceptible de recouvrir ce qui la produit. Là où se tient le miracle est dans cette double postulation, baudelairienne presque, entre l’enfer d’un récit linéaire comme projet narratif, et le ciel d’une langue pure et lumineuse, d’anges, ces « morts quand ils ont des ailes ». Dans le paysage où surgit — et où intervient — l’écriture de Pierre Michon, parler dès lors de retour à la fiction n’a de sens que dans cette dialectique joyeuse et terrible, simple en apparence et vieille, « vieillotte » aussi, entre prose et poésie, traversée, mise en pièces. C’est que Michon, s’il opère un tel retour, ne se résigne pas à une retraite, un repli — plutôt comme dans d’autres écritures qu’il reconnaîtra frères [2], cherche les moyens d’une conquête, voire d’une reconquête. La fiction, entendue de manière minimale, comme la production d’un récit — travaillée par les enjeux de vrai et de faux, non comme des valeurs, mais des seuils franchis dans un sens et dans l’autre — est de retour contre le formalisme des années 1960 et 1970 qui précédaient (un formalisme de la forme surtout), mais en tant qu’ici elle est retournée par la forme et avec elle dévoilant le récit.
L’art de la fiction intéresse en somme Pierre Michon comme elle intéresse les plus grands prosateurs qui l’ont travaillée de l’intérieur, c’est-à-dire qui l’ont travaillée contre elle (Proust, Faulkner, Joyce, Céline, pour ne citer que quelques exemples disparates qui n’ont parfois que peu à voir avec la poétique revendiquée par Michon, mais semblables toutes dans le même désir de contester la forme de la fiction par des moyens formels). Dans un entretien télévisée de 1998 — en compagnie de Jean Échenoz et de Pierre Bergounioux —, Michon s’en explique avec force clarté.
Pierre Michon : Cette catégorie fourre tout du roman, que moi je revendique aussi, nous n’avons pas de raison de la laisser aux misérables. Cette catégorie-là a été définie au siècle dernier pour des ouvrages extrêmement novateurs, à partir de Diderot, disons. Et maintenant, c’est une catégorie pour les ouvrages au contraire conventionnels. Et pourquoi ne pas reprendre ce label pour les ouvrages qui ne seraient plus conventionnels, c’est-à-dire : l’œuvre en prose.
Quelques uns parmi nous croient que l’histoire des formes continuent, qu’on peut insuffler quelque chose encore au roman, enfin à ce qu’on appelait le roman, que ce soit dans le sens de l’intrigue comme va Jean [Échenoz], il me semble, d’après ce que tu disais tout-à-l’heure, ou dans le sens du « plus de prose », comme moi-même je m’efforce de faire, mais enfin nous pensons que cette forme-là n’est pas close une fois pour toute, sur des histoires de « un tel veut coucher avec une telle, mais malheureusement il a un fils d’un premier mariage, etc. » [3]]
Miracle de Pierre Michon en ceci qu’il choisit là où est la réaction l’espace même de la reconquête, refusant d’adosser le travail de la langue contre le récit (la fiction), mais au contraire, envisageant radicalement le roman (la fiction) comme structure enveloppante au sein de laquelle sera possible la langue. Récit, roman : fiction ? L’œuvre en prose, dit Michon — il faudrait évidemment définir plus avant ce qu’ici trop rapidement on assimile, et bien sûr la fiction ne recouvre pas le roman : du moins dirons-nous ici que le roman est l’espace technique d’un récit fictionnel. Loin donc de revenir à la fiction contre le travail de la langue, ou de travailler la langue contre la fiction, Michon cherche une sorte de synthèse dynamique qu’il trouve dès Vies minuscules et nomme sous ce terme d’œuvre en prose — en tant qu’elle est un surcroît de prose : un « plus de prose » — qui pourrait presque désigner un genre neuf, où l’œuvre ferait signe vers l’élaboration formelle d’une langue conçue en ponction verticale du verbe, et la prose vers le récit, sa ligne horizontale orientée en trame. En cela, répondant à la définition de la littérature par Maurice Blanchot (« mise en réflexion du langage »), l’œuvre de Michon double cette proposition en élaborant le langage aussi comme mise en réflexion du récit, dans le langage, et du langage dans le récit. Formalisme ? Pierre Michon pourrait fait siens les mots que prononce après lui (et avec lui) Jean Échenoz, lors de cette même émissions :
Jean Échenoz — Je suis très attaché au formalisme. Et je tiens à cette idée, je tiens à cette pratique, la façon dont un objet est construit, et la façon dont il progresse. La façon dont il est structuré, agencé jusque dans ses détails, me parait au moins aussi importante que le propos. C’est cela le « plus de prose » : l’idée d’une prose romanesque qui transcende des formes au fond hétéroclite, et c’est là que cela passe .
