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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | En chute de pluie
[02•06•23]
vendredi 2 juin 2023
Je reviendrai hors de moi
Un jour en octobre en chute de pluieHeiner Müller
D’où vient ce poids en nous, ce fond de tristesse et de colère qui nous fonde — nous attache à la terre, nous empêche de rejoindre le ciel qu’on ne regarde que comme ce qui manque, ou comme la mer : ce qui devant nous ne fait que se rejoindre hors de nous ; d’où vient, dans les rêves, ce sentiment que tout fait défaut, les désirs et les peurs, que rien ne s’accomplit : d’où vient que le temps se perd, que l’horizon est ce qui s’éloigne et la fatigue ce qui toujours s’accroit : d’où vient que le désir demeure, relance la douleur d’être et de vouloir ne jamais renoncer à ce qu’on n’est pas encore : et les cris au fond de soi qu’on ne sait pas hurler, d’où ?
Rennes flotte le soir comme une île sur la Vilaine, je marche de nouveau sur quelques traces perdues, je ne me souviens de rien, j’avais pourtant vingt-deux ans par ici, mon ombre traîne quelque part, vers République, ou Saint-Anne, Saint-Michel, non, nulle part : il n’y a que des vivants ici.
La lecture de Kae Tempest, le soir, dehors, au milieu des rires sans pudeur des clients du bistrot, comme si la parole du livre se jetait sur le monde et en dévisageait les hontes, et moi, entre le texte et la réalité, je me tenais, porte battante, effaré, à distance de tout.
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Jrnl | À quoi comparer ce monde
[30•05•23]
mardi 30 mai 2023
À quoi comparer ce monde ?
À la vague blanche derrière
un bateau parti à la rame
dans l’aube ?Mansei
À ce qui tombe dehors, pluie ou soir, silence effrayant sous les étoiles qui tombent elles aussi, mais qui ne heurtent le sol qu’en notre absence ; à ce qui s’éloigne de nous chaque jour et qui fondait pourtant la part la plus certaine, vivante, terrible de nous ; au type allongé dans ses guenilles qui me demande si ça va et à qui je réponds d’un mouvement de tête ; à ces matins quand le rêve précis brutalement s’échappe, ne reviendra pas ; à ce qui pousse entre les tombes ; aux fusillés des premiers jours de la révolution ; à l’aube, au soir, à tout ce qui tient éloigné l’aube et le soir ; à une feuille ; à rien.
Ouvrir des pages au hasard de cette vie de Müntzer par Bloch : aucune ne parle de Müntzer, toutes du poids de la terre ou de ce qui la soulève, de ce à quoi est appelée une vie et du silence qui nous cerne, et peut-être est-cela qu’on appelle un livre, ou la terre, ou ce poids de la terre en nous qui empêche qu’on renonce tout à fait.
Ces dernières nuits, réveil en sursaut à trois heures du matin (parfois un peu plus tard, mais toujours dans la nuit) : sans vraiment savoir ce qui me jette dans le jour, et je suis comme celui qui a manqué le dernier métro, contraint d’attendre que recommence le temps pour se coucher, mais qui sera toujours à contretemps désormais, j’écoute les moustiques chanter autour de moi, ce moment d’avant l’heure bleue, d’avant le temps, ce qui précède les prises des villes et ce qui suit la mort d’un roi ; j’attends, je fais en moi-même le compte de ce qui a eu lieu, j’ai renoncé à l’espérance, je tâche de faire semblant de dormir pour m’endormir et les images de massacres me bercent ; dehors, les bêtes sauvages chassent, je suis leur proie et elles l’ignorent, il pleut.
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Jrnl | Seul est vrai le présent, ce désert
[28·06·23]
dimanche 28 mai 2023
Mais où sont-ils passés, les siècles et les rois ?
Et l’herbe exterminée aux sabots du barbare,
Et les sabots exterminants ? Et la cithare
Héroïque, et l’arbre d’Adam, et l’autre Bois ?
