État des lieux du réel
Épilogue
« Place des Innocents »
Cependant, c'est la veille.
Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle.
Et à l'aurore, armés d'une ardente patience,
nous entrerons aux splendides villes.Arthur Rimbaud
On laisse transparaître quoi de son ombre quand on marche, qu’on fait le geste de partir pour en finir là, les évidences éculées tant qu’on voudrait laisser un peu de soi sur la route, mais non — impossible, on avance.
On laisse filtrer quoi de soi-même quand on parle, qu’on dit toujours les autres mots, et que les nécessaires, les justes, sont toujours aussi les plus fuyants, les moins possibles à dire, alors on préférerait ne dire que les crachats aux larmes qui terrifient.
On laisse enfin quoi de sa propre terreur quand on la raconte, ligne sur ligne, et qu’à suivre les lignes on arriverait quelque part, un endroit qu’on ignore mais qui est peut-être le lieu clos qui a fait naître ces peurs et la joie d’y prendre part, à l’écrire, dans les mots les moins opaques, ceux qui laissent passer un peu de la lumière du soir quand on passe de l’autre côté du jour.
Il n’y a pas d’autre côté du jour — d’un revers sur l’autre, c’est une même pièce qu’on tient, qu’on lance pour la voir retomber, pile ou face, le jour de la nuit, nuit renversée de la folie du jour : arbitraire toujours précis et réglé par l’habitude de plusieurs siècles. Le jour toujours après la nuit. La nuit qui suit, après elle, toutes les nuits s’y agrègent.
Pourtant, puisque je me suis tenu sur les bords, j’ai pu voir, apercevoir plutôt, ce retournement insensé des choses sans y prendre part : sans que moi-même je sois retourné, pile et face d’une pièce de même valeur, au même change fixé par des lois modifiées chaque matin — gesticulation des traders réunis dans des salles secrètes, levant les doigts, agitant les bras, hurlant le cours en vigueur pour le jour à venir
Et si j’avais à inventer ces règles de change ? Si en les écrivant, je les avais, moi, produites ? — La ville est la même dehors, et moi aussi, je suis habillé comme hier : moi aussi, j’ai froid comme elle, recouvert des pieds à la tête de la saleté d’hier : sur le sol lavé comme toujours à grandes eaux, je me mouille les chaussures — plus sales encore d’avoir été ainsi lavées.
Je voudrais courir mais mon corps ne me porte plus. Et j’ai peine à lever les pieds devant moi ; bute sur chaque pierre, bute encore : pierres aiguisées qui me brisent à chaque pas, chaussures qui m’ont peu à peu scié la peau sur le talon, attaquent maintenant le tendon — vieille faiblesse héritée de plus invincibles que moi — : me le couperont en deux pour m’empêcher de m’enfoncer dans la ville.
Monde de pierres, c’est un monde répandu comme des pierres jetées pour moi, qui tranchent ; ce sont mille pierres tranchantes semées devant les pas, et qu’à traverser la ville, on n’en éviterait pas une seule — mais c’est ce qui me fait aller, de la gare au centre de la ville.
Voulant atténuer la blessure, j’adopte une marche plus douloureuse encore, indescriptible — jambe lancée sur le côté, raide, et l’autre ramenée devant ensuite : et ainsi le corps penché, faisant passer chaque mètre derrière lui comme le tirant et avançant, d’un mètre devant lui : puis recommence, souffle à chaque pas : de boiter ainsi me donne une souplesse légère des pensées, un rythme neuf du corps contre lequel je m’appuie pour avancer — mais le poids forcé sur la jambe droite prend du retard toujours sur la jambe gauche plus lourde (mille pointes dans la cheville qui s’enfoncent à chaque pas), et une seconde après l’autre, je suis au bout de dix mètres, cinq mètres derrière le fantôme de mon propre corps d’il y a un mois seulement, qui gagne du terrain encore — peut-être cela a-t-il un rapport avec la chute plus lente de la lumière ces derniers jours ? Ces semaines où le soleil se rend plus péniblement m’épuise toujours davantage chaque année — et ce n’est pas un hasard si mon corps me lâche précisément maintenant.
On dit que la marche est innée, pourtant c’est une chose qu’on apprend : je ne sais pas comment. On précise : on dit plutôt qu’on a une disposition innée à la marche. Le nourrisson, à deux mois, peut marcher — si l’on nomme marche le mouvement de piston des membres inférieurs où le contact pied/sol déclenche une triple flexion alternée des membres inférieurs, qui est prise pour une phase d’oscillation. Cependant, on ajoute cependant : l’équilibre permettant le simple appui n’existe pas encore chez le nourrisson. Marcher, ce n’est pas un pied devant l’autre avancer, c’est plus encore : tenir en équilibre sur la moitié de son corps.
Ce matin, j’ai l’équilibre fragile — c’est par élan que j’avance, depuis le mouvement jeté des marches de mon immeuble hier à l’aube, et dans sa force cinétique, entraîné depuis jusque là, si je devais l’interrompre, qu’est-ce qu’il me restera ?
