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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Et la pièce toute noire ne se désemplit pas encore de l’écho incessant de mes pas
[Jrnl • 18·10·22]
mardi 18 octobre 2022
Non ça n’est pas fini. Il faut entendre encore, entendre la voix, les questions, s’encourager, se protéger, aussi se débattre pour aller jusqu’au bout, avec cette immense lâcheté de préférer les mots, leur édifice, au petit geste, inconcevable, que je n’arrive pas encore à faire. Ne pas glisser pour l’instant, se retenir encore jusqu’au choix, ou plutôt refuser ce choix, cette possibilité. Du mal, avec du mal. Je marche en trébuchant, et la pièce toute noire ne se désemplit pas encore de l’écho incessant de mes pas - mes pieds incertains, qui cherchent, cherchent dans le sable, lentement, la fin.
Danielle Collobert, Meurtres (1964)
Reconnaître son ombre n’abolit rien du passé, ne console aucune faute à venir, rien : ce qu’on jette devant soi, sans rien dire de ce qu’on délaisse, ne nous appartient pas ; bien sûr, on voudrait passer outre, traverser — bien sûr qu’on ne le fait pas et ce n’est pas cette fois en raison de sa lâcheté —, ce qui devant soi s’impose comme étant cette chose qu’aux autres on impose et qui excède notre présence, seulement l’excuse de soi, l’ombre de ce qu’il faudrait être : image qui date de janvier dernier, j’étais jeune encore, tout était encore possible, et maintenant, rien de cette année ne saura être changé en regardant cette ombre d’ombre que je regardais peut-être avec calme alors, avec quelle fatigue déjà, sous quelles rageuses promesses enfouies ?
Cette fois, pas de rêve racontable : l’ami courrait devant moi dans les dédales d’une vie en hurlant, lui qui paraissant si jeune et dont je calculais l’âge, craignant pour sa vie, d’une jeunesse folle vraiment, et moi, je ne voyais que son ombre sur ses pas, la ville se déplaçait dans notre course, je ne me souviens de rien d’autre que de cela : le cri de l’ami, il résonne encore en moi.
Prononcer les noms de Saint-Just et des faubourgs, des passions impossibles : j’avais oublié aussi ce que cela faisait (donnait des forces encore) ; tant qu’on lève ces noms, quelque chose ne meurt pas tout à fait en soi, et autour de soi, quelque chose peut se relever — on ne les prononcera jamais que dans cette folie.
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Si différent du monde réel que soit conçu un monde
[Jrnl • 17·10·22]
lundi 17 octobre 2022
Il est patent que, si différent du monde réel que soit conçu un monde,
il faut qu’il ait quelque chose — une forme — en commun avec lui.L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921)
C’était une grande étendue d’herbe presque sauvage devant ce qui ressemblait à une bâtisse sans doute abandonnée, je ne sais pas, et je regardais lentement ce qui tout autour cernait l’horizon : une forêt intacte depuis la création, dense, large, haute et hostile ; sans me retourner je m’adressais à celui que je savais derrière moi regarder la même terreur et lui disais, voilà, c’est cela la réalité, et je voulais dire par là, évidemment : peut-être est-ce la seule chose dont on ne puisse douter qu’elle soit réelle, implacable, et disant cela, je savais aussi que j’étais dans mon rêve, ou peut-être est-ce parce que je me savais dans un rêve que je disais cela, comme ayant trouvé un défaut, heureux d’avoir débusqué le secret qui m’arrachait à ce monde-là, étant quitte de son mystère et de sa tricherie : seulement, impossible de me réveiller.
À quoi reconnaît-on qu’on est coupable quand on ne l’est pas — et inversement —, je ne sais pas ; on regarde les bêtes mourir, les glaciers fondre, le monde tomber à nos pieds (et on l’enjambe) ; on ne voit plus aucune étoile maintenant (comment lire le monde, l’avenir, le passé ?) ; on aime encore ; on désire même ; on voudrait Atitlan ou Bagdad et il n’y a plus que des visas et des cadavres pourrissants, on est bientôt l’un d’eux, on ne sait pas s’il restera quelqu’un pour nous pleurer : ou si l’on sera les derniers parmi ce monde à pleurer des morts ; dimanche est passé si vite.
