arnaud maïsetti | carnets

Accueil > RECHERCHES | ARTICLES & COMMUNICATIONS > Le spectateur-dramaturge face aux expériences esthétiques contemporaines

Le spectateur-dramaturge face aux expériences esthétiques contemporaines

Colloque EASTAP

lundi 16 mai 2022

Du 23-27 mai 2022, a lieu à Milan le 5e Congrès de l’EASTAP (European Association for The Study of Theatre et Performance).

J’y propose quelques hypothèses autour du spectateur dramaturge.


Présentation du colloque :

Dans la continuité et dans la lignée des thématiques des éditions précédentes – Paris (2018), Lisbonne (2019), Bologne (2020), Vilnius (2021) –, la 5e édition internationale EASTAP (European Association for the Study of Theatre et Performance) aura lieu dans le cadre du Festival International que le Piccolo Teatro di Milano dédie à G. Strehler en mai 2022, intitulé Presente indicativo : per Giorgio Strehler (paesaggi teatrali). L’objectif de ces journées est d’offrir un examen approfondi et multiforme de l’idée de l’esprit théâtral en relation avec les différentes formes de spectacle vivant (par exemple, de la prose à la performance, au théâtre musical et à la danse) et à la lumière des relations entre théorie et pratique. Le programme de la conférence comprend des communications ; de nombreuses sessions avec panels thématiques réunissant experts, artistes, chercheurs et professionnels du monde du spectacle vivant ; des tables rondes ; des ateliers avec des artistes théâtraux italiens et internationaux parmi les plus importants ; des présentations de projets de recherche par de jeunes chercheurs dans le cadre du Forum des chercheurs émergents.


Le programme :


Ma proposition de communication

Le spectateur-dramaturge face aux expériences esthétiques contemporaines

« La dramaturgie est un état d’esprit. Une pratique transversale. »
Bernard Dort

Résumé

Dans les théâtralités contemporaines parmi les plus denses de ce début de XXIe s., force est de constater que le paradigme de la signification a cédé le pas sur celui de l’intensité, et que les principes dramaturgiques de structuration des spectacles se sont défaits — au point qu’on puisse même considérer que la mise en déroute de ces principes fonde pour une grande part certaines des écritures scéniques de notre temps. Les régimes de plasticité, de saturation, de virtualité se dressent sur les plateaux fracturés, déchirés par le sens, ou déchirant le sens épars. À la déroute des Grands Récits répond, en écho diffracté, celle des narrations : les œuvres se déploient dans le montage parfois obscur de textes pris en charges par des corps errants, spectres de lumières que relaient les écrans aux surfaces sans profondeur. C’est là ce que l’on pourrait dire si l’on s’en tenait au point de vue de la scène de certaines de ces théâtralités, de K. Warlikowski à K. Lupa, de R. Castellucci à F. Tanguy, et dans bien des expérimentations de jeunes compagnies. Ce ne serait pourtant faire que la moitié du chemin, celui qui s’arrêterait au seuil d’une évaluation qui jugerait, en purs termes formels, telles esthétiques dites post-dramatiques. Cependant, ce qui se joue dans l’imaginaire du spectateur déploie de tels spectacles bien au-delà d’un simple désarroi, d’une pure et simple défaite, d’une perplexité désarmante. C’est que ces spectacles ne se font pas en dehors du monde, mais frottent contre lui l’irréductible opacité qui tend aussi à mettre en déroute la prétendue efficacité que prône notre époque et dont elle se réclame. Dès lors, le contre-chant levé sur les scènes, par l’opacité et la résistance au sens, par le trouble et l’illisible, permettrait de réarmer nos imaginaires capables en retour de mieux envisager la stérilité de notre temps : et peut-être aussi de lui faire face ? Ainsi pourrait-on dire que le spectacle ne se joue plus sur scène, mais au-delà : et qu’il s’opère dans l’esprit d’un spectateur dramaturge qui fait le spectacle, le monte et le reconstruit, le traduit et l’active, le traverse, et dont il s’arme.


Cela commence presque toujours comme cela : des paroles qui se lèvent et retombent comme des corps dans la fosse commune étendue là-bas, des voix, à peine des voix, des éclats, et tout est déjà perdu. Tout vient à peine de commencer et on n’y comprend rien. On voudrait regarder, mais là encore, tout se dérobe.