Formalisme, c’est-à-dire révolution permanente, fidélité à la guerre civile incessante que mène le roman contre lui-même : radicale introspection d’une forme qui ne peut s’élaborer qu’en se contestant de l’intérieur, et depuis toujours ainsi peut se lire son histoire.
Pierre Michon — Après tout, les romans de Chrétien de Troyes en vers étaient tout le contraire de la convention, c’était des nouveautés. Flaubert était de la nouveauté, Sthendhal à sa façon aussi, et Balzac sans soute. Quand j’entends les gens dire « le vieux roman balzacien », mais comment cela ? Plus personne n’en fait ! Balzac seul l’a fait. Maintenant il y a des romans, si on pense à Anatole France : de type francien ; si on pense à Paul Bourget : de type bourgetien, mais des romans balzaciens je n’en vois pas. Il y a des romans, beaucoup de romans, qui ont pris le chemin du mauvais roman, de la fin du siècle dernier, qu’on n’a pas lus, pas plus qu’on n’a pas lus le mauvais roman de notre siècle [4].
Fidélité, oui, et pour cela il s’agit de ne jamais faire d’une forme acquise une forme à hériter, mais toujours habiter son mouvement : être fidèle à son histoire seulement dans sa trahison. Nul retour à la fiction possible, dès lors, s’il faut entendre par retour une reprise : le retour est toujours un détour qui en déplacerait les termes — excéderait à la fois la force pour s’en délivrer. S’il y a retour, c’est en vertu de cette loi : que le neuf est autant un critère qu’un appui, un élan. L’archaïsme de la langue de Michon en ce sens est sa modernité : la réécriture d’une langue dans un temps et un monde qui n’est plus capable de l’entendre, l’inouï — la langue que parlent les récits de Michon, si nette et franche plongée dans la radicalité même de son histoire, langue française trempée dans l’éclat même de son langage, devient, au plus haut, étrangère, et en cela force de novation pour le français ainsi dévisagé, envisagé de nouveau à l’envers de notre langue.
