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#MeTooThéâtre : après la libération de la parole, l’urgence des actes
Une tribune
mercredi 13 octobre 2021
Je relaie ici cette tribune, parue ce jour dans Libération, dont je suis signataire, concernant les violences sexuelles et sexistes dans le monde du théâtre, qui portent aussi sur la structure même d’un milieu foncièrement inégalitaire. Reconnaissance au collectif rédacteur de la tribune.
« Tout le monde savait. » L’enquête fracassante de Cassandre Leray sur Michel Didym dans Libération, ancien directeur du théâtre de la Manufacture de Nancy, accusé par une vingtaine de victimes de faits allant du harcèlement sexuel au viol, faits qu’il conteste, est sans appel. Dans un milieu théâtral qui fonctionne à huis clos, où les mêmes individus ne cessent de fouler la scène et de se recroiser tandis que défilent les années, difficile de passer à côté de telles accusations. « Oui, bah c’est Michel » (sic) a rétorqué laconiquement un enseignant à une jeune comédienne qui témoigne dans Libération, alors qu’elle lui confiait des faits de harcèlement qu’aurait commis le metteur en scène. Une assertion teintée d’un reproche latent, facilement décelable – à quoi vous attendiez-vous, à vous jeter dans la gueule du loup, et comment oser ensuite vouloir être protégée ? – qui sonnera bien familièrement aux oreilles de n’importe quelle personne victime de discrimination systémique tentant d’exercer en France en 2021 une profession au sein du milieu du spectacle vivant tout en préservant son intégrité psychique et physique.
Cette accusation vient s’ajouter aux affaires qui ont éclaté ces dernières années dans les arts vivants.
Traumatismes et stigmates sur le corps
« Tout le monde savait. » C’est cette constatation glaçante qui nous a tout d’abord fait trembler de rage et de colère et qui nous fait maintenant nous réunir et nous tenir droit·e·s, à l’avant-scène, sous le feu des projecteurs. Car elles sont légion, les histoires que nous chuchotons entre nous depuis des années sans savoir qu’en faire, les agressions dont nous, personnes de tous genres, portons encore les traumatismes et les stigmates dans nos corps, les micro-machismes qui nous silencient et le paternalisme nimbé de séduction graveleuse qui nous a fait tant de fois baisser la tête.
Il faut dire que, plus particulièrement en tant que femmes, nous avons été bien dressées. Dès l’école de théâtre, nous avons appris que nous étions des objets interchangeables, des muses qui ne pouvaient exiger de devenir sujets, que la mise en scène comme le génie étaient le pré carré des hommes, que nos corps étaient placés sous contrôle, soumis à des emplois définis et que l’âge sonnerait le glas de notre carrière.
Nous avons appris par nos professeurs à nous conformer au « désir du metteur en scène », désir mystérieux qu’il fallait absolument susciter pour déterminer notre embauche future. Nous avons appris à nous déshabiller sur demande au plateau et à supporter les commentaires sur nos corps. Nous avons appris à jouer les ingénues soumises ou les cocottes délurées, fruit d’un répertoire classique uniquement masculin. Nous avons appris à encaisser en souriant. Nous avons appris à être mises en compétition les unes avec les autres, à être « la plus ceci, la moins cela », à être scrutées à la loupe et sous toutes les coutures. Nous avons appris que la création était une nécessité absolue et que pour cette nécessité artistique il fallait être prête à tout, surtout à dépasser ses limites. Nous avons tout appris. Sauf à dire non.