Sur le plateau la plupart du temps ravagé, détruit, défait — un champ d’épandage, un no man’s land (paysage sans paysage), terrain vague, terre dévasté, Waste Land, gâté, pourri, rien, cimetière sur quoi se répandent quelques corps errants, là encore à peine des corps, des silhouettes, leurs ombres — la lumière qui se projette sur les corps vise surtout à les rendre indiscernables, nous les donne à voir surtout comme un retrait de corps, quelque chose comme leurs ombres, des ombres errantes. Les paroles sont lointaines, prononcées presque malgré les acteurs, en dépit du texte et du bon sens, les mots se bousculent, on les perd, on décroche — et on se surprend à rêver, parfois on s’endort pour de bon, on ne sait pas si le rêve qu’on fait appartient à celui que formule laborieusement, patiemment, la scène là-bas.
C’est parfois interminable : non pas que cela dure longtemps, mais la fin même paraît un horizon intouchable, non bornée, indistincte dès la première seconde.
On pense à ce qu’écrivait Henri Michaux dans un poème bien nommé Ailleurs.

Au théâtre s’accuse leur goût pour le lointain. La salle est longue, la scène profonde. Les images, les formes des personnages y apparaissent, grâce à un jeu de glaces (les acteurs jouent dans une autre salle), y apparaissent plus réels que s’ils étaient présents, plus concentrés, épurés, définitifs, défaits de ce halo que donne toujours la présence réelle face à face. Des paroles, venues du plafond, sont prononcées en leur nom. L’impression de fatalité, sans l’ombre de pathos, est extraordinaire.

Quand c’est fini, on ne sait pas ce qui a fini — et ce qui commence ensuite. Les services étaient parfois allumées, rien ne reprend, ou alors comme lorsqu’on descend du bateau, que le balancement continue encore un peu, en persistance rétinienne. On ne sait pas quoi penser. On ne sait pas. On ne sait même pas littéralement ce qu’on vu, si on a vu quelque chose, si ce quelque chose qu’on a vu a bien eu lieu, ou non.

On rentre, encombré de ce qui relève tout à la fois d’un vide et de ce trop plein de questions et d’inconfort — embarrassé, oui, mais au sens où l’entendait Adam Phillips :

Un embarras n’est rien s’il n’est pas capable de vous engager dans les chemins où l’on résiste à s’engager, puis de vous laisser vous débrouiller .

Car un chemin s’ouvre, et c’est là que tout commence, finalement — quand le spectacle s’achève, qu’on se retrouve seul, seul sur un chemin escarpé ou comme recouvert de plantes, qu’on doit avancer et se faire un chemin pour débroussailler sa route à coup de machette, seul outil qu’on possède que nous a confié le spectacle.

Je parlerai de ce chemin et de cette machette de l’imaginaire, de l’invention du chemin à mains nus, ou presque, le poids de cette arme qui embarrasse aussi, encombre - et de la solitude où on se trouve, dans laquelle nous a jeté le spectacle, dont nous sommes responsables, et de comment endosser cette responsabilité et en faire une tâche.

Mais reprenons : il me faut d’abord revenir sur ce que je viens de tracer à grands traits : l’expérience du spectateur face aux esthétiques contemporaines.
Ce que j’ai décrit, du point de vue du spectateur, relève en effet d’une expérience autant que d’une émotion — expérience du désarroi, voire de la perplexité, de l’égarement et de la solitude, d’une certaine qualité de solitude.
La question que je voudrais poser serait celle-ci, modeste et large : que faire du désarroi ? Est-il possible d’en faire quelque chose qui ne soit pas un jugement sur le désarroi ?

Cette expérience consonne avec ce qui devant nous se dresse, dans l’épars, dans l’inquiétude : on a suffisamment décrit ces dernières années la poétique de ces spectacles qui sont une grande part de la création d’art actuelle. Poétique de l’éclatement, morcelé dans le montage de textes souvent non-dramatiques, échappant aux logiques fabulaires d’un argument orienté, substituant au modèle organique aristotélicien une forme désœuvrée, découvrante, corps sans organe et sans organisation, sans centralité organisante, « monstre sans queue ni tête », note Heiner Müller en référence ironique à Aristote, où joue à plein l’arbitraire ou l’aléatoire de la construction ; logique de la défaite : corps défaits, acteurs défaits élaborant des gestes sur le mode d’une opération de soustraction comme s’il s’agissait surtout de jouer dans l’oubli — un théâtre de moins, oui, mais si on entend cette opératon avec Deleuze aussi comme un geste de conquête qui, se défaisant d’une plénitude, se met à la recherche d’autres choses que des signes devant soi exposés pour être résolus et accomplis, consommés dans et par la compréhension.