Seul est vrai le présent, ce désert. La mémoire
Bâtit le temps. L’horloge et le calendrier
Ont la succession et le dol pour métier.Borgès, L’instant
Comment vivre dans un monde qui existe si peu ? — on posait dans le journal cette question à Borgès qui répondra à peine, ou comme le monde existe : et la dette est payée ; c’est ainsi : le ciel s’efface, les hommes disparaissent, les rêves s’éloignent, les désirs les uns après les autres semblent moins précis, les luttes seules demeurent avec leur férocité têtue, toujours plus âpre comme si elles refusaient de singer la réalité et sa façon de passer, effet Doppler garanti — alors dans ces jours de peine, s’y tenir encore : non comme on tient la promesse qu’on s’était faite, enfant, mais comme au sommet du col dans le vent terrible, la main agrippe encore la pierre, et qu’on ferme les yeux, qu’on va tomber, qu’on ne le fait pas encore, que l’être est tout entier la main serrée sur la pierre et que le vent redouble.
Derrière moi, douze heures de train ces quinze derniers jours et pour la semaine qui vient, douze autres : il y aura une vie de Müntzer à traverser en même temps que la campagne profonde, la chute de Nabonide, des rêves de Babel par Borgès et inversement, il y aura Kae Tempest et la rage de transmettre, des courriers en souffrance, des nuits au sommeil approximatif, des façons de chercher des yeux la lune si elle existe.
Il est dix heures du soir et ce sera donc la dernière fois dans cette existence terrestre que le vingt-huit mai deux mille vingt-trois passera, il l’aura fait comme en travers de la route qui n’aura mené qu’ici, j’aurai regardé sur les bas-côtés avec l’impression d’être observé par une bête sauvage prête à se jeter sur moi.
L’année est simulacre aussi bien que l’histoire.
Entre l’aube et la nuit un abîme d’efforts
S’ouvre, et de soins et de lumières et de morts ;
Faussement il se croit le même, ce visage
Qui se cherche aux miroirs fatigués de la nuit.
Pas d’autre ciel, et d’autre enfer pas davantage,
Que la mince seconde à tout jamais qui fuit. -
Jrnl | Vous qui regardez
[17•05•23]
mercredi 17 mai 2023
Vous qui regardez,
apprenez à voir.Brecht
Aller au théâtre, s’astreindre à cette discipline, s’exposer à l’incompréhension et à l’humiliation, ou à la médiocrité (et à l’humiliation encore), parfois — plus rarement — à l’incompréhension qui ouvre aux possibles du monde, on ne le fait pas pour le théâtre, encore moins pour le plaisir qu’on y trouverait, mais pour apprendre à mieux voir ce qu’on fait de nous, ce que l’Histoire inflige — par exemple à notre capacité de voir —, et à nous repérer dans le désordre des temps : où en est la nuit ? c’est toujours la question qu’on se pose quand on sort du théâtre — quand on s’est enfermé là-bas, il faisait jour, et quelque chose s’est passé, du temps peut-être, mais lequel : où en est la nuit où l’on est désormais plongé, la question vaut cette peine, où est la nuit qui nous cerne et où on en est, de la nuit : par où l’envisager et comment je la regarde désormais que mon œil s’est heurté aux réalités de fantômes du théâtre, que mon œil a été brutalisé, que mon œil a été exercé à regarder autrement comment passait le temps, par où entraient la lumière et les corps, ce que le langage remuait dans l’ombre au fond de moi : aller au théâtre pour mieux voir où en est la nuit.
Elle s’approche de moi, la vieillarde, me demande des sous pour un pansement : je fouille dans mes poches et ne trouve rien, elle insiste : me montre sa blessure, à la jambe — je vois alors la jambe sans peau, plaie à vif où se laissait voir les muscles, les tendons, l’os peut-être ; elle me regarde et s’éloigne, marche d’un pas lent et lourd avec sa jambe trouée au-delà de la douleur de sorte qu’elle ne ressentait plus rien, le vent la traversait comme le faisait le regard des gens.
