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Atelier | Le grand carnet
Un atelier tierslivre • automne 2022
mercredi 21 décembre 2022
Cet automne 2022, François Bon propose un atelier d’écriture sur le thème du Carnet d’écriture. Chaque soir, une proposition reçue par mail, « pour décliner et explorer le maximum des strates, registres, paramètres que suppose un carnet d’écrivain, la mise à plat d’un amont de l’écriture. » Du 10 novembre au 20 décembre, 40 jours, 480 signes par texte.
Je dépose ici les textes écrits et déposés dans le site de l’atelier collectif.
Voir aussi le prologue général & inscription sur le Patreon Tiers Livre.— Jeudi 10 novembre
— Vendredi 11 novembre
— Samedi 12 novembre
— Dimanche 13 novembre
— Lundi 14 novembre
— Mardi 15 novembre
— Mercredi 16 novembre
— Jeudi 17 novembre
— Vendredi 18 novembre
— Samedi 19 novembre
— Dimanche 20 novembre
— Lundi 21 novembre
— Mardi 22 novembre
— Mercredi 23 novembre
— Jeudi 24 novembre
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— Samedi 26 novembre
— Dimanche 27 novembre
— Lundi 28 novembre
— Mardi 29 novembre
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— Jeudi 1er décembre
— Vendredi 2 décembre
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Jeudi 10 novembre
#1. De l’imprévu
L’imprévu mercredi, après le long soir des paroles camarades, des colères que faute de mieux on lançait sur les murs sous les affiches rouges, c’est quand il faut rejoindre la voiture garée n’importe comment sous le pont où dorment ceux qui me regarderont passer, c’est le voyant moteur allumé soudain, et c’est rouler ainsi dans la ville la nuit presque au ralenti tout warning ouvert : c’est cette image du monde alors qui s’imposait pour dire le tout des choses qui m’emportait comme malgré moi lentement vers chez moi.
Vendredi 11 novembre
#2. Si Loin si loin
Déposé sur le miroir là-bas au loin désormais perdu, j’aurais dû mieux m’attarder le soir, le matin juste avant d’aller à l’école : ne me suis jamais donné la peine de cela (cela, est-ce regarder, est-ce comprendre, est-ce seulement envisager) — sur le miroir donc, moment précis où je commence à posséder des souvenirs : contours de mon visage d’enfant perdus quelque part dont il ne reste que des traits, des lignes comme sur les tablettes d’argiles brisées on n’observe que ce qui manque.
Samedi 12 novembre
#3. Il aurait fallu
Il aurait fallu savoir retenir ce visage déposé sur le miroir comme on retient une leçon, on ne retient jamais les leçons, il aurait fallu de toutes ses forces – on en avait si peu - mais comment ; de quels bords un visage d’enfant est fait, de quelles frontières fermées quand on ignore même qu’il existe des frontières, fermé comme un poing mon visage d’enfant qu’il aurait fallu envisager plus fermement avant qu’il ne disparaisse tout à fait, mais quand.
Dimanche 13 novembre
#4. Phrases de réveil
« Le vent tourne, la neige tombe : le temps est révolutionnaire », c’est l’ami qui me disait la phrase dans le rêve qui me reste ce matin – rêve qui suit le premier réveil, et j’entends encore le soupir de l’ami, le poids de fatalité, de tristesse, la joie aussi d’arracher aux désespoirs un bon mot ; autour de nous, les voitures nous frôlaient, je lui disais au revoir et lui, levant les yeux au ciel : « Le vent tourne, la neige tombe ; le temps est révolutionnaire ».
Lundi 14 novembre
#5. Ciel du lundi
De traîne ou craquelé et échoué là-haut comme en bas les vagues, le ciel de ce lundi, et qu’il venait lui aussi de la mer, c’était là ce qui en révélait tout à coup le mystère : qu’un ciel est en miroir de la terre comme en tache de Rorschach ; mais cela n’explique pas pourquoi intérieurement, l’énigme du ciel est tout entier aussi dans l’anacrouse de ce poème de Rimbaud ouvert — comme on éventre un corps — par ce pluriel considérable, « Ciels de cristal », qui dit brutalement que tout ceci n’est que dessus de tableau, ciels et non cieux, toile de vieux Maître au coup de pinceau sans cesse réinventé ; charge à soi d’en prendre la mesure et d’en faire l’art poétique de nos jours, chaque jour.