Les scènes que j’esquisse ici, et qui sont les nôtres désormais, on serait bien en peine de les assembler communément, précisément aussi parce que leur geste consiste à récuser toute assignation à du même, toute filiation, ou rouge fraternité, refus d’endosser une identité identique et partageable. Bien sûr, on a pu ici ou là céder à cette tentation — nommer ces esthétiques d’un même terme pour les envisager d’un même regard, par exemple pos-dramatique , ou post-moderne : sauf que le post arrache ces scènes à des histoires différentes, et quand bien même elles se situeraient après, elles ne situent pas après la même histoire (Castorf après la fin de la RDA ; Warlikowski, après la fin de la fin d’Empire Soviétique, Castellucci après la Chute du Jardin d’Eden ; Tanguy, après la fin de toute fin ; Lupa, après tout avant ?) — et surtout, désireux de les englober sous ce post-, on échoue toujours fatalement à percevoir ce présent au sein duquel surtout ces esthétique se débattent, qu’elles affrontent, qu’elles nomment [Castorf : pendant la réunification ; Castellucci pendant Berlusconi ; Warlikowski pendant le deuil de la Shoa…) On n’est jamais avant ou après, on n’est toujours que dedans, au présent de ce qui a lieu et qui s’arrache au nom de cette présence.

Dès lors ces scènes sont-elles peut-être condamnées à « partager ce qui ne se partage pas, la solitude », pour le dire avec Jacques Derrida s’agissant de communauté désœuvrée, inavouable ou manquante.

Le spectateur face à elles ne peut avoir de mémoire — et s’il en a une (et il en a toujours une, qui l’encombre aussi, qui l’embarrasse : somme de spectacles vus, et non vus, histoire de la littérature dramatique qui l’emplit et parfois le constitue), cette mémoire ne peut pas lui servir à identifier des formes connues, à les reconnaître : plutôt à faire le contraire — mais qu’est-ce que le contraire de la reconnaissance par défaut de mémoire. Voir un spectacle de Castorf, ce n’est pas oublier Artaud ou Shakespare ou Boulgakov et Racine, c’est s’en défaire à partir d’eux. La mémoire d’un tel spectateur serait donc, « non pas d’amour, mais d’hostilité — comme l’écrivait Ossip Mandelstam s’agissant de tout autre chose, mais avec quoi cet oubli résonne — , et elle travaille (poursuivait-le poète russe) non à reproduire mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu’il a lus, et sa biographie est faite. Là où, chez les générations heureuses, l’épopée parle en hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle git un abîme, un fossé, rempli de temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques. »

Tel pourrait être le point de départ, et l’état — l’état d’esprit du spectateur face aux esthétiques contemporaines : celles qui lèvent devant nous l’état du monde, défait, ravagé — celui que l’on constate chaque jour, ces jours.
C’est que, face à ces scènes qui se dressent dans l’incertain, dans la patiente œuvre de désœuvrement à chaque endroit où l’art dramatique s’était peu à peu constitué (travaillant à défaire le temps, l’espace, le corps, la fable, la relation avec le spectateur — toutes choses évoquées ici rapidement et qui a longtemps occupés les théoriciens du drame moderne, sous le terme de « crise »), nous sommes face au monde tel qu’on le reçoit : nous sommes face à cette crise donc de la représentation du monde autant que de la représentation de la représentation, il s’ensuit quasi logiquement que se fabrique aussi un spectateur en crise.