Vies Minuscules de Pierre Michon figurerait une double transgression, une double reconquête, une double attaque aussi des canons anciens, apte à opérer cette novation singulière qui excède de beaucoup la seule formule de retour à la fiction à laquelle on réduit parfois son entreprise — syntagme qui pourrait en effet sous-entendre qu’il s’agit d’en rabattre vers la fiction, de concéder quelque chose à la fiction, et d’opérer un compromis avec l’art d’écrire en faveur d’un récit. Double transgression, l’œuvre en prose de Michon (sous-titré, il est vrai, roman par son éditeur Gallimard) affecte d’un double coefficient à la fois la fiction et la langue : la fiction par la langue, et la langue par la fiction. Œuvre éminemment narrative en effet, et fictionnelle, elle se propose de conter huit vies, sorte de totalité excessive et modeste, récit des mille et une nuits assemblée en une seule semaine métaphorique — sept jours auxquels s’ajoute un, superfétatoire et essentiel, qui déborde la totalité pour ne pas en faire une clôture —, mais la fiction est d’emblée, par provocation, attaquée en son nerfs : ces vies ne seront que minuscules, des hommes de rien, des conquérants du réel à leur échelle insignifiante mais dont la fiction, par le seul geste de s’en saisir en histoires, charrie leur mémoire en destin, « destins splendides ou désastreux, ou les deux ensemble, comme les destins sont dans les pays du seul dire. » [5]
À ces vies de peu répond l’autre provocation : celle qui choisit — en contraste — pour raconter cette prose majuscule et somptueuse d’une langue, brûlante et chargée, épaisse d’un verbe tenue au plus haut : « Rien, pour lire cette histoire, ne me convenait mieux que la proximité des chairs souffrantes dans les draps pâles, sous le rire vainqueur de juillet. » [6] Un plus de prose en forme de violence infligée à la langue, qui à chaque phrase arrête le récit pour concentrer ses énergies sur sa propre production : là où la langue élabore une séries de présents arrêtés et fixe l’imaginaire sur le verbe, là également se délivre l’histoire. Singulier paradoxe, des temps et des durées, qui cependant s’accomplit dans la phrase, et non pas seulement avec elle.
Mais une autre violence, un autre impossible équilibre — tenue — a lieu, un autre miracle : celui de la fiction elle-même, qui ne cesse d’être débordée. C’est d’abord l’enjeu de la mémoire (trouée, manquante, incomplète) qui n’en finit pas de faire peser sur ces vies posées comme véritables la suspicion de la reconstruction, et du faux ; c’est également la question de la restitution, d’un narrateur à la fois omniprésent et dérobé ; c’est enfin le jeu à la puissance de l’auteur sur ces vies de biais, qui ne sont qu’une manière miraculeuse et miraculée de se raconter : « Qui, si je n’en prenais ici acte, se souviendrait d’André Dufourneau, faux noble et paysan perverti, qui fut un bon enfant, peut-être un homme cruel, eut de puissants désirs et ne laissa de trace que dans la fiction qu’élabora une vieille paysanne disparue ? » [7] Jeu avec le vrai et le faux, avec l’oubli et sa reformulation, avec l’auteur et la parole confiée à celui qui saura l’écrire, pour endosser la part du faux et du vrai, toutes traversées par la vérité de la fiction déposée en signe et trace du passé (sa preuve au présent), avec l’autorité de celui qui dit je, dépositaire des récits et des vies.
C’est que finalement, dernière puissance de la fiction, ultime retour et retournement, avatar dernier du miracle impossible, l’écriture finit par produire la confusion de la vie et du récit : quand la vie est morte d’avoir été vécue, ne reste plus en effet que cet objet mort d’être tenu vivant par un lecteur qui l’accomplirait après sa fin, revivant infiniment l’expérience de son récit, si le récit est capable de dire à la fois le processus qui raconte et ce qui est raconté. Tenant ce livre sous les yeux, c’est la mort qu’enfin je réussis à tenir en arrière, et la vie qui devant moi se dit et se raconte, s’éprouve aussi, se réalise — comme un rêve —, fait de la fiction la vie seconde, quand la vie réelle, profondément présente, est ce qui se dresse en moi, et en phrases. Ainsi la présence réelle de la fiction est levée : sa vie dressée dont il a fallu qu’elle meure pour s’accomplir en œuvre.
La fiction, loin d’être ce faux qui prend l’allure du vrai, est plutôt le jeu du faux avec le/du vrai, pour que l’un et l’autre, non ne s’annulent (et l’œuvre ainsi hors de toute responsabilité, pourrait tout se permettre), mais convergent pour mieux inventer le possible de la langue et du monde : création de la possibilité d’une vie réinventée.