Ce sont donc ces préjugés sexistes, cette culture du viol sous-jacente, cette zone grise insidieuse et cette absence de réflexion autour du consentement et de notre art qui infusent ensuite toutes les strates de notre profession, de l’obscurité des coulisses à la fermeture du bar du théâtre lors des tournées, en passant par les bureaux de productions. Et lorsque nous nous aventurons à notre tour à « sortir du désir » pour écouter notre nécessité, quand nous tentons de créer, d’écrire, de diriger, de mettre en lumière, en son ou en scène, nous nous retrouvons face à un système patriarcal et hiérarchique, établi et décomplexé où chaque rendez-vous professionnel, où chaque répétition, où chaque festival peut devenir un piège odieux, une prédation potentielle, une humiliation supplémentaire pour le travail consciencieusement déployé malgré tout. Face à la précarité structurelle de nos emplois comme à celle de nos positions spécifiques en tant que femmes [1] artistes dans l’écosystème théâtral, nous n’avons souvent d’autre choix que de nous taire et – si nous ne sortons pas du métier, sonnées d’avoir reçu trop de coups – de nous y conformer.
La persistance du plafond de verre
Car, si, parmi les nouvelles générations, des metteuses en scène ont enfin l’opportunité de créer sur des grands plateaux et sur les scènes nationales, si des directrices de Centre dramatiques nationaux ont ouvert la voie depuis le début des années 2000, les créatrices sont loin d’avoir brisé le plafond de verre. Rappelons qu’à ce jour seules une metteuse en scène et deux chorégraphes ont pu fouler la Cour d’honneur en soixante-dix ans du Festival d’Avignon, que les théâtres nationaux sont tous dirigés par des hommes et que les financements publics ne sont toujours pas répartis de manière égalitaire.
Selon le comptage de référence du Mouvement HF qui lutte pour l’égalité femmes-hommes dans la culture, les femmes ne représentent que 37% des postes de direction des centres dramatiques nationaux et régionaux, elles ne mettent en scène que 35% des spectacles programmés dans des théâtres nationaux, et pour bousculer les imaginaires, elles n’étaient que 26% d’autrices présentées dans les théâtres nationaux en 2018-2019. Avec une telle sous-représentation et une si intense mise en concurrence, comment penser une véritable mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles ? Comment se faire entendre quand une grande partie de notre travail consiste à trouver des moyens décents de production et de diffusion de nos spectacles, et à tenter d’être prise au sérieux dans nos gestes artistiques, notre travail d’actrice ou de technicienne ? Et où trouver des allié·e·s et des oreilles attentives face à une agression verbale ou sexuelle quand les postes les plus haut placés sont tenus par un système de cooptation et d’entraide masculine qui reste hermétiquement sourd aux rares plaintes de leurs consœurs ou subalternes ? Quand ce système peut précipiter celles et ceux qui parlent dans l’abîme de l’exclusion des réseaux et du chômage ?
Nous croyons pourtant que nous avons le pouvoir de changer les choses et que, face à la prise de conscience collective opérée depuis l’affaire Weinstein, un changement de paradigme s’opère, les solidarités s’organisent, les noms circulent et des mots se posent, des allié·e·s apparaissent et nos voix commencent à être entendues.
Mais, si libérer la parole est une chose, en prendre soin et la faire suivre d’actes en est une autre. Et les affaires et plaintes qui ont éclaté dans notre métier au cours des quatre dernières années impliquant des directeurs de lieux, des techniciens, des enseignants ou des metteurs en scène n’ont que trop rarement été suivies de mesures fortes et coercitives, attestant que nous ne pouvons exercer notre métier dans des conditions dignes et décentes, et que la peur et la honte doivent changer de camp.
Encadrement de la production théâtrale
C’est pourquoi nous soumettons aujourd’hui à l’ensemble de notre profession mais aussi aux structures municipales, départementales, régionales, nationales et étatiques qui accompagnent et encadrent la production théâtrale en France les propositions suivantes :
Le lancement d’une enquête quantitative menée au niveau national et aux résultats rendus publics sur les faits de violences sexuelles et sexistes au sein de la profession.
La mise en place d’un travail de sensibilisation des équipes des établissements culturels et des établissements d’enseignement artistique aux violences sexistes et sexuelles, et la désignation d’un·e référent·e harcèlement sexuel formé·e dans tous ces lieux quel que soit leur effectif. Ceci afin que les programmateurs·trices prennent acte du changement qui s’opère au sein de la société entière sur les questions des violences sexuelles et sexistes, et pour qu’ils cessent de produire et programmer des agresseurs·ses.