« Crise » — plutôt que ce moment névrotique et tremblant, peut-être faudrait-il revenir au sens premier du mot, qui désigne le moment crucial du jugement, entendu comme faculté de choisir. C’est donc moins un terme d’économie morale, que d’institution politique : La crise est littéralement dans l’antiquité grecque, puis latine, l’étape décisive qui conduit à réorienter le temps, décider de ses inflexions : elle provoque évidemment et par essence une nouvelle borne historique, de là l’idée de secousse brutale, d’accident — mais non pas subie (comme une crise financière), au contraire : choisie et endossée pour ainsi dire en connaissance de cause.

À la dramaturgie de la défaite — répondrait nécessaire un spectateur défait : même si ici encore, il faudrait réévaluer ce terme et faire de cette défaite, non la complaisance dans l’impuissance, mais un appel à une dramaturgie de l’élaboration. Car ce qui importe, c’est moins de jouir de cette débandade, que de faire quelque chose de la défaite : « l’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous allons faire de ce que nous avons fait de nous », disait Sartre de Genet.

Cette défaite qui prend appui sur l’histoire contemporaine des sociétés et du théâtre, s’appuie sur elle pour mieux tout à la fois s’en arracher et établir un certain type de rapport — rapport de force, rapport amoureux et d’hostilité. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il faut désormais le transformer », disait Marx — que ce désir de transformation n’ait pu conduire qu’à une contre-transformation du monde, un bref regard sur l’état de notre présent ne pourrait que le confirmer : qu’à cet égard, la grande utopie théâtrale s’est comme les utopies politiques du XXe s, fracassé sur le conformisme et l’ordre néo-libérale, et d’une certaine manière, c’est tout le paradigme de l’interprétation et de la transformation positive du monde qui s’est trouvée confondue dans l’impasse — littéralement : sorte de cul de basse fosse où les œuvres qui prétendaient changer le monde ne faisait que surligner et prouver leur échec, voire s’établissait en complice de l’ordre des dominants.
D’où venait cet échec ?

Précisément d’une rupture fatale entre le théâtre et ce face à quoi il se tenait : le spectateur.

Les récits ne sont pas adressés, écrivait Heiner Müller. Ce qui n’est pas adressé ne peut être mise en scène. Trêve de opinions maigres sur l’art des représentations pré-industriels de la société : en 1977 je connais mon destinataire encore moins qu’autrefois. Aujourd’hui plus qu’ en 1957, les pièces sont écrites pour les théâtres non pour le public. Je ne vais pas me tourner les pouces jusqu’à ce qu’une situation (révolutionnaire) vienne à se présenter. Mais la théorie sans fondement, ce n’est pas mon métier, je ne suis pas un philosophe qui pour penser n’a besoin d’aucune raison, je ne suis pas non plus un archéologue et je pense qu’il nous faudra dire adieu à la pièce didactique d’ici le prochain tremblement de terre. L’apocalypse de La Décision est périmé, l’histoire a renvoyé le procès à la rue, même les cœurs appris ne chante plus, l’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov et le dernier événement éducatif bourgeois. Que reste-t-il ? Des textes solitaires en attente d’histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses menacées d’oubli immédiat. Sur un terrain où la leçon est si profondément enfouie et qui en outre est miné, il faut parfois mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif. 


En attendant (la révolution, l’histoire), ne pas attendre : ne pas philosopher — et chercher des adresses, qui serait aussi des chocs, voire des provocations pourquoi pas (qui est une forme d’adresse pure, brutale, évidente), provoquer l’autre comme on provoque un adversaire dans les arts dits martiaux : et pour cela, tous les moyens sont bons : plonger dans la matière même, à l’aveugle, à tâtons, voir non pas à l’horizon des lendemains messianiques, mais à hauteur de soi, et comme on avance, on dégage le terrain à chaque pas.
Ainsi se renouerait possiblement une adresse qui ne serait pas de connivence, ou d’accord, ni même bien sûr de compréhension. De fait, renonçant à faire pour mieux défaire, les œuvres de notre temps renverse le paradigme de la création.

Le défaitisme constructif, écrit Müller : mais construit par qui, et comment ?
Si rien n’a lieu sur le plateau que l’égarement du sens, la traversée incohérente ou la recherche des résonances, de l’autre comme d’une paroi qui soutiendrait notre chute (je pense à ces vers de Silvia Plath : « L’obscurité se fond ; nous nous touchons comme des estropiés »), ce n’est pas tant pis pour l’œuvre : c’est plutôt la chance.