Pierre Michon — C’est l’effet de prose, l’effet d’art, l’effet de réel sur le lecteur, et ça c’est du grand art. Et l’art est rare. L’effet de réel, ça veut dire quelque chose qui ne soit pas du décalque du réel, quelque chose qui ne soit pas une histoire réelle, racontée, mais quelque chose qui crée du réel à partit de l’écrit, à partir de la prose, à partir de l’art. C’est tout. Cela a toujours été ça l’écriture, ça a toujours été ça l’art, depuis qu’il en existe. […] C’est rare. Ces choses-là sont rares, et il est bon qu’elles soient rares. Comme disait Buffon (qu’est-ce qu’il disait Buffon à propos de l’or ?) — il disait : « l’or est rare car il est extrême, et il est rare pour la raison même qu’il est extrême » ! (rires) [8]
Créer du réel à partir de l’écriture : opération d’alchimie du verbe — rareté en lequel réside son prix — est sa faculté qui ajoute un surcroît de réel par la fiction : tel est le miracle de l’œuvre en prose. La fiction ne fait retour que pour traverser les fausses exigences du vrai, et fabriquer véritablement un faux raconté, des vies inventées — plus ou moins fabriquées comme des inventions — pour élaborer des expériences réelles de vie. Le lieu du roman, peut-être est-ce là son privilège et sa tâche, sa mission parmi les hommes, serait ainsi d’élaborer le temps : l’avenir ainsi constitué dans le passé de son écriture (puisque ce qu’on lit a toujours déjà été écrit) aura été l’avoir lieu du temps et le lieu de l’invention où il pourra se rêver.
Il existe un portrait du jeune Faulkner, qui comme lui était petit, où je reconnais cet air hautain à la fois et ensommeillé, l’œil pesant mais d’une gravité fulgurante et noire, et, sous une moustache d’encre qui jadis déroba la crudité de la lèvre vivante comme le fracas tu sous la parole dite, la même bouche amère et qui préfère sourire. Il s’éloigne du pont, s’allonge sur sa couchette, y écrit les mille romans dont est fait l’avenir et que l’avenir défait ; il vit les jours les plus pleins de sa vie ; l’horloge des roulis contrefait celle des heures, du temps passe et de l’espace varie, Dufourneau est vivant comme ce dont il rêve ; il est mort depuis longtemps ; je n’abandonne pas encore son ombre [9].
Ce sont dès lors les catégories anciennes du roman et de la poésie qui sont dispersées : « La poésie, la prose, sont une. Ce n’est pas nouveau, tout ça est évident. Tout ceux qui font fi de la connaissance poétique de leur temps, sont des mauvais prosateurs bien évidemment [10]. » Phrase qui répond directement aux propos tenus par Échenoz quelques instants avant :
Jean Échenoz — Cette présence-là, de la poésie, alors je ne sais pas quel statut de la poésie dans la prose romanesque, moi elle me paraît tout le temps [pause] l’urgence, je veux dire quelques chose comme une ligne de crête entre la prose et la poésie, et ligne de crête qui n’est pas commode à tenir parce qu’en même temps… en même temps… ce n’est pas une position tenable. Mais n’empêche les outils poétiques… moi j’ai ce sentiment, de façon très présomptueuse peut-être, non pas dans le résultat obtenu, mais dans le travail que les outils poétiques que je le veuille ou non sont toujours sollicités. […] J’ai pris longtemps un plaisir de lecture très grand à lire un ouvrage qui s’appelle Notes et formules de l’ingénieur, où on apprend à construire des ponts. en fait, la nostalgie de ma vie, c’est que j’aurais voulu construire des ponts. et en fait, j’ai le sentiment un peu absurde que écrire des livres, ce n’est pas si loin que de construire des ponts. Non pas du tout qu’il y ait un pont entre le lecteur et l’auteur, la question n’est pas du tout là, mais l’idée d’un équilibre paradoxale est une bizarrerie absolue [11].