Aix-en-Provence le soir rempli jusqu’à la gorge de cris d’adolescents cherchant à boire toute leur jeunesse afin de mieux l’observer dans le verre vide — et de s’effondrer d’ivresse en regrettant déjà leur vie à venir qui les attend et va les emporter.
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Jrnl | Ce qui n’est pas de ce monde
[13•04•23]
mardi 16 mai 2023
Qu’est-ce qui en ce monde existe vraiment, sinon ce qui n’est pas de ce monde ?
Cristina Campo
Le train, vers Rennes, et retour ; les solitudes entassées, les hurlements des enfants, les flics qui passent et qui dès le terminus passeront les menottes à ceux qui voulaient seulement passer (ils diront cela, quand je serai à la hauteur : « on voulait passer ! », je ne saurai pas où ; en face, les uniformes répéteront seulement On ne veut rien entendre ; on ne veut rien entendre…)– la fac de Rennes II marquée au fer rouge des occupations sans doute vidées, partout les inscriptions rageuses et les colères, les déflagrations qu’on imagine ici, les expériences : sur quoi désormais passaient ceux qui passent, et j’en étais, je venais après, je ne comprendrai rien, je regardais seulement et j’essayais d’apprendre malgré tout : et au retour, dans Aix, après le théâtre, après Emma Dante, après les gestes commis là-bas sur scène pour faire remuer le temps, l’existence, la peine : avoir de la peine, oui, pour la ville, et les corps, les types aux menottes, les étudiants vidés, les inscriptions bientôt effacées, pour l’oubli qui commençait déjà, pour la nuit entière, pour tout ce qui meurt à cet instant, avoir cette peine, la prendre avec soi, ne pas savoir qu’en faire, l’allonger dans un coin de l’Histoire, la regarder comme un oiseau crevé qui ressemble à n’importe quel rat, tâcher de se souvenir de cet instant-là, de la peine, et ne jamais l’oublier, travailler à lui donner forme, toute la vie.
Il y avait dans le train, la lecture de Gatti — L’Opéra avec titre long —, qui soudain, insidieusement, avec violence et amitié, obligeait : et toi, quels sont tes morts et qu’en as-tu fait, qui sont tes morts qui te possèdent, que tu hantes aussi, que tu déranges, quels ces morts qui ne te laissent pas en repos, que tu ne laisses pas en repos : et ces morts, quelle honte font-ils à ta vie, et comment t’en rendre digne ; vivant : toi ?
Au théâtre donc ce soir : Misericordia d’Emma Dante (il faudra avoir la force d’écrire), seulement repartir avec cela : le signe de la main quand on dit adieu, ce mouvement du corps quand on abandonne l’enfant : on ne l’abandonne pas, on lui a appris à être seul – j’allais dire : libre, mais c’est faux : seul, oui, et vraiment —, qu’on ne commet les enfants que pour les abandonner, qu’on les élève dans ce seul but de leur apprendre la solitude, terrible et plus grande que le ciel, et que tout commence ensuite : la terreur, la pitié, et tout ce qui ne se dit pas.
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Jrnl | L’une pour tuer l’autre
[12•04•23]
vendredi 12 mai 2023
Il faut toujours avoir deux idées : l’une pour tuer l’autre.
Georges Braque Il n’a été tiré de ce texte aucun exemplaire sur Yearling blanc ou Madagascar, pas même sur vélin pur fil, ni sur alfa satiné, il n’y eut aucun retirage grand format, sur Hollande, sur Japon, sur vélin Or Turner, ou sur Ronsard, sans parler des vélins d’Arches, Annam de Rives, et Montval : et quand on songe au bruit que cela devait faire de frapper avec le roseau sur l’argile humidifié par un peu d’eau arrachée à l’Euphrate, on ne le peut pas, c’est inimaginable alors je me réfugie dans la voix de Dom La Nena qui chante, murmure plutôt, les mélodies de Llhasa ou de The National, et de l’écrire ici, de le frapper, cela suffit pour passer ce jour (bien sûr que non).