Ce qui perd ainsi, avec le sens, est d’un gain considérable : c’est la fin de toute idée d’origine du sens où serait sceller le destin de l’œuvre, sa finalité déjà jouée avant même que tout se joue, stérilité. Comme il n’y a plus de sens constitué en amont, il n’y a plus de lieu situé avant l’œuvre où le sens est joué, il n’y a plus de garant du sens, plus d’auteur qui préexiste à l’œuvre (garant est la tradition littéral du mot latin auctor, qui a donné l’auteur) — tout se joue non pas avant l’œuvre, mais après elle au moment où elle se joue : cet après de la présence, c’est cela qui se nomme spectateur.

Car reviendrait au spectateur le rôle, théâtrale, dramatique, dramaturgique, de prendre en charge l’élaboration de la pièce.

Ces pièces dont je parle n’exigent pas tant un spectateur philosophe ou savant, acteur du drame rituel comme le désirait Artaud, ou enquêteur pour le dire avec Brecht, ou traducteur comme l’appelle de ses vœux Rancière, mais ce qu’on pourrait appeler un spectateur dramaturge.

À lui spectateur, reviendrait la tâche de bâtir non pas le sens du spectacle — cela voudrait dire qu’il y en aurait un manquant, caché, en attente —, mais le spectacle lui-même, qui a donc lieu non plus sur le plateau, ou entre les pages d’un livre, mais dans son imaginaire.

Dramaturge, le spectateur devient responsable du spectacle : de son ordonnancement non ordonné, de cette perte qu’il saisit comme perte. Aux esthétiques du montage répond celle du découpage par le spectateur dramaturge, qui ajoute telles images rêvées ou désirées, à telles images perçues et malentendus.

Le spectacle a cette faculté de faire naître des pensées dont on ne se pensait pas capable de penser ; à faire lever en nous des images qu’on ignorait posséder en nous ; à créer des réseaux de relations et des association d’idées que l’on n’aurait jamais eu, et qui n’appartiennent ni au spectacle ni à nous, mais à ce jeu — de partenaire à partenaire, et d’espace à espace, qui de l’un à l’autre fait circuler les adresses et fait la preuve surtout qu’un autre mode d’organisation du sens est possible, qu’un autre paradigme de la signification en dehors de l’hérméneutique ou de l’interpprétation est possible — et même essentielle parce qu’il est seul celui qui démontre la vacuité du sens comme origine et identité, dans une époque où le savoir des origines est cet instrument de la domination (de l’assignation aux places entre ceux qui savent et ceux qui ignorent).

Ce théâtre, qu’on pourrait nommer « théâtre de la possibilité », n’existe que provisoirement dans l’imaginaire de chaque spectateur isolément — isolé dans la mesure où d’autres que lui, en même temps que lui, traverse cette expérience de la fabrication du spectacle.

L’état d’esprit dramaturgique basculerait donc du plateau à la salle, ou plutôt se partagerait-il. En somme, alors que les grands réformateurs du théâtre ont œuvré pour briser la relation fondatrice de la représentation entre acteur et spectateurs, travaillant à faire sortir le spectateurs de sa condition (Artaud, Brecht, Weiss…), peut-être pourrait-on esquisser l’idée que dans cette faculté dramaturgique, chacun se retrouverait en position non d’acteur du drame, mais de spectateur constructeur du spectacle.

Ainsi du metteur en scène : Castorf, on le sait, travaille comme cela — en laissant le plateau aux acteurs et à leurs improvisation, lui se contentant de rendre disponible la possibilité de jeu par une libre (mais concertée) circulation d’un matériau textuel : ils laissent d’abord les acteurs improviser pendant plusieurs heures , sans intervenir, avant d’interrompre la session, d’inviter les acteurs à le rejoindre, pour leur rendre compte de ce qu’il a vu, de ce à quoi cela lui faisait penser, plutôt que de dire ce qu’il en a pensé. Puis, ayant parlé, il se tait, et on se retrouve le lendemain pour poursuivre : c’est-à-dire qu’on ne reviendra pas sur ce qui a été traversé aujourd’hui, qu’on ne répètera plus — sauf le jour de la première.