La création d’une charte de déontologie professionnelle signée par les enseignant·e·s et responsables pédagogiques. Ceci afin de protéger les élèves des écoles d’arts vivants contre toutes formes de harcèlement, violence, et pour lutter contre une banalisation des relations intimes et sexuelles entre enseignants et élèves.
La mise en place dans les théâtres et instances régionales, départementales ou municipales de journées interprofessionnelles de réflexion et d’échanges autour de ces sujets en mixité et non-mixité choisie. Ceci afin que nous entamions une réflexion collective et que chacun·e puisse prendre part à la transformation de cette « culture » du harcèlement, afin qu’on ne puisse plus dire « on savait tous et toutes mais nous n’avons rien fait ».
La mise en place de la parité au sein des postes de direction des théâtres nationaux, des centres dramatiques nationaux et des scènes nationales ainsi que des établissements d’enseignements artistiques. Ceci afin d’acquérir une meilleure représentation de notre profession et de changer les rapports de force.
Préférer les nominations de femmes aux postes de direction des CDN et tous les établissements subventionnés jusqu’à atteindre la parité. A l’idée du mérite, préférer et favoriser la déconstruction systémique en appliquant l’éga-conditionnalité des moyens de production et des subventions entre les porteurs et porteuses de projets [2].
Porter une plus grande attention aux parcours de femmes racisées, doublement discriminées dans leur parcours professionnel.
La mise en place d’un label national, affiché et visible au sein de l’établissement, pour les structures de diffusion dont la programmation est constituée à 50 % ou plus de projets portés ou écrits par des femmes, et pour les structures disposant d’un budget de production dont au moins 50 % est alloué à des projets portés par des femmes. Ceci afin que les spectateurs·trices soient averti·e·s.
Enfin, favoriser la pluralité des regards et des points de vue, valoriser le matrimoine et la diversité des créateur·ice·s programmé·e·s sur les scènes théâtrales du XXIe siècle. Afin d’élargir les imaginaires.
A l’ensemble de la profession, aux spectatric·e·s et aux citoyen·e·s : nous vous invitons à nous rejoindre sur les réseaux sociaux, à venir manifester avec nous le samedi 16 octobre à 11 heures place du Palais-Royal à Paris. Et nous voulons surtout adresser un message simple : nous sommes ensemble et nombreux·ses, nous sommes fort·e·s, nous n’avons plus peur. Et ça, tout le monde le saura.
Le collectif #MeTooThéâtre : Anna Baillij, Louise Brzezowska-Dudek, Agathe Charnet, Marie Coquille-Chambel, Charlotte Fermand, Sephora Haymann, Céline Langlois, Coline Lepage, Celia Levi, Julie Ménard, Romain Nicolas et Julie Rossello-Rochet
Parmi les signataires :
David Bobée, metteur en scène et directeur du Théâtre du Nord, Pauline Bureau, Autrice et metteuse en scène, Rébecca Chaillon, Performeuse, metteuse en scène et autrice, Alice Coffin, Femme politique, Romaric Daurier, Directeur du Phénix scène national Valenciennes, Caroline De Haas, #NousToutes, Rokhaya Diallo, Autrice et réalisatrice, Adèle Haenel, Actrice, Marina Hands, Comédienne et metteuse en scène, Judith Henry, Comédienne, Julie Gayet, Comédienne, Claire Lasne Darcueil, Comédienne, metteuse en scène, directrice du conservatoire national supérieur d’art dramatique, Célie Pauthe, metteuse en scène, directrice du CDN Besançon Franche-Comté, Audrey Pulvar, Maire adjointe de la Ville de Paris, Sandrine Rousseau, Femme politique, Sophie Chesne et Benoit Lambert, Directrice adjointe et directeur de la Comédie de Saint-Etienne, Camille Froidevaux-Metterie, Philosophe, professeure de science politique, Aurélie van den Daele, Directrice du Théâtre de L’Union CDN du Limousin…
Et la liste des 1450 signataires.