Deux choses sont impossibles tout à la fois : être seul et ne pas être seul ; et on va de l’un à l’autre impossible en prétendant que tout va bien, que tout va bien.
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La longue nuit sur l’horizon
[Jrnl • 15·10·22]
samedi 15 octobre 2022
Et Éôs aux doigts rosés eût reparu, tandis qu’ils pleuraient, si la déesse Athènè aux yeux clairs n’avait eu une autre pensée. Elle retint la longue nuit sur l’horizon et elle garda dans l’Okéanos Éôs au thrône d’or, et elle ne lui permit pas de mettre sous le joug ses chevaux rapides qui portent la lumière aux hommes, Lampos et Phaéthôn qui amènent Éôs.
Homère, L’Odyssée (trad. Leconte de Lisle, 1893)
Il n’y a pas d’issue et cela ne nous condamne à rien au contraire (pensées vaines et stériles qui viennent en conduisant encore dans les images des rêves oubliés de la nuit, slalomer entre la fatigues et les poids lourds, les motos, les hurlements du dedans, soi-même être cette tablette d’argile brisée dans le sommeil et ce qu’il en reste, quelques lettres illisibles parmi le sable, quoi d’autres), pas d’issue, non, parce qu’il n’y a pas non plus d’entrée, seulement ce qui s’enfuit — si les routes ont remplacé les chemins après que les chemins ont remplacé les dunes, que les directions finissent par conduire quelque part, il y a toujours entre ici et là ces grands morceaux de ciel répandus qui sont peut-être les mêmes qu’avant toutes choses et qu’après toutes morts, et c’est là qu’on est.
Ce qui pèse, oui, c’est l’impression de vivre dans ce grand dedans qui nous accable : je ne sais pas si c’est cela, « l’idéologie » : l’impossible dehors, le fait que toute phrase est retournée vers nous comme le symptôme de notre culpabilité, que si l’on pense cela, c’est forcément parce que ceci — déterminisme, fatalité, faute d’appartenir à tel cercle du genre humain —, alors ce serait la tâche, la seule désormais : chercher ce dehors, et ce peut être écrire si écrire ne relevait pas aussi d’un autre cercle enfermant des appartenances coupables, un autre dedans, une autre condamnation à l’appartenance : et pourtant, et pourtant.
Chercher les territoires des désirs transparents, des finalités sans fins, des nuits sans bornes et des jours sans nuits, traquer dans l’ombre ce qui restera dans l’ombre, ne plus appartenir qu’à ce qui déchire en soi le sentiment d’être soi ; si le ciel est une leçon, immanente et cruelle, c’est parce qu’il est irrécupérable, indéchiffrable et insensé — et toujours ce qui est là et échappe.
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Le voleur de fleurs
[Jrnl • 13·10·22]
jeudi 13 octobre 2022
Sur la montagne
La lune éclaire aussi
Le voleur de fleurs.
Kobayashi Issa
Ainsi on dépensait l’essence qu’on avait dans le seul but d’en chercher, afin de le consommer immédiatement à la recherche d’essence — la boucle était sans doute bouclée, mais elle revenait sur elle-même, le moyen confondu avec le but devenait cette finalité sans fin dont nous avait parlé les philosophes pour nous promettre l’avenir : rien ne se perdait, rien ne se créait, tout se détruisait, et l’homme jugeait que cela était bon puisqu’il faisait de chaque soir un jour : ce matin, devant les stations — tandis que je songeais aux merveilles des drames à stations du haut Moyen-âge —, ils auraient pu se massacrer les deux types qui attendaient, oui vraiment, je l’ai vu dans leurs yeux, et moi, bien sûr, j’aurais pu les séparer et les appeler à davantage de raison et de patience, mais non, je les ai regardés, un peu écœuré et attendant moi aussi (mais quoi ?), et puis j’ai fermé la vitre et j’ai monté le son de la radio ; le Kyrie lamentable recouvrait tout.