Metteur en scène scénographe en position de spectateur dramaturge : ainsi en est-il des acteurs, appelés à être dramaturge d’eux-mêmes et du spectacle — c’est-à-dire exerçant cet état d’esprit visant à faire du spectacle la levée d’une opération (définition possible de la dramaturgie), et œuvrant (ou désœuvrant) à la pensée du passage du texte à la scène (autre définition de la dramaturgie), ils travailleraient moins à l’élaboration d’un discours qu’à la mise en disponibilité des possibilités d’une saisie affective.

État d’esprit dramaturgique, dont il faut interroger aussi les limites, peut-être : était d’esprit qui s’exerce au nom de celles-ci. Limites de l’égarement du sens : en effet la perte du sens (la complaisance dans le refus de tout sens) n’est-elle pas complice du discours de la domination qui tend à faire de l’efficacité le critère de toute vérité, et qui se nourrit de la confusion pour s’imposer par la force ? Limites de la perplexité : le désarroi n’est-il pas l’allié du cynisme à peu de frais, jugeant tout à l’aune de la vanité, pose mondaine ? Limites de l’exclusion : ces théâtralités ne brutalisent-elles pas le spectateur qui, cherchant du sens et ne le trouvant pas, soupçonne toujours violemment l’œuvre de vouloir l’intimider, et de l’écraser, de l’exclure finalement — voire de l’humilier ?

C’est au risque de ces limites que se prend le théâtre d’un spectateur dramaturge, qui n’exige ni diplôme ni connaissance, mais disponibilité aux expériences de l’altérité radicale, et donc de l’altération : c’est l’autre nécessité politique de ce théâtre des possibilités requérant un spectateur dramaturge qui sait vains et dangereux les refuges dans le confort des identités et des origines, mais qui désire voir ailleurs s’il n’y est pas (et s’il y est, qu’il s’échappe).
Un tel spectateur dramaturge ne peut qu’exiger d’être ébranlé : il récuse l’harmonie, l’accord ; il se confronte à des résistances qu’il trouve devant lui et en lui. De là un certain déplaisir, ou du moins : une émotion déplaisante qui se traverse. « Le plaisir, écrit Nietzsche, naît d’une succession de stimuli de déplaisir »

C’est en brisant la façon d’être au monde qu’il exige un spectateur capable de renouer différemment avec un autre monde : une autre manière de concevoir l’espace et le temps, accéléré ou ralenti, d’envisager ce que produit une histoire, quand elle n’est pas cette courbe temporelle fatale, ou ce commentaire de journaux télévisés : rendre les choses étrangères à ce qu’elles sont est une tâche de dramaturge, de spectateur dramaturge qui est mis en demeure, pour seulement regarder ce qu’il a devant lui, d’éprouver autrement le temps et l’espace, les mots prononcés, l’adresse non adressé.

De là peut-être le sentiment de la beauté devant le saccage, devant la puissance de destruction patiente de ces théâtralités. Rien de plus étrange, de plus étranger à nos vies contemporaines d’individus sociaux que la beauté : rien de plus étranger à la réalité que la beauté. Sur un plateau si étranger à la réalité se refonde presque immédiatement la beauté, quand bien même elle n’est pas belle.

L’expérience ultime du spectateur dramaturge serait cette expérience de la beauté, traversée comme faculté à élaborer le spectacle avec les moyens du bord, ceux que lui propose le spectacle devant lui, et s’armant des bribes de phrases, d’images, d’émotions, ils composent par l’insatisfaction du monde qu’il éprouve chaque jour, le désir de le remplacer par ce qu’il n’est pas : on est spectateur de théâtre que parce que le monde nous convient pas. Désirer d’autres mondes que celui-là, c’est cela aussi qu’élabore laborieusement, le spectateur dramaturge, et c’est cela aussi que l’on peut nommer du nom ancien et non encore usé de beauté.

Qui si je crie pour m’entendre ? Écrit Rilke / Quel ange parmi les anges ? / Et même s’il s’en trouvait un pour soudain me prendre contre son cœur ? / Telle présence, j’en mourrais car la beauté commence comme la terreur : / à peine supportable.

Supporter ce qu’on ne peut supporter, et dans la terreur, prendre le risque de fabriquer à mains nues la beauté en présence : telle serait du spectateur dramaturge l’esprit, la tâche et le désir et la peine.