Moi, si je devais m’asseoir dans un coin de la ville, sur des cartons et des journaux en guise de couvertures, est-ce que je saurais après une nuit passée ainsi, marcher ? Est-ce que je ne préférerais pas dormir jusqu’à avoir trop froid pour continuer de respirer ? Si je cesse le mouvement, je perds tout.
Du postulat de l’existence d’une marche innée, l’affirmation que certaines démarches inhabituelles étayent la persistance d’un schéma moteur primitif, le pas a été souvent franchi. On déplore : les sciences aiment déplorer les limites imposées — Les arguments manquent pour trancher entre la part de l’inné et celle de l’acquis puisqu’il est éthiquement inacceptable de créer des situations expérimentales testant ces hypothèses.
L’équilibre n’étant ni inné, ni acquis, mais comme la persistance d’un orgueil primitif, je me tiens, au-dessus du vide que forme la ville autour, dans le gris mouillé du sol, des murs dressés, des nuages qui viennent se fondre dans le ciel et le remplacent au milieu de tout ce gris. Par pure expérimentation, je vérifie mentalement l’hypothèse éthiquement inacceptable d’un équilibre toujours brisé, toujours repris in extremis qui finirait par me faire aller — entre mes semblables allongés, dormant encore, dormant tant que je marche.
La disparition de la marche automatique après deux ou trois mois de vie permet d’estimer que la position debout comme la marche sont acquises par sollicitation, imitation de l’entourage et apprentissage par essais/erreurs. Je me demande alors si vraiment l’on finit d’apprendre. Quand peut-on être capable de dire : voilà, c’est le jour où j’ai appris à marcher ? C’est fini maintenant, la dialectique essais/erreurs : je marche, plus d’erreurs possibles. Or les jours suivant le premier pas, on tombe. Les jours suivants, quand on se relève, c’est pour tomber. C’est donc qu’il ne s’agissait pas du premier pas.
Quant au dernier pas, il serait encore plus introuvable, plus fuyant — sauf à dire peut-être que chaque pas est la tentative de répétition du dernier qu’on s’efforcerait d’approcher par essais/erreurs successifs — que le dernier pas l’est lorsqu’il se pose avec perfection, et nul autre possible après.
Alors, plus on marche plus on avance vers lui ? Si chaque pas nous rapproche du dernier, chaque pas nous en éloigne aussi : nous rapproche d’un pas qui pourrait être le premier et le dernier. Au-devant de moi, il y a donc un pas qui serait rigoureusement la confusion du premier et du dernier pas réunis dans le même geste et au même lieu sur lequel, nulle doute, je tomberai : endroit de la ville fait pour cela, et pour moi.
La douleur à la cheville, au talon, qui remonte, et puis, les orteils gelés, cassés en mille par les mille pas que j’ai heurtés contre eux, déforment la marche — produisent cette sorte de danse qui m’appartiendra pour toujours : cette grâce d’une nouvelle marche.
Devant moi, je m’use aux pierres de la ville — minuscules cailloux qui tracent les routes et les trottoirs, façonnent lentement ces mouvements disposant autour de moi une ville nouvelle telle que ma marche invente quand elle avance sur elle. Il fait de plus en plus froid.
On pourrait essayer de mettre le moins de corps possible entre soi et les pierres ; ou on pourrait se faire léger, comme des coureurs la pointe des pieds à peine posée sur le sol et pour une seconde à peine, griffant la surface de la surface pour mieux se propulser. Ou on pourrait rester en haut, comme ils font, dans les immeubles éclairés, grand salon avec vue sur le destin des foules, et juger.
Aucune ruse ne tient. Alors, je fais le contraire : soudain je m’arrête, que cela à faire — me souviens du geste qu’elle avait fait, un soir très loin dans la mémoire, en ai d’ailleurs oublié le nom qu’elle portait, mais son geste jamais — m’arrête et enlève mes chaussures pour marcher sur les pierres des rues, paumes des pieds offertes aux accidents des marches, et c’est un pas plus sûr qui fait désormais rouler la ville derrière moi.
Après quelques centaines de mètres, je passe au-dessus du fleuve — sans m’arrêter, sans réfléchir, attache les deux chaussures l’une à l’autre et les lance par-dessus bord ; bruit de l’eau insignifiant, vagues qui se forment un peu à la surface, ondulent sur quelques mètres avant de se laisser docilement absorber par l’étendue et emporter par le courant.
C’est libéré d’un poids que je continue — d’un poids plus grand que les chaussures seulement qui étaient censées me porter mais avaient fini par être une charge et une entrave ; au fond de l’eau, sûr qu’elles seront plus utiles aux poissons, s’il y en a.
Que reste-il de la nuit ? Non pas de cette nuit précisément, mais des autres nuits qui ont fabriqué la ville et ce corps en moi que je porte si mal ? Non pas de la nuit là qui vient de passer, mais toutes les autres qui l’ont conduite — qu’en restera-t-il ? