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Onze propositions autour du Théâtre du Radeau
« Restituer dans l’espace public les constituants »
samedi 26 octobre 2013
Onze propositions pour approcher une part du travail du Théâtre du Radeau à partir d’une phrase prononcée par François Tanguy, en 2012, lors d’une rencontre avec des étudiants de Khâgne, au Mans.
Notes. Travail en cours, à poursuivre, et en partage avec le groupe de recherches sur le théâtre du Radeau [1].
« Restituer dans l’espace public les constituants »
1. phrase qui dans sa forme et son propos pourrait qualifier de l’intérieur le propre du travail du Théâtre du Radeau, mais formuler aussi la manière dont ce théâtre se pense, élabore pour lui des énoncés et même des types d’énoncé propres à déterminer un travail et un sens à ce travail. S’en saisir en retour, c’est sur ces deux champs (le champ de la détermination, et le regard réflexif sur une pensée) articuler ce travail dans l’horizon qu’il se donne, qu’il se propose d’investir.
2. phrase qui, dans la formulation comme dans son objet, semble superposer un processus et un objectif : à la fois une opération (le théâtre comme fabrique : la restitution), et un but (le théâtre comme visée, volonté, projet). Phrase qui en ce sens rejouerait, sur le plan du propos, ce que la scène travaille à élaborer : où le processus est en partie aussi le but, où le but n’a de sens que s’il est traversé par l’opération qui à la fois le produit et l’oriente.
3. phrase qui joint, dans le processus et l’objectif deux plans, qui sont, de la même manière, non pas seulement articulé, mais bien traversés l’un par l’autre. Le processus (soit : l’opération) serait le plan esthétique ; l’objectif (la volonté) serait le plan politique. Phrase qui en somme énonce assez clairement que l’opération de restitution, c’est le mode opératoire d’un théâtre en même temps que sa tâche : une tâche, autant qu’un travail, c’est-à-dire ce à quoi cet art ici s’astreint, dans sa conception comme dans ses fins.
4. Restituer : c’est d’abord redonner. Avec cette nuance, judiciaire, qu’il s’agit de donner ce qui a été pris dans un premier temps, et dans une juste mesure : restituer à la juste part de ce qui a été d’abord arraché — restituer une somme. la restitution implique, avant qu’on s’attache à réfléchir sur ce qui a été pris et redonné, une dualité au tribunal du don et du contre-don qui se forme ici. D’un côté, il y aurait celui qui donne (le théâtre), et de l’autre, celui à qui il est donné (le public) — un don en forme de rétribution, à partir d’un manque — parce qu’on ne peut pas penser une restitution sans un manque premier que cette restitution va combler, réparer, recouvrir. On nous restitue donc, comme après un vol dont on aurait été victime, et ce serait cela une partie du processus et de la finalité de ce théâtre — avec cette première question qui se pose : est-ce que ce vol premier, et ce manque, on le perçoit tel ?
Kafka, écrire c’est répondre à un mandat qui n’a pas été donné. Être spectateur du Radeau serait l’envers, mais dans une perspective semblable : se voir restituer ce qu’on ignorait qui nous avait été arraché. Hölderlin : à quoi bon des poètes en temps de manque ? Faire théâtre de ce manque, contre l’à quoi bon du temps présent, poser la nécessité d’un il y a d’évidence et de profusion, l’épaisseur de signes de ce théâtre (le plein, pour travailler le manque) : : non pour y suppléer mais pour en designer le mouvement qui nous constitue en lui comme une part de ce manque, et une part de ce qui nous en délivre.
La deuxième question, c’est dès lors la forme de cette restitution : l’équivalence. Est-ce qu’on restitue exactement ce qui a été perdu, ou ce qui pourrait valoir comme tel ? c’est tous l’enjeu des constituants : forme originel d’une corps constitué, ou forme produit d’un corps inventé pour être ainsi constitué ?
5. restituer, ce serait donc redonner (non pas donner de nouveau, mais donner ce qui, dans un premier temps, était de notre possession, et dont on a été privé). S’inscrit ici comme une histoire, c’est-à-dire la construction rétrospective d’un temps : avec un temps amont, celui de la perte ; et un temps présent, celui de la restitution en quoi consiste le spectacle : une histoire, donc, mais sans aval : ou plutôt dont le devenir est entièrement son présent, une présence appelée à sans cesse se rejouer, se refaire. L’infinitif semble dire que la restitution est une opération sans fin, qu’en cela il n’est pas d’achèvement et de compte soldés pour toujours. Restituée, la dette n’est pas pour autant abolie. Quelle est (la nature de) cette restitution qui exige d’être sans cesse recommencée ? est-ce parce que l’arrachement continue, dès la fin du spectacle ? ou qu’il s’agit moins d’obtenir l’épure des comptes et des dettes, que de faire le geste du don et du contre-don ? Restituer encore, chaque soir, et à chaque spectacle, n’a pas pour finalité la réalisation de la restitution, mais son accomplissement, sa répétition qui loin d’être appelé à être présentée de nouveau (dans la représentation), est vouée à rebattre les cartes du présent, chaque soir contemporain de lui-même.