Une partie de l’après-midi, je l’aurai passé cherchant les gestes que fit Alexandre Le Grand au pied du tombeau d’Achille au cap Sigée, certain que cela rejoindrait la somme de mes ignorances, et : je trouve : alors, je les dépose ici, en mémoire : ainsi-a-t-il accosté à l’aube avec des cavaliers thessaliens garants du culte sur les rivages de Troade ; on a approché du Tumulus sacré dont on a fait le tour, à cheval, par cercles concentriques ; puis, soudain, on a rejoué une charge de cavalerie qu’on a abattu presque au bord du talus ; enfin, on a adressé les prières et fait les sacrifice : non pas le taureau voué aux héros, mais l’agneau noir dédié aux dieux — la cérémonie, tant guerrière que religieuse, s’est achevé on s’est retiré, non sans invoquer contre l’ennemi perse Darius, qu’on a couvert d’injures, lui et ses chevaux dont on a hurlé les noms : Balios et Xanthos, et on s’en est allé — c’est par de tels rituels — que je retranscris ici scrupuleusement comme autrefois les scribes de Babylone, et avec la même attention désinvolte que Philostrate — qu’on sait que le monde autrefois a eu lieu et s’est perdu, sans qu’on sache où ; d’ailleurs, on ignore aujourd’hui où se trouve le sépulcre d’Achille, pas plus que le sarcophage d’Alexandre, ou les cadavres des chevaux de Darius.
Je prends des photos dans Turbulence Bâtiment des Arts comme si c’était des pierres dans une carrière ouverte en me disant que cela pourra servir, mais à quoi — une pierre peut lever une maison, ou se jeter sur des hommes en armes, je ne sais pas, décidément, je ne sais rien.
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Jrnl | D’accusation de violence
[11•05•23]
jeudi 11 mai 2023
Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l’oeuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé.
Jean Genet, « Violence et brutalité », Le Monde, 2 Septembre 1977
L’époque est peut-être née pour cela : dire ce qui relève de la violence d’une part et de la brutalité d’autre part, opérer le distinguo définitif qui sépare les deux côtés de la matraque, entre celui qui reçoit le coup et le rend ; et celui qui le donne parce qu’i le peut, qu’il est le pouvoir : qu’il doit prouver à ses propres yeux qu’il le détient, qu’un pouvoir ne sert que si on s’en sert, si possible sur le crâne du premier venu sur quoi le pouvoir s’exerce, que face aux grenades de désencerclement, on ne possède que nos mains nues (qu’on nous arrache), et les yeux pour pleurer (qu’on nous arrache aussi), et qu’il faut regarder pour cela et pour ces yeux arrachés les images ne sortant des manifestations, tandis que, dans la foule, on se contenterait d’avancer, battre le pavé tandis qu’il est chaud, que l’on crie, que le monde derrière soi fait ce bruit de tonfa sur les boucliers en Plexiglas, que le soir tombe sous leurs coups, et que des lendemains les relèvent.
Le vent chasse les nuages comme si ce n’était pas lui la proie, que derrière l’orage se tient prêt, tapie dans son ombre, va se jeter sur lui et le dévorer.
Le miracle des roses : incompréhensible, presque scandaleux, et puisqu’il est interdit d’arroser, d’autant plus terrible, implacable.
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Jrnl | Et tout le tremblement
[09•05•23]
mardi 9 mai 2023
Armand était entré dans l’église.
Il y avait un service mortuaire avec l’orgue et tout le tremblement.