Par delà les grèves et les monts, avait doucement hurlé Rimbaud, et je sais bien qu’il en appelait plutôt aux rivages des mers, mais tout de même ; la grève générale aussi connaît des ressacs, des morsures vagues, des désirs furieux de tempêtes et des enfants rieurs cherchant à provoquer les marées.
La lumière qui descend, les feuilles qui tombent, les corps qui se retirent, les sommeils, les peurs qui deviennent des terreurs et les terreurs qui prennent la forme des nuits, tout cela qui fond sur nous, lentement, résolument, et qu’on appelle l’existence portant malgré tous les espoirs que rien n’arrivera ; en attendant, d’où vient cet épouvantable désir de provoquer l’adversaire ?
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Pour échapper à la douleur et à la pénurie
[jrnl • 11·10·22]
mardi 11 octobre 2022
L’acheminement vers la mort est une fuite inconsciente pour échapper à la douleur et à la pénurie.
Herbert Marcuse, Eros et civilisation (1955)
Il n’y a pas de pénurie, répètent-ils donc à mesure de la pénurie : il fallait pourtant les entendre affirmer la fin de l’abondance (on avait appris qu’il y en avait eu une) — ne plus savoir quoi penser n’interdit pas cette rage pensive, intransitive et pourtant parfaitement circonstanciée, qui se lève en soi dès qu’on a le malheur d’ouvrir la radio (toujours ce sentiment glaçant d’entendre les nouvelles comme de l’autre coté de la réalité, comme si la poussière dissertait sur le vent) : et c’est toujours le cas, lorsque la machine cesse d’avancer implacablement, elle apparaît comme elle : tout à la fois ce monstre qui broie, et cette fragile mécanique qu’un rien (quelques hommes déterminés et dignes) suffit pour arrêter ; oui, décidément, la fragilité de ce monde mise à nu ne se voit jamais aussi bien que lorsqu’elle est acculée à la férocité — la panique des pouvoirs devant quelques jours de désordre relatif est un signe, mais lequel ?
Les lignes droites du Bâtiment des Arts de l’université dessinent d’étranges perspectives, toujours perdues, toujours inachevées, jamais aussi belles que lorsqu’elles déclinent : je rêve longtemps devant elles, désirant presque m’y confondre en dépit de la tristesse qui s’y lit : c’est le contraire d’un paysage, et peut-être est-ce ainsi que l’on peut désigner les constructions humaines et la tristesse : le contraire d’un paysage, ce qui sert à emprunter tel couloir, à rejoindre les salles, à trouver la sortie.
En regardant les plans des villes assyriennes, constater que rien ne la fait sembler proche des nôtres, et que les nommer ensemble villes accusent moins une ressemblance qu’un désir d’habiter le même monde, à quelques millénaires de distance : c’est le même désir délirant qui plonge ces savants dans la quête des origines, alors que — et chaque jour me le persuade davantage —, il n’y a toujours eu que des fins, et des façons d’en neutraliser les formes ou de précipiter leurs splendeurs : et c’est tout.
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La proie d’un insultant cauchemar
[jrn • 10·10·22]
lundi 10 octobre 2022
Alors le fou recula de quelques pas, comme s’il était la proie d’un insultant cauchemar ; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridé par les chagrins ; il s’agenouilla, plein d’humiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le cœur du fou couronné ! Il voulut parler, et sa langue s’arrêta.
Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1874)
Que toute la réalité ensemble — imagination et terreurs comprises — soit une seule et même machination, voilà qui apparaissait comme la vérité crue et nue, nue comme une épée qu’on aurait plongé dans l’eau et qu’on ressortirait ainsi, semblable et dévoilée, prête à servir et tant pis pour le reste : vraiment, comme la vérité entièrement livrée à soi pieds poings liés et sanglotante et ne demandant même pas grâce et qu’on en finisse une bonne fois pour toute, oui.