Mardi 15 novembre
#6. Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que
Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que, dans l’angle large que faisait le bateau pour entrer au port, sous la lumière morte du matin tandis que dehors je courrais – après quoi ? Sorti dès l’aube dans le froid –, c’est la ville soudain qui était le large et c’est la mer qui semblait le grand tout relié aux choses, il fallait être debout dès six heures pour le voir, dans une minute tout reprendrait, tout redeviendrait le monde lui-même alors je tâchais de retenir cet instant, ce secret bientôt évanoui.
Mercredi 16 novembre
#7. Chaque visage un trait
Du garagiste traversé de courbes de lignes croisées sur la peau parcheminée d’une inquiétude qui grandissait comme si je lui disais ma propre mort tandis que je racontais la panne | de la jeune fille que je faillis renverser la surprise et la morgue même aucune peur aucune et dans le geste de remettre ses cheveux l’arrogance de l’éternité à qui on ne la fait pas | de l’étudiante au visage rasé teint pâle maigreur de vieillard coup d’oeil jeté sur moi quand je passe et qui s’interrompt dans sa phrase lancée à une de dos semble me reconnaître mais non
Jeudi 17 novembre
#8. Noms propres
(Saint) Charles (Saint) Lazare Madame Letellier Anatole Latuile Villejean Dorimène Zerbinette Escarbagnas Bélise Louison Jean-Baptiste Poquelin dit Molière & Jacqueline Maillan
Vendredi 18 novembre
#9. Ne pas s’attarder sur
Ne pas s’attarder sur le matin l’impossibilité de retenir le rêve sauf que toute la journée il reviendra par saccade et reflux comme par exemple descendant du métro station République la pancarte abandonnée et les inscriptions en phonétique qui appelaient à l’aide (mais quelle aide je ne me suis pas attardé pourquoi – je sais très bien pourquoi le métro partait) et le soir dans les rues noires de Rennes ne pas s’y attarder aussi comme si du rêve au soir en passant par le carton griffonné laissé là il y avait même fraternité d’appel même impossibilité d’y répondre même crevasse d’où se dérobait ma prise au monde et tout continuait.
Samedi 19 novembre
#10. Pendant que
Pendant que le train me fait glisser contre le paysage dehors jetant Rennes à chaque heure plus loin encore et me lançant vers Marseille, que le soleil de l’autre côté de la vitre est tiré depuis dessous la terre vers ce qui est sans nom par-dessus les choses, que le retard du travail sur l’écran se comble peu à peu, que tout défile dans la vitesse la plus terrible, je tâche d’être immobile dans mes propres pensées qui m’attachent aux Babylone de toutes ses chutes.
Dimanche 20 novembre
#11. C’est dimanche
Le maître écrit les lettres lentement sur le tableau là-bas, c’est la fin de la classe, de la journée, et c’est le rituel : un long mot écrit en silence, et qui saura le lire ? On a six ans, c’est septembre dans les premiers jours de l’école dite primaire. Certains, souvent les mêmes, les plus savants d’entre nous, lèvent la main. Le vieux maître en désigne un qui s’approche de lui et distinctement dit le mot pour nous. Moi, je ne saurai jamais. Une fois, j’ai levé la main, et je me suis avancé : j’ai prononcé un mot. Il n’avait rien à voir et je suis retourné à ma place, humilié. Il y avait les signes dessinés à la craie en hautes lettres secrètes et ce à quoi les signes renvoyaient que savaient dire les quelques uns qui avaient percé le mystère. Entre les signes et les sons, il n’y avait pourtant en moi rien, ce rien empli de l’abîme absolue du silence, de la peur du maître, et du désir de courir dehors dans le dernier soleil de l’été.
Lundi 21 novembre
#12. Les grisailles, les dessous
Le monde levé devant soi comme ce qui fait écran au monde même, civilité de la réalité qui prend les atours des politesses d’usage qui sont le masque des terreurs plus sourdes, le monde où la réalité dressée comme un chien prêt à se jeter sur nous (et il le fait, à chaque fois qu’il le peut) : alors œuvrer – pas seulement intérieurement, mais par tous les complots possibles – à faire ce travail de sape de la réalité, à traquer ce qui dessous et en soi-même œuvre aussi à saper la réalité, à la soulever pour que surgisse par éclats ou lames de fond ce qui viendra défaire ce long voile noir et gris et lourd qui recouvre la peau du monde en long manteau de douleurs.
Mardi 22 novembre
#13. Arrêter le monde
C’est ce moment où sept heures à peine et l’aube fragile le ciel à peine déchiré et encore plein de nuit la ville déserte ici le long de la mer où je prends désormais l’habitude de courir avant que tout ne m’avale mais ce matin : le vent si fort et partout qui semble déchirer l’air et tant pis je lance mon corps contre cette masse compacte et silencieuse et froide tandis que le mer déferle terrible et patiente et là alors dans cet angle que fait la route et qui descend vers le rivage cette vague soudain qui se soulève de la surface et qui se dresse et va déferler sur la route et au rythme où m’entraîne la course va s’abattre juste sur moi c’est fatal mais je ne ralentis ni n’accélère pas seulement observe cette seconde infime où s’amasse le temps cette seconde qui précède celle qui va me voir recouvrir par la vague le sel et le froid et la blancheur de l’écume et c’est encore toute une image du monde qui va se jeter sur moi mais on est juste avant la mer est dans le ciel encore haute et je vais la rejoindre c’est maintenant.
Mercredi 23 novembre
#14. Rien qu’une seconde
D’un pas rapide rentrer à contre-vent et sous la pluie et la nuit qui tombe déjà quand brutalement je la croise : cette femme au pas plus pressé encore qui court autant que lui permet son grand âge et c’est au moment où je suis à sa hauteur, épaule contre épaule, que je m’aperçois qu’elle pleure mais pas seulement : que son visage est dévasté et qu’elle va à la rencontre de son drame, qu’elle s’y précipite même, un téléphone à la main qui hurle quelques mots que je ne saisis pas tandis qu’elle me dépasse, et je ne me retournerai pas, mais j’entendrai son pas s’éloigner et garderai pour moi toute cette vie inconnue surgie et évanouie dans l’instant réduit en son désastre.
Jeudi 24 novembre
#15. Cut up moi ça
Moi j’ai pas la sérénité pour penser calme […] non ce n’est pas ça […] c’est plutôt que la pensée elle m’est interdite quand je vis les choses […] tu vois ?[…] et puis je sais bien que le théâtre c’est se permettre la bêtise monstrueuse, Kantor et je suis allé en Pologne pour ça […] mais je voulais pas dire de bêtise là je voulais pas et c’est peut-être ça la dignité : pas dire de bêtise à cet endroit là […] et puis je sais plus […] mais je sais que le théâtre c’est le lieu du pouvoir et ça non, vraiment je peux pas ; ça je sais […] après faudrait que je continue mais comment ?
Vendredi 25 novembre
#16. Il fait froid, couvrons-nous
À capuche et sans ou avec cordons et bleus ou verts foncés verts moins foncés rouge passé et bleu délavé mais noirs la plupart tant que ce sont des pulls et par-dessus les écharpes de toutes formes et tous tissus sur les épaules ou posées sur la table quand le cours sera terminé l’une de ces écharpes sera laissée là comme un cadavre abandonné sur le champ de bataille
Samedi 26 novembre
#17. Petits embellissements bienvenus
Qu’elle soit circulaire mais dénuée de centre, formant une spirale superposant chaque branche à une hauteur différente : on irait d’un bord à l’autre de la ville soit en parcourant le bord montant ou ascendant de la spirale, soit en sautant, vers le bas ou le haut — la ville se déploierait ainsi dans le temps et l’espace. Elle serait l’image même d’une racine plantée vers le ciel ; entre les branches de la spirale, on laisserait aller la jungle comme elle l’entend.
Dimanche 27 novembre
#18. Recopier, c’est facile
« Je vais [présen]ter au monde / [Celui] qui a tout vu, / Connu [la terre en]tière (?), Pénétré toute[s choses], / Et partout exp[loré] / [(Tout) ce qui est ca]ché (?) ! / [Surdo]ué (?) de sagesse, / Il a tout emb[rassé du regard] : / Il a contemplé les Secrets, Dé[couvert] les Mystères ; Il nous (en) a (même) appris / Sur avant le Déluge ! Retour de son lointain voyage, / Exténué, mais apa[isé], [Il a gra]vé sur une stèle / Tous ses labeurs ! / »
Il faut aller à la page soixante quatre de l’ouvrage et traverser tous les discours savants et les notes, /l’appareil critique/, pour saisir le tout début du texte qui est le tout début de tous les textes — ce n’est pas un texte, seulement quelques signes creusés au roseau biseauté dans l’argile : de l’argile, reste sur la page que j’ai dans la main tous ces crochets (je prends davantage de temps à écrire ces crochets [maj+opt+5] que les lettres mêmes), qui disent la part manquante, brisure de la tablette, poussières : on jette les lettres entre crochets comme on rêve — dans la bibliothèque de travail à côté du bureau, c’est le premier livre, tout à gauche des autres dans la rangée de mes livres dédiés au travail en cours, le tout premier d’entre tous.
Lundi 28 novembre
#19. Transactions
Ça fera quatre euros (je viderai mes poches, déposerai toutes mes caillasses jusqu’à la moindre pièce rouillée : j’aurai miraculeusement la somme pile) / (et en sortant de la Poste, un vieillard à cette heure et en ce lieu, en cette place depuis plus longtemps que moi et pour plus longtemps que moi me lancera) Jeune homme je peux vous demander une cigarette (je dirai que je suis désolé, que – cette chose, je ne peux lui en fournir – que je ne fume pas et il me dira, avec ce maigre sourire) C’est bien et que dieu vous bénisse.
Mardi 29 novembre
#20. La scène est muette (mais vaut son prix)
À l’angle de la rue et du vent, le type qui tend la main depuis le matin — c’est le soir —, immobile et le regard droit devant prêt à saisir le premier qui passe (il en passera tant des premiers qui ne feront que passer), et là c’est moi, je ne le vois pas en sortant de la Poste, seulement en passant je tourne la tête et croise son regard alors il avance la main, davantage, et il demande une cigarette que je n’ai pas, et, me le demandant, je sais qu’il demande autre chose qu’il ne dira pas, jamais, ou seulement avec les yeux, la façon d’avancer la main, mais sans mots, cette chose avec laquelle il pourrait acheter les cigarettes, un verre, de quoi vivre : que dieu ne me bénisse pas.
Mercredi 30 novembre
#21. Faire bouger les chose
À la sortie du métro, au pied des escaliers de Saint-Charles, d’un geste rapide, invisible presque, et définitif — existe-t-il des gestes qui ne le soient pas ? —, arracher brutalement cet autocollant fasciste qui affichent depuis des semaines son arrogance triomphale, intacte et préservée : et s’en aller.
Jeudi 1er décembre
#22. On remet ça, mais avec un livre (à perdre)
Sur ce banc derrière l’arrêt de bus, là, ici où souvent croiser ces hommes dormir (ce n’est pas toujours le même) et vivre, habiter le monde sans doute, et où parfois un livre est posé, de tous genres, romans ou non, volés ou donnés comment savoir, déposer ce recueil de Sylvia Plath, celui-là, premier lu et par lequel avoir découvert cette langue, ces lueurs, et repartir, mais c’était avant l’averse.
Vendredi 2 décembre
#23. Exercice avec dénombrement
11 personnes dans la rame entre Gare de Lyon et Châtelet / 10 / 9 sont des hommes / 8 heures se sont écoulées depuis que j’ai prononcé le nom de Frank Castorf devant une poignée d’étudiants / 7 heures plus tard on sera le lendemain / 6 arrêts jusqu’à Porte de Clichy / 5 secondes pour écrire 5 secondes / 4 mots sur le panneau « Règles du savoir-voyager » / 3 couvre chefs (bonnets principalement) / 2 individus sont masqués / 1 personne écrit sur son téléphone cette note / 0 coyote
Samedi 3 décembre
#24. Salle d’attente
Le verre de Pouilly-fumé sur la table circulaire ouvert au vent, il ne pleut pas sous le auvent, seulement le vent et le froid et devant l’immeuble austère et droit presque invisible dans le soir sous la lumière jaune et pâle des mauvais réverbères et les voitures passeront, s’arrêteront devant moi au feu que je devine sans le voir, les bus aussi, ceux-là avec l’inscription « Bus Hybride », et je lirai le mot « hybride » fixement, les images d’animaux fabuleux me viendront seuls.
Dimanche 4 décembre
#25. Fragments du corps
Corps réduit à ce souffle court — entre deux respirations ne pas être — ou seulement en suspension — en sursis — poids sur la poitrine — apprendre à vivre avec — sans — n’être plus un corps — avoir un corps — l’asthme au rendez-vous des premiers jours froids — incapable d’une longue inspiration — dans la gorge ce qui entrave — la voix rauque comme d’un autre — et dormir dans des rêves asphyxiés
Lundi 5 décembre
#26. Choses nettes, choses floues
Point du jour où Sainte-Victoire découpée vaguement dans la brume, jetée tout au fond du monde là-bas, se dresse quand le poids lourd soudain freine devant moi ; après-midi des mots sur l’écran sous la netteté impeccable des noms des Portes de la ville : Urās, Zabada, Istar : mais au loin, impossible de s’en représenter la forme morte ; et le soir, vitre salle du café fait écran au soleil qui tombe dans la mer réduite à des éclats aveuglants.
Mardi 6 décembre
Qui frappe, penché sur l’écran, sur les touches comme s’il cherchait quelque chose dans ce café face mer, tâchant de l’esquiver mais peine perdue, le dos un peu courbé et secoué par la toux, la fatigue de ne pas dormir, pull capuche recroquevillé, cherchant encore cherchant mais quoi, le prochain mot qui saurait appeler le suivant et tout à la fois à parer les coups que le soleil lui adresse comme à l’horizontal de sa chute, combat perdu d’avance.
Mercredi 7 décembre
#28. Ruminé, rabâché, ressassé
Oui accorder un grand prix à ce qui échappe et revenir sans cesse à ce passage dans Passages de Michaux sa préférence pour l’aquarelle plutôt que pour la gouache et voir se faire ou plutôt se défaire sous sa main ce que sa main trace et qui se perd dans le grain du papier un léger tremblement et une barque devient un nuage oui se confier au langage ou à la forme se livrer dans les puissances de la matière et je sais reconnaître sa faculté à désentraver oui mais alors que dans ce laisser faire que reste-il du faire et de ce qui pourrait avoir prise sur ce dehors qui bat contre moi oui
Jeudi 8 décembre
#29. On n’aurait pas dû, voilà
Non, vraiment pas dû : s’allonger quelques instants un peu après midi (à cause de la fatigue, du deuil, des verres levées la veille jusque tard pour l’ami disparu) et s’endormir, se laisser aller aux rêves terribles — j’en garde l’image précise —, et deux heures plus tard se redresser dans un cri, s’apercevoir que c’est le sien et que c’est pourtant lui qui nous a sorti de là, mais d’où, et dans ce cri la terreur, on s’en serait passé : puis reprendre la journée là où on l’a laissée, nulle part, répandue dans la tristesse.
Vendredi 9 décembre
#30. Faits divers
Les deux amis d’enfance avaient passé la nuit à voler des voitures près de la Cité Brogilum à Fuveau. Au matin, l’un était parti se coucher, l’autre, on ne sait pas. Il a bu seul, quelques heures, avant de se rendre chez son ami et sans un mot, l’a poignardé à 57 reprises. Il a emporté le corps dans une voiture pour l’enterrer à Salon. Trois jours plus tard, sa rage passée, il s’était laissé arrêter sans violence en pleurant sur son frère. Il n’a encore donné aucune raison.