Cet équilibre paradoxal, tenu entre la fiction et l’autobiographie, mais surtout entre la prose narrative et la langue pure, est l’espace même de déploiement de l’écriture pour Michon, Échenoz, ou Quignard, qui disait, en partage :
Pascal Quignard — Ce qui m’ennuie dans le mot de roman, pour le prendre, ça voudrait dire que tout ce qui sera contenu dans ce livre sera faux ; et ce qui m’ennuie dans le mot essai, ou dans le mot autobiographique, c’est que tout ce qui y sera contenu sera vrai — pourquoi voulez vous à l’avance que je confisque une part de moi de ce que je voudrai dire de mon expérience ? Je veux à la fois le faux, à la fois le le vrai, pouvoir dire je, il, nous, pouvoir utiliser tout le pronominal — malheureusement chaque genre use d’un fragment seulement de la ressource pronominale. C’est un peu comme si on avait demandé pendant des siècles à des compositeurs, à certain de composer en la majeur, d’autre en ut, d’autres en si bémol. Nous n’avons pas besoin de genre, pour des raisons d’authenticité à l’égard de ce que nous voulons vivre de nous. Écrire, c’est vivre, c’est penser quelque chose, ce n’est pas correspondre à quelque chose qui devrait être fait [12].
Il est une invention de Michon, singulière et de nouveau miraculeuse, de nouveau provocatrice à l’égard de l’art d’écrire — car toujours semble-t-il le geste de composition, en sa racine, et pour Michon une manière d’agression, de sacrilège, là où la convention risque de se figer, manière d’intervenir dans le corps textuel suturé pour l’éprouver de nouveau à vif : et sur tout cela, le sourire joyeux d’un homme qui sait aussi la malice, le profanateur qui connaît le salut du rire. Là où agit l’écriture de Michon est au lieu même où la vie se donne comme récit, comme si la fiction pour Michon ne pourrait agir seulement dans les territoires où par convention elle se répand : l’Histoire. C’est toujours là, dans l’Histoire, que l’histoire de Michon surgit et agit, en ses plis, ses épaisseurs où l’oubli fermente, que l’oubli féconde : comme si l’Histoire était pour l’écrivain l’élément dans lequel œuvrer, que l’œuvre affronte aussi comme pour s’y mesurer. Écrire serait ainsi tracer ce double geste amont et aval : en amont, s’insinuer dans l’Histoire passée ; en aval, inventer le réel au-devant.
À son pied [il s’agit d’un chêne], me dit Claudette, Charlotte Corday avait jadis fait vœu de tuer le tueur de rois avant de s’éloigner en petit fichu dans l’aube mouillée d’Auge, vers la mort d’un autre et la sienne, le couperet et le salut. J’attirai Claudette, l’embrassai, lui touchai la gorge ; j’imaginais ce faisant Charlotte, démente et raisonneuse, son mince paquet de voyage noué en mouchoir, obtuse, entretenant l’obtuse écorce d’histoires décousues de reines profanées, de massacres en septembre, de poignard et de mandat divin : comme un auteur, pensais-je, qui ne sait de quoi il parle ni pour qui, mais s’autorise de la profération de mots creux pour réclamer des cieux un statut unique, et dans la mort désastreuse, l’assomption d’un nom mémorable. L’arbre aveugle ruisselait.
En dépit de cet illustre modèle et de son public feuillu, je n’écrivis rien [13].
Accomplir l’assomption du nom mémorable : tel pourrait être le programme, l’épique et le lyrique d’une prose qui va s’inscrire dans les fêlures de l’Histoire — Vies d’hommes peu illustres à qui il aurait manqué la rencontre avec l’événement pour appartenir à la mémoire des livres d’Histoire, mais dont ce rendez-vous manqué est précisément ce qui justifie leur écriture dans l’histoire du livre de Michon [14] ; abbés reclus qui fabriquent la terre avec de la mer, et qui travaillent ainsi à l’oubli de leur nom pour l’éternité du nom de dieu [15] ; poète enfant qui souffle à hauteur d’épaules de Dante et de Shakespeare, que l’Histoire a conçu comme fétiche et emblème d’un Poète majuscule, tandis que lui fuyait les hommes d’ici, fuyant une mère au continent dévoré par le père, les villes, l’occident mort [16] — tous récits d’Histoire qui prennent pied sur elle pour mieux la décalquer, rêver à partir d’elle ce que l’Histoire n’a pas su écrire.