Le désir d’écrire une courte et nerveuse pièce de théâtre qui aurait eu pour cadre la découverte de Ninive (d’un cimetière) m’a saisit, sous la douche brûlante ; il y avait là, ramassée, toute une fable délirante et nécessaire, urgente et intempestive, où se serait révélée cadavres après cadavres, poteries brisées et inscriptions gravées entremêlées, l’histoire même de toutes les histoires, et sous la poursuite du passé dans l’urgence d’une hausse des eaux soudaines, vraiment, la pièce était là, toute la pièce dont j’entrevoyais déjà l’enchaînement fatal de la fatalité même, je ne m’interdirai cette fois aucune de ces machineries grossières qui m’indignent tant, l’argument tiendrait en une seule journée, tous à la fin finiraient dans la fosse commune qu’ils avaient mis tant de temps et de patience à éventrer : ce désir, puissant, précis, vaste, aura duré le temps de cette douche, et j’y renonçai évidemment aussitôt.
Nous ne sommes pas différents de ces inscriptions en allemand sur les murs de Marseille, hurlant silencieusement des rédemptions qui ne sont pas de ce monde, mais composant pour cela, comme autant d’insultes, des prières déposées en vers impeccables et serrés que personne ne lit sauf quelques touristes perdus et des hommes comme moi toujours en retard qui prennent les images comme un voleur avant de s’en aller commettre ici et là d’autres lâchetés.
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De si terribles choses en rêve
[Jrn • 06·10·22]
jeudi 6 octobre 2022
Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre. Des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — fissures, Lézardes. Humidité promenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations — ? Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. — Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue.
Baudelaire, Symptômes de ruine
Remonter les escaliers de la gare Saint-Charles fait toujours lever d’étranges pensées, la ville dans le dos et devant soi, la gare de tous les départs, mais on ne part pas, sur les marches ces types qui ont cessé d’attendre tandis que tournent autour d’eux les deals au grand jour dans cette nuit si peu noire et déjà blanche (il n’est pas onze heures du soir et ce sera la même lumière jusqu’à six heures avant que tout ne se déchire), partout la musique est forte et résonne d’un bord à l’autre de ce bout du monde autour des types, des clients qui ne vont qu’aller et venir tandis qu’eux resteront le regard vague et moi aussi, je ne fais que passer le regard vague, je m’éloigne et je rentre : c’est l’image et c’est, dans cette nuit-là, sous les statues racistes qui jettent par-dessus leur regard de toujours, l’image pleine et découpée sous laquelle je disparais.
La rage, le ressentiment, la sale tristesse moite et lâche de ceux qui, en apprenant la nouvelle qui couvrait d’honneur Annie Ernaux ce midi, redoublaient l’heureuse surprise, la joie même : qu’en l’attribuant à cette œuvre, on saluait aussi ces lecteurs et lectrices, c’est cela qui faisait horreur aux camps réactionnaires et cette violence apparaissait avant tant d’évidence que se relançait le sentiment vengeur, cette certitude que la littérature ne répare rien, mais donne à voir les blessures, ceux qui les commettent et ceux qui, les recevant, trouvent dans quelques livres la force de parer les coups, voire de les rendre.
J’ai cherché tout à l’heure une image recomposée de la Tour de Babel et n’ai seulement trouvé sous quelques visions de cauchemar des images, jamais des puissances et jamais des énigmes : tout est toujours là dans l’éventrement de la Tour, le bavardage des sermons à peine effroyables — puis, par hasard, je suis tombé sur les croquis de Robert Ker Porter qui fut dans les bagages de quelques aventuriers d’alors chargé de dessiner à mains levées les ruines ensablées d’Akkad et de Sumer, et puisqu’il n’en restait rien, il se contenta de dessiner ce rien, dunes, horizons troués ici et là de monceaux de pierres sans nom, couleurs blanches étales dans toutes ses nuances : il suffisait de tendre la main vers ces monticules et de décider de jeter sur l’un ou l’autre les noms de Ninive, d’Assur ou d’Uruk, voilà tout — et sur toutes, désirer voir Babel ; je ne fais pas autrement, ces jours, alors comme un pillard de tombes des cimetières royaux, j’ai volé cette image de ce qui n’est que Birs Nimrood et l’ai fiché en fond d’écran pour ne pas cesser d’oublier ces souvenirs.