6. d’autres questions engagent d’autres ouvertures, d’autres mystères que soulève la phrase : celui qui restitue, en toute justice, c’est normalement celui qui d’abord a contracté la dette, qui a pris, ou volé. Déplacement ici : ce théâtre s’assigne ici une tâche de restitution sans qu’il soit, pour rien, à l’origine d’une perte — au contraire, même. Restituer, comme en contrebande, sans mandat, sans contrat.
7. restituer quoi ? les constituants. Un constituant, c’est, à la lettre, ce qui entre dans la composition d’un corps (chimique, physique, social, politique). Les constituants sont les parties d’un tout qu’elles lient et qu’elles font apparaître comme tout, comme corps organiquement lié. Tâche de ce théâtre de se saisir d’un épars — un épars qui serait ce qui a été perdu, ce qui a été tellement dispersé qu’ils ne seraient plus perceptibles en tant que constituants d’un tout, tâche sans laquelle on peinerait à considérer le tout constitué comme un corps commun (restitution des constituants voudrait donc dire aussi : rassembler, relier, lever la présence). Ce qui trouble dans cette phrase, c’est la suspension de ce mot, l’intransitivité de ces constituants, dont il faudrait se demander s’ils relèvent de la constitution du théâtre ou s’ils en permettent la constitution (on aurait envie de dire, avec ces connotations politiques révolutionnaire : la constituante du théâtre). mais la suspension de ce terme semble vouloir faire signe vers la confusion de ces deux directions : constituants externes au théâtre (qui a préexisté à la levée de ce théâtre), mais qui finissent par constituer intimement le spectacle en tant que tel.
8. derrière le vague — et l’abstraction de la formule, qui évoque aussi bien des constituants chimiques ou physiques, que politiques et institutionnels — on pourrait reconstituer ces constituants quant à ce théâtre. Constituants culturels d’abord : ce pourrait être le premier sens de cette phrase, que l’on pourrait formuler ainsi — tâche de ce théâtre d’assembler en son sein de multiples matériaux déliés et épars, et de les redonner sur place, devant nous : Dostoïevski, Dante, Verdi, Kafka (leurs textes) : autant de constituants [2], c’est-à-dire littéralement, d’éléments qui nous constituent, qui constituent un monde en commun — éléments que ce théâtre élabore en commun comme constituants, et qui nous les fait apparaître en tant que constituants, des parties d’un même tout, tout qui est le monde dans lequel nous vivons, tout qui est aussi celui que nous sommes, dans lequel nous sommes enveloppés et constitués, et qui nous constituent.
9. ce serait un peu court — et réduire le Théâtre du Radeau à une entreprise pédagogique de collecte, d’ingestion et de rendu (restituer, dans un sens médical ancien, c’est vomir) — ce serait oublier que ce n’est pas comme constituants culturels que le Théâtre du Radeau se saisit de ce qui va ensuite le constituer, mais comme constituants absolument intransitifs : soit la saisie de ce qui lui apparaît à toutes échelles, comme constituants d’un tout, d’un tout absolument commun, qui est tout à la fois le monde, le théâtre et nous même comme collectif. à cet égard, le théâtre du Radeau restitue des constituants dont la valeur (la force) est mesurée en fonction de leur faculté à constituer (constituer un spectacle, constituer un monde et son usage). Dès lors, il s’agit de constituer et non pas de reconstituer. Il ne s’agit pas de rebâtir quelque chose qui a eu lieu, mais de le lever devant soi, comme on utilise des chaises et des tables qui ont déjà servi, qui ont constitué un monde, de s’en ressaisir pour en faire de nouveau usage. Ainsi de Dante, ainsi de tel vêtement : les constituants sont restitués non comme ils étaient, mais au besoin du présent, cette seconde ci où on en fait usage. Ces constituants culturels alors, ne sont pas seulement des textes, mais des usages du monde, et on pourrait comprendre en ce sens qu’ils soient mis sur le même plan que tout ce qui s’agence devant nous et qui peu à peu constituent le spectacle, parce que précisément ce qui s’agence sont ce qui nous constitue, nous ont constitué, et dont on a été privé : émotions, sensations, perceptions — restitué et rendu visibles, tout ce magnat épars qui nous constituait comme corps sensible nous est redonné comme à neuf. Dès lors, ce qui est restitué, ce ne sont pas des références culturelles au lieu où elles ont été élaboré par tels auteurs pour tels sociétés. Ce serait ce tout, organiquement institué, qui pourrait finir par abolir l’origine de leur inscription, dont le sens réside dans leur faculté à dresser un corps (imaginaire, politique, lyrique), un corps constitué, qui nous constitue comme corps social [3], politique, lyrique. Le Théâtre du Radeau en cela, comme opération et comme objectif, est l’organisation d’un champ de force construit en fonction de la charge qu’il se propose de recevoir, et d’assembler, de lever devant nous, pour nous redonner ce qui nous revient de droit, dont on a été éloigné, que l’on nous a arraché, cette chose que Artaud nommait la vie (« il s’agit de ne plus être mort », avait-il confié à Anaïs Nin après la conférence qu’il avait donné sur le théâtre et la peste), la vie, c’est-à-dire simplement, le fait de partager la vie, les constituants de la vie déchirés que le théâtre assemble et restitue.