Samedi 10 décembre
#31. De l’état du monde
La colère, c’est tout le temps désormais, à chaque fois qu’on voudrait regarder le monde comme il va, s’écrase sur nous plutôt, la colère c’est dans le journal chaque jour, par exemple aujourd’hui ouvert presque par hasard (« À Perpignan, le chemin de croix d’une famille iranienne déboutée du droit asile » : et sous chaque fait qu’on dirait divers se lit les lois de grammaire de cette syntaxe abjecte du monde, où tout concourt à dévaster ce qui pourrait être digne), la colère c’est dans le paysage même de mes jours, le paysage même : c’est dans les files d’étudiants devant l’aide alimentaire hier, Alors la colère c’est ce qui fait tenir encore, oui, tant que la colère saisit le corps, que quelque chose ne passe pas , et soulève encore, rien n’est tout à fait perdu : que la colère donne des forces qui ne voudraient que servir, c’est cela aussi ce que donne la colère à ces jours.
Dimanche 11 décembre
#32. Les morts sont parmi nous
Son geste la première fois en entrant dans la pièce quand il me tend la main pour me saluer — on ne se connait pas —, puis de me regarder : cette façon de regarder dans les yeux, la pudeur, la franchise ; et plus tard, cette nuit dans ce café, terrasse, le froid, l’ivresse triste, le regard encore et ce qui se dit d’un verre à l’autre et ce qu’il me donne : ce qu’il m’a donné d’un regard à l’autre, et ce que je possède désormais pour toujours à l’instant de sa mort.
Lundi 12 décembre
#33. Faire le vide
Il faudrait savoir le faire, le vide, comme on fabrique du pain ou du papier – le tout avec un peu d’eau et de patience –, mais non, on n’y arrive pas : on rend parfois possible sa venue provisoire en soi, voilà tout, on ruse avec la réalité pour s’en défaire, on le provoque et qu’il réponde. Par exemple : s’installer dans la musique sérielle, sans durée ni rupture, latence de temps sans bords sans frontière (Chauveau ; Richter ; Maasen ; Pärt) et l’écouter jusqu’à ne plus l’entendre et s’y confondre et mêler la sensation de la réalité avec la perception du réel pour dissiper la frontière entre soi et le monde, ou que le monde soit la peau derrière laquelle on se tient. C’est fragile, ça arrive parfois, on s’y engouffre, là qu’on écrit, qu’on se tient dans l’existence tangible, qu’on s’arrache à la création ; ça ne dure jamais, il faut recommencer.
Mardi 13 décembre
#34. Ah ce serait une histoire pour…
Entrailles de la Gare Saint-Charles. Alignés par trois hommes qui resserrent leurs brassards rouges et exhibent leurs cartes, les cinq jeunes garçons, pendant qu’on les fouille, regardent dans le vague — Didier-Georges Gabily aurait saisi ces regards, et fait fuir l’un d’eux, qui aurait remonté quatre à quatre les escaliers devant eux et sauté dans un train en marche en hurlant des vers de Robert Garnier avec le portefeuille d’un des flics et son arme.
Mercredi 14 décembre
Ce n’est même pas un oubli, c’est l’impossibilité de se souvenir, jamais (et je n’essaie même pas) — et c’est une faiblesse désolante, partagée je le sais par tant d’autres : les noms dans les romans russes. Même quand on les lit on les traverse dans le brouillard, alors quand il faut s’en souvenir : peine perdue. Seulement, ces êtres existent, et parfois davantage que dans ma réalité, visages dont le nom m’est arraché. Reste la leçon : le nom est ce qui s’attache le plus singulièrement aux êtres et ce dont on peut se défaire le plus facilement sans rien ôter du secret qui les lie à la vie qu’on leur donne.