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Sois absolument silencieux et seul
[Jrnl • 05·09·22]
mardi 4 octobre 2022
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peu faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.
Kafka
L’éternel balancier ne propose toujours que des positions provisoires et bancales, également insoutenables : être à l’abri du temps ou se faire abri du temps ; se réfugier loin de tout ou s’exposer absolument ; se placer au milieu ou loin ; New York ou n’importe quel lac Maya ; ici ou ailleurs : partout ou nulle part — et toujours la lâcheté, toujours les puissances affreuses au dedans de soi qui déchirent ; toujours la déchirure qui puisent ces restes auxquels rien ne suffit ; jamais la paix, jamais : ou alors dans le silence intérieur qui se creuse quand, dans l’angle que fait la rue, le soleil frappe en même temps que le vent et qu’il semble le même qu’à Nimrud ou à Penetanguishene, dans Detroit le soir et sur l’aube vers les dernières pierres de Siam Reap, le même silence, la même mise en arrêts des lieux et l’existence n’est pas moins impossible, non, pas moins acceptable, non plus, mais plus confondue avec le grand dehors soudain ; brutalement alors on devient une part du monde, on pourrait cesser de vivre désormais, tout aura été accompli au moins — et puis, ça reprend, il faut continuer.
J’ai longtemps cherché les raisons pour lesquelles je ne peux écouter que cette musique-là, précisément, dans la solitude (ces nappes de musiques étales, sérielles, sans relief ni rebord et sans commencement, mais toujours comme sur le point de s’achever, des fantômes de mélodies, des masses ombreuses de vibrations éparses), et puis j’ai renoncé ; j’ai continué d’écouter Slow Meadow sans autre raison que la musique même où je me suis perdu.
Dans la dernière pièce de Kea Tempest, il y a cette image de la chaussure abandonnée d’un enfant dans la forêt, et cette phrase : J’espère qu’il ne lui ait rien arrivé — on sait bien qu’une chaussure d’enfant abandonnée dans la forêt est toujours signe d’horreurs quelque part enfouies autour de nous —, alors, laissée là, au bord de la route, la chaussure m’a fait revenir par effluves des images de forêts noires comme on les trouve dans la Meuse où creuser quelques centimètres suffit à faire revenir des armes, des ossements (j’ai trouvé, adolescent, un masque à gaz que j’ai longtemps gardé) : les passant passaient, les voitures venaient, la chaussure continuait d’être là et l’enfant quelque part boitait dans ma mémoire et je lui prêtais mon allure.
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il n’y a pas de mer
[29•09•22]
jeudi 29 septembre 2022
Enfin je parviens en forçant l’allure à rattraper Manastabal, mon guide, et à poser un bras sur ses épaules. On s’arrête alors et se regarde face à face. On a des traits distordus par la pression de l’air et ce n’est pas un sourire que forment les lèvres écartées des gencives. Qu’attend-elle ? Va-t-elle me prendre sur ses épaules pour me faire faire le passage ? Mais le passage de quoi ? il n’y a pas de fleuve ici. Il n’y a pas de mer.
Monique Wittig, Virgile, non, 1985
En rentrant de la Vieille Charité, tard, malgré moi et le vent, alors que dans les rues qui s’enfonçaient dans le cœur noir de la ville les corps eux mêmes se perdaient au fond des choses dans des gestes à peine devinées, je regardais lentement les inscriptions sur les murs qui débordaient d’insultes et de colère jusqu’à refuser de recourir au langage, plutôt aux cris quand il s’agit de les déposer sur un mur, venaient par vagues des images de la mer quand il pleut et qu’il n’y a plus d’espoir, qu’on ne possède plus que la force de hurler alors qu’on n’a plus de voix, et qu’on voudrait se jeter s’il n’y avait l’espoir d’être sauvé, l’espoir terrible et honteux de croire encore possible que la vie aura lieu — et puis, je suis rentré, la voiture était seule sur le parking, il ne faisait pas si froid.