Louis Aragon, Les Beaux Quartiers (1936)
Il semblerait que l’expression soit née dans un village normand au début du dix-neuvième siècle : peut-être sous la forme d’une plaisanterie d’enfants ou de vieillards (ce sont les mêmes), quelques habitants de ce village l’ont forgée pour eux-mêmes et à leur usage pour désigner une immense quantité de choses (et ce devait être des pommes plutôt que des monstres marins ou des coyotes), puis — qui sait ? — un voyageur passa par là qui l’emporta et la fit connaître au monde qui n’attendait que cela : elle se répandit comme un feu, brûlant tout ; comment faisait-on avant ? j’imagine que le langage n’est pas né autrement, et nous autres aussi : dans le vent, le feu qui prend, le désastre et la joie de voir le désastre joyeusement prendre vie, corps et âmes et s’en aller : en 1856, l’expression (et avec elle le langage tout entier) entre en littérature comme on prend possession des lieux — la gloire revient à Auguste Marseille Barthélémy qui note, dans Troisième journée de la révolution la phrase fameuse : Il fait trembler le sol sous un tremblement d’hommes ; la répétition malheureuse n’entrave rien : le tremblement signifie au-delà de son tremblement l’innombrable qui ne tremble en rien : ont surgi pour nous autres un mot et la réalité désignée ainsi accrue, la possibilité de dire en elle ce qu’elle ne porte pas, le cri, tous les cris ensemble, et le silence, et ce qui suit, et ce qui précède, ceux qui les portent et ceux qui les vengent, ceux qui en sont vengés, les dieux, les arbres, les pierres et tout le tremblement.
Comment n’y avoir pas pensé plus tôt — toute une vie se serait ainsi déroulée vainement, mais maintenant je savais : c’était, à la sortie du sommeil, dans le petit matin de cinq heures, l’évidence : par elle je tenais le secret, celui qui descellait tout, cette existence terrestre et l’autre, vraiment : c’était pourtant là, depuis tout ce temps sous mes yeux, et comment, et pourquoi pas plus tôt ; le rêve me la livrait pied et poings, et avant que l’idée m’échappe, je saisis le téléphone et l’écris rageusement dans une note, puis m’effondre sans doute épuisé par l’acte terrible que je venais de commettre en quelques mots qui expliquaient sous des termes limpides et précis ce qu’il suffisait de faire pour commettre le livre imparable qui saurait dévisager l’époque, celle-ci et toutes les autres : je me lève deux heures plus tard ayant tout oublié ; ce soir, j’ouvre la note : j’avais écrit : « Raconter avec ses mots le rêve d’un autre dans les souvenirs de quelqu’un d’autre » — on est peu de choses, décidément.
Au pied de la cathédrale de Bourges où je ne fis que passer la semaine dernière, et devant tout monument qui expose sa verticalité comme une puissance arrachée à la terre et la défiant, défiant tout aussi bien le ciel et le temps, s’est imposée comme toujours cette pensée, comme une ombre portée sur les cris de ceux qui l’arrachèrent du sol sous les cris de ceux qui tenaient le fouet et qui bâtissant au-delà d’eux au nom de la Gloire sacrifiée en son nom et dont le sang repose quelque part sous la première pierre, une simple pensée vers ces cris dont on entend dans Bourges endormi que l’écho disparu.
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Jrnl | D’un nouveau corps amoureux
[29•04•23]
samedi 29 avril 2023
Et les frissons s’élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.