Dans l’Histoire, il est un moment qui est l’Histoire à elle-seule, toute entière rassemblée, et qui est l’Art comme souffle d’Histoire au moment où elle a lieu et traverse — peut-être parce que ce moment est le théâtre de l’Histoire quand l’Histoire a levé des théâtres en guise d’échafauds, puisque les échafauds étaient son théâtre. Moment d’invention du temps, d’invention d’autres hommes, moment où ce qui s’inventait était l’Histoire aussi, comme mise en réflexion de lui-même — une mise en réflexion de la littérature aussi, et de l’Art du temps, si la littérature est cet art qui fabrique du temps : dès lors qu’il s’agit de donner naissance au temps, ce moment est bien le pli désirable de la littérature telle que Michon l’entend, et le retour à la fiction prend tout son sens quand la fiction fait retour ici dans l’Histoire originaire et terminus : la Révolution Française. Elle est l’éternelle retour de toute fiction, la source et sa propre fin inachevable. La figure de Charlotte Corday était première — peut-être parce qu’elle est l’assassin de l’assassin des rois : une mise en réflexion à la puissance. C’est que l’art ne peut se faire seulement ici, œuvre de mort pour se donner vie, on l’a vue : assassiner le temps dans les plis oubliés de cette Histoire.
Les Onze signe ainsi l’œuvre majuscule, rapide et dense, dans l’apparence mineure que revêt toute littérature pour Michon, mais dont le programme poétique, ce formalisme manifeste, met en réflexion à la fois l’Histoire, l’Art, et l’écriture de Michon. De quoi s’agit-il ? D’un peintre, qui fut célèbre pour avoir commis la toile représentant l’irreprésentable : le portrait des membres du Comité du Salut Public de l’An I. Irreprésentable, parce que ce Comité qui exerçait le Pouvoir en fait, ne pouvait l’exercer en droit, puisqu’il se forma contre le principe même du Pouvoir, et au nom de l’Égalité.
Puissante réflexion sur la Révolution et sur la nature du politique au lieu de sa représentation ; singulière entreprise de raconter une vie également, celle de Corentin, le peintre sacrilège ; majestueux trompe-l’œil enfin, puisque si, dans ce récit, tout est vrai, une chose du moins ne l’est pas : le centre précisément du récit, la figure de ce peintre, et son tableau, entièrement fictif. Fictif certes, mais possible — si cela n’avait pas été rendue impossible par ce simple fait capricieux que la commande de la toile n’a pas eu lieu en vérité : trou noir de l’Histoire qui a rendu possible la fiction.
Au-delà du jeu, merveilleux, avec lequel s’amuse évidemment Pierre Michon (qui s’était réjouie de savoir que nombre de lecteurs — obéissant à l’injonction que le narrateur ne cesse de formuler dans son adresse théâtrale insensée — s’étaient rendus au Louvre pour contempler la toile que sur toutes les pages du récit on ne manque pas non seulement de décrire, mais de souligner combien elle est fameuse et bien connue de tous : le réel ici fait retour sur la fiction), l’auteur concentre là ses ressources poétiques au service d’une profonde mise en tension des codes narratives, et des enjeux historiques.