Autres images du passé : cette jeune femme au bord de la route qui a perdu ses clés ; cherche, un peu, au fond de ses poches, plus affolée chaque seconde avant de comprendre qu’elle ne les retrouvera pas, mais continue de chercher, encore et encore, comme si le geste la tenait encore dans le monde des vivants, de ceux qui possède le droit de pouvoir retourner chez eux ; d’ailleurs, la regardant, je tâte mes clés, ne les trouve pas ; les cherche, plus affolé chaque seconde, avant de les retrouver : en levant la tête, triomphant, je croise son regard de vaincu, qui me dévaste.
Ce n’est pas vrai que le monde est cette chose sûre et certaine sur quoi chaque seconde on fait porter nos deux pieds, non, mais plutôt cette montagne qu’on devine sur les cartes, avec les lignes qui se resserre jusqu’aux sommets et dont on imagine par-dessus les vols d’oiseaux inconnus qui meurent de faim avant de percevoir leur proie, tout en bas, dans des crevasses dont elles se pensent à l’abri.
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lorsque la lumière éclate
[26•09•22]
lundi 26 septembre 2022
Lorsque je serai mort / la défaite n’envahira-t-elle pas mes entrailles ?
Me voici, par peur de la mort / errant dans le désert
moi-même ne vais-je pas me coucher / pour ne plus jamais me lever ?
Ô laisse mes yeux contempler le soleil / ainsi je serai inondé de lumière.
L’obscurité se retire lorsque la lumière éclate / ô que celui qui est mort
Puisse voir l’éclat / du soleil !L’épopée de Gilgamesh
Tandis que dansent dans l’air de midi les mots épuisés à peine nés de post-fascisme ou de néo-paganisme — ainsi sommes-nous condamnés à ne vivre qu’après, dans ce dedans mortel où on nous enferme —, l’homme à la radio lance dans un grand éclat de rire « c’est bien à cela que servent les mots : à mentir » (plus tard il dira que l’erreur de Mussolini aura été de n’être pas Franco : ou l’art de distinguer les bons des mauvais fascistes), je n’écoute qu’à peine, entre deux hoquets de l’ordinateur, j’apprends à jouer aux échecs ; à intervalles irréguliers, il s’arrête, reprend son souffle ou hésite, avant de repartir — j’imagine qu’il n’a pas trouvé de raisons suffisantes pour s’éteindre tout à fait et définitivement, et qu’il laisse le bénéfice du doute à la journée à venir —, et je reprends le train de l’existence en marche, poursuivant la quête des millénaires l’un après l’autre ou déchiffrant dans Heiner Müller le devenir de tout passé, ruines, boues, délires vraiment, et sur tout cela le ciel qui se lève pour mieux tomber.
C’est une vraie tempête demain, vient de me lâcher le type en déposant le café sur ma table, comme si tout avait un rapport, le café, la table, le maigre vent qui nous lie dans l’instant, la tempête qui se prépare ou qui est là déjà, qu’on n’arrêtera pas, qui passera sur le monde pour mieux être oubliée comme si elle n’était qu’un livre de plus posé sur les tables des libraires et dans la mémoire confuse des hommes, des enfants et de leurs cadavres intérieurs.
Il y a beaucoup de vers incompréhensible dans l’épopée de Gilgamesh, premier récit qu’on aura osé taillader dans la terre d’argile pour (on ne sait pas pourquoi), mais au milieu des éclats d’évidence, ces vers désarment davantage et semblent des questions adressées depuis la fin du IIIe millénaire à nous autres, vers lumineux et terribles qui restent sans réponse — comme, par exemple et au hasard :
Comment prévoir son destin si les rêves vous fuient ?