Rimb. Being Beauteous
Sur la route, mon écoute est flottante ; la ville défile à droite et à gauche comme si c’était une autre, j’ai appris à ne plus conduire sans regarder et me repère dans le dédale comme en rêve — la radio est allumée, elle dit, avec cette voix suave qui est la sienne désormais, qu’il va nous falloir apprendre à boire nos os usés, et je suis sorti de mon demi-rêve comme en sursaut par la phrase, par l’image qui naît immédiatement : des coupes pleines d’os réduits en poudre qu’on boirait collectivement à l’orgie nouvelle des temps refondés : quels os précisément, je monte le son, curieux : il y a peut-être des os plus féconds qui étancheraient mieux notre soif et en moi surgissent évidemment, affreusement splendides, des ossuaires destinés à se répandre en larmes pures pour nous abreuver : j’écoute plus attentivement : … « le perméat, c’est-à-dire l’eau éliminée d’une partie de ses micropolluants, passe par un système de photocatalyse solaire, procédé qui avec le soleil et des semi-conducteurs photosensibles permet une réaction chimique qui va attaquer les molécules de micropolluants bio récalcitrantes… », j’ai compris, de tout ceci, seulement le mot eau et ce qu’il recouvrait, s’agissant d’eaux usés plus propres à la consommation que nos corps exhumés ; enfin, j’arrivais.
Je tourne encore autour du mot d’antimonde, son évidence — outre ce mot, sa qualité immédiatement sensible d’ouverture à l’irréalité — et ce qu’il recouvre comme possible toujours à venir : négatif du monde et son double indispensable, l’antimonde désigne cette zone interlope aux principes et aux pratiques qui ne correspondent pas à celles qui légifèrent notre monde : lieux de transit, espaces en marges, territoires désolés et abandonnés pas seulement par la République — sauf que tous ces lieux de l’antimonde sont les seuls féconds, qu’ils s’étendent aux lieux plus terribles de nos rêves, de nos désirs, qu’une salle de théâtre est à elle seule un antimonde, une salle de cinéma vide (ou presque), espace terrible où tout pourrait être possible, puisque tout l’est.
La différence entre un mystère et un secret, c’est le complot : un secret nous lie à lui, et aux autres ; un mystère nous jette dans la solitude.
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Jrnl | Comme le négatif du monde
[22•04•23]
samedi 22 avril 2023
L’antimonde, cette partie du monde mal connue et qui tient à le rester, et se présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable
Roger Brunet, Les mots de la géographie
Et surtout du silence : c’est lui qu’on entend, juste après la déflagration de la grenade de désencerclement — ce son mat par quoi l’époque parle, seul mot qu’elle est capable de dire ; que le pouvoir demeure sourd aux cris qu’on lui adresse ne rend pas le cri moins puissant, et c’est les mots qui tombent comme des coups de matraque à nos pieds : le pouvoir n’est plus capable de rien et face à lui le nombre même ne suffit pas à prouver sa force — oui, décidément, il faudrait autre chose que le nombre, autre chose que la force, autre chose qu’on ne sait pas et qui passera peut-être par ce qu’on ignore pour que ces jours soient justifiés.
Je découvre la vie d’Hippase de Métaponte, ce mathématicien condamné à mort de son vivant parce qu’il avait prouvé l’existence des nombres irrationnels, démontré la nature incommensurable de l’incommensurabilité — seulement, il ne fut pas mis à mort, on se contenta de lui dresser un tombeau, désignant par là que vivant il n’était plus parmi les vivants et qu’on ne fend pas impunément les seuils de la raison : qu’on n’élargit pas la réalité sans péril ; on raconte aussi qu’il se jeta dans la mer et préféra périr noyé plutôt que d’avoir à affronter la vérité qu’il venait de déchiffrer ; on raconte enfin que sa mort par noyade n’était qu’une métaphore de ce dans quoi il plongea l’homme — on raconte tant de choses et je veux les croire toutes, et d’abord ceci : qu’un homme porta un jour le nom d’Hippase de Métaponte et qu’il vécut dans un temps où n’existait pas l’idée de l’incommensurable.
L’expression treuil ontologique me bouleverse : par elle se nomment ces théories qui font naître des réalités qu’on ne peut constater par expérience : s’annonce, sur le papier, la découverte d’objet qu’on n’a pas encore vu — on en fait seulement l’hypothèse : l’équation réclame que de tels objets existent : ainsi d’une planète, ainsi d’un monde, ou d’un amour, ainsi de la réalité elle-même.