Jeudi 15 décembre
Matin, d’abord sortir ; café un euro au boat café pris debout au comptoir, prendre des forces ; marcher ensuite en longeant la mer, rentrer ; face à la fenêtre, la table vide, seulement le MacAir 13’’ ; musique dans les oreilles, pas vraiment de la musique, des nappes de sons, playlist toujours dans le même ordre (et d’abord, ces jours, /Partisans/, Olafur Arnalds) ; main gauche le téléphone mais éteint ; main droite livre ouvert ; se déconnecter ; Pages© version 12.2.1, double page à l’écran ; Garamond 20 interligne 1,3 ; une ligne après l’autre.
Vendredi 16 décembre
#37. Du par cœur
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,/ Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds,/ Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Sans doute est-ce parce qu’apprendre par cœur n’est pour moi jamais allé de soi — mais quand, à dix-neuf ans, les soirs d’hypokhâgne sont entièrement livrés à lire et qu’il faut apprendre pour la composition du samedi des centaines de vers qui se fixent pour mieux se perdre, s’attacher à certains poèmes non pour les vers, mais en raison de la leçon qu’on lit en eux (leçon n’est pas le mot, il est sans bénéfice ni valeur en dehors du chant lui-même) : ces vers donc, pas seulement pour la simplicité, mais parce que cette simplicité témoigne aussi du monde par quoi ils procèdent et dont ils témoignent, d’une certaine qualité de relation à lui et d’une manière de le voir et de le dire, de le lever et d’en dresser pour soi la possibilité comme de le rejoindre : à partir de ce moment où j’ai, geste de volonté, appris ces vers (seuls jamais oubliés depuis, à part quelques débuts de pièces de théâtre qui sont aussi des mots de passe) aura été fixé la décision de désigner le monde par la sensation même qu’on éprouve en lui et qui n’existerait qu’en l’énonçant ainsi : qu’à la prononcer, la sensation du monde n’est pas appelée, mais traversée : et le vent arraché au poème pour matériellement devenir l’air du temps quand on prononce le mot vent et qu’on le laisse suspendu autour de soi, battant comme une porte.
Samedi 17 décembre
#38. Stratégies du rêve
Rêve récurrent apparu tardivement, après l’adolescence, et qui ne m’a plus quitté — aucune stratégie pour l’éviter même avec le temps : en dépit de l’habitude, je ne le reconnais jamais ; au contraire, c’est le rêve qui a su parfaire sa stratégie avec le temps, et s’est rendu imprédictible et imparable : rêve du matin, celui qui vient dans le sommeil qui suit le réveil de l’aube, sommeil fragile où je perçois autour la lumière, la chambre, je pourrai même dire le jour qu’il est et ce qui m’attend : dans cette demi-conscience commence le rêve dessiné de plain pied avec la réalité même. Par la fenêtre souvent, parfois la porte pénètre un animal : c’était d’abord un oiseau, dont je ne percevais que le battement d’ailes gigantesques ; ce peut être aussi un félin, lynx ou coyote, un tigre. Je ne fais d’abord qu’entendre la bête, sa respiration, le bruit de ses pas : quand j’ouvre les yeux, il se cache, je regarde autour de moi, et c’est toujours au moment où il va surgir que je me réveille dans la plus grande des terreurs.
Dimanche 18 décembre
#39. Ce dont on ne peut pas parler
Lisbonne travessa dos fiéis de deus ou ruo do Jardim do Tabaco ; Montréal rue de la Gauchetière ; Mont tremblant sur le lac Desmarais au chemin des Franciscains ; Amsterdam sur De Clercqstraat ; ou rue Gérando quelque part : tous lieux où je ne vivrai jamais qu’ici.
Lundi 19 décembre
#40. Instructions pour que continue le carnet
- Être aux aguets, même de ce qui n’arrive pas.
- Se faire forteresse intérieure, mais toujours ignorer le plan.
- Ne pas oublier que si c’était à refaire, il faudrait tout refaire différemment.
- Se livrer au désespoir pour mieux savoir le déborder.
- Se livrer à la mélancolie, sans espoir, mais pour les forces aussi.
- Ne s’endormir qu’épuisé, et encore.
- Ne pas renoncer.