10. restituer les constituants, pour quelle assemblée constituante ? c’est le dernier terme, que j’ai volontairement mis de côté, pour le laisser à la fin, et qui dans le propos de François Tanguy, est au centre : terme qui sépare restituer, de son complément d’objet les constituants. Au centre comme pour mimer la scénographie politique — qui est aussi la visée — de ce théâtre : l’espace public. S’il peut désigner dans un premier temps — et il le désigne sans doute avant tout — le théâtre comme espace social, mettant, syntaxiquement et philosophiquement, au centre, le lieu du théâtre comme enjeu de ce travail, le propos précise, infléchit, et élargit la portée, la détermination d’un tel espace. Restituer, c’est aussi resituer l’espace singulier du Radeau, c’est faire de l’enjeu de la restitution, une question qui met en relation la forme spectaculaire avec le lieu où elle prend naissance : l’exigence politique de se faire au sein du monde, et de s’adresser à lui, par le seul fait qu’il cherche à s’y établir. Ce n’est pas le théâtre comme espace clos, retranché, préservé ou sacralisé, mais le théâtre comme lieu d’appartenance, c’est-à-dire aussi comme le lieu où se joue l’appartenance politique à un monde commun, où il est le commun de l’expérience de l’espace aussi. Ce terme excède dès lors largement les limites d’un théâtre conçu seulement comme espace de l’expérience sensible d’un spectacle : il pourrait d’une part faire du théâtre un espace public, où le public est constitué tel, mais en retour, faire du théâtre un lieu qui, après le spectacle, travaille l’espace public. Le spectateur rendu au monde (restitué — mais aussi dans une certaine mesure, altéré) devenu riche de constituants qui lui ont été restitués parce qu’ils lui appartiennent (dans la mesure où ces constituants lui appartiennent de fait, comme constituant de ce corps social et politique et éthique), restitués parce qu’ils lui ont été arrachés et que le théâtre a su rendre, le spectateur donc peut aller au dehors du théâtre, dans le monde comme espace public qui continuera à être travaillé par ces constituants, agrandis par eux peut-être, conquis de nouveau.
11. restituer dans l’espace public les constituants désignerait donc, dans le double champ esthétique et politique du Théâtre du Radeau, une manière, humble et ambitieuse, de nommer la tâche d’un théâtre : humble, parce que restituer semble dénier le pouvoir de création d’un tel projet, puisqu’au juste il ne ferait qu’assembler, d’agencer, de relier des constituants qui par définition seraient constitués déjà. Mais ce serait aussi la force et la joie d’un tel théâtre de fabriquer à partir d’un donné arraché, manquant, un spectacle devenu corps, de le reproduire en en renouvelant notre perception, puisque il produirait ainsi des relations (entre constituants sur scène, entre nous et le théâtre, entre le théâtre et le monde) jusqu’à retourner l’esthétique sur le politique : au terme du spectacle, nous sommes les constituants que le spectacle a constitué, et c’est ainsi comme restitués, non pas seulement au monde, mais à nous même, et aux autres, que nous sommes de nouveau confiés au terme d’une restitution qui renouvelle aussi l’espace public en nous révélant ce qui le constituait : nous étions finalement une part de ce tout qui s’est fabriqué, la part qui précisément a fabriqué ce spectacle comme un tout inachevable, sans cesse en cours de réalisation, travaillé contre la perte qui elle aussi ne cesse pas d’avoir lieu en nous : tâche à ce théâtre de restituer ainsi des constituants toujours mouvants, toujours en état d’être constitués, toujours à constituer.