La Révolution, espace/temps d’une mémoire qui a donné naissance politiquement à notre temps et aussi un théâtre où se réfléchit ce temps et où s’est joué la Grande Scène de l’Histoire ; mais singulièrement Michon s’en saisit pour déjouer la tentation de la fresque : là où l’Histoire pourrait conduire à un récit d’Histoire, l’auteur prend le parti minimal d’une adresse, théâtralité d’un récit destiné. Ce monsieur (où en est la nuit ?) qui scande le texte figure ainsi le don de l’Histoire rompue en deux pour être livrée et délivrée, don, c’est-à-dire présent. À la possibilité épique du roman quand il vient intercepter l’Histoire, Michon préfère la prise lyrique d’un chant perdu, élégie des corps et des voix qui se sont abîmés dans un gouffre qu’il ne s’agit pas de comprendre, mais de nommer et de représenter : indicible retournement, puisque ce qu’il s’agit d’écrire, c’est une toile invisible, ce qu’il s’agit de décrire, c’est l’absence même de signe que l’écriture vient recouvrir. Le vieil adage de l’ut pictural poesis est pris dès lors au pied de la lettre : au lieu où la peinture se dérobe vient l’écriture qui ne pourra seulement dire la forme/force de cette peinture qui n’a jamais eu lieu que dans le récit imaginaire qu’on nous confie comme un secret, une clé pour une porte introuvable.
L’Histoire est ainsi désignée comme manquante, perdue, effacée — impossible. Comme une plaie (l’image du saint fouillant de ses doigts la blessure du Christ) qu’il s’agit d’ouvrir davantage, afin d’en vérifier la trace sur soi, et dans ce trou de l’Histoire poser son corps d’écriture pour en prolonger le désir et le rêve. Dès lors ce qui se dresse, au terme de ce parcours, c’est bien la levée d’une présence qui ne soit pas celle du factuel borné des signes déjà tout constitués dans le passé, morceaux de réalité achevés puisqu’accomplis pour toujours : au contraire. Dans l’image terminale du récit, la narration fait retour à une fiction éternelle puisqu’originaire : celle des peintures rupestres de Lascaux, leur énigme. Bien sûr, on peut songer au sacré de ces signes, bien sûr on peut déchiffrer tel ou tel animal sous les silhouettes qui se laissent voir — et encore, la grotte est désormais fermée : trou noir d’une Histoire perdue, sous nos pas — mais comment saisir la nature et la portée de ces gestes ? Littérature de pure forme, sans mot : ultime provocation de Michon qui érige en paradigme absolue de l’art des traces dessinées sur la pierre avant tout langage et qui sont, dans la fusion du geste et de la matière, le langage même qui n’en a pas besoin.
Et puisque nous nous y sommes, vous et moi, c’est soudain devant n’importe quelle bêtes divines que nous nous tenons ici, pas seulement les chevaux mais toutes, les bêtes cornues, les bêtes qui aboient, les autres bêtes rugissantes qui se retournant soudain bondissent sur le roi dans les chasses de Ninive, les grandes menaces frontales qui nous ressemblent et ne sont pas nous. Celles qu’on a peintes au commencement de tout, avant l’Assyrien et saint Jean, avant l’invention de la charrerie et de la cavalerie, bien avant Corentin et le pauvre Géricault, au temps des grandes chasses, au temps des gibiers idolâtrés et redoutés, divins, tyranniques, sur les murs profonds des cavernes.
C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les commissaires.
Et les puissances dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire [17] .
Présence levée de l’Histoire et de l’Art : présence réelle que fait se lever à son tour Pierre Michon dans un geste à la fois de retour sur l’Histoire et d’invention de son rêve ; geste qui ressortit d’une mystique de l’écriture bien plus que d’une réflexion anthropologique, évidemment. Miracle de Pierre Michon : dans l’équilibre paradoxal du récit — qui ne saurait être qu’une durée —, de la langue — qui ne peut être qu’un éclat —, du vrai — dont la portée déçoit —, du faux — dont le jeu peut lasser —, il y aurait ultimement comme la tension vers un précipité de temps et d’affect où la fiction ne pourrait avoir lieu qu’au lieu de l’Histoire quand elle fait défaut, et où le temps s’arrache à la durée qui échappe, pour s’inscrire dans la présence d’une langue qui libère.
La Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur. Il cesse d’appartenir à l’instant, le sel des heures se dilue, et dans l’agonie du passé qui toujours commence, l’avenir se lève et aussitôt se met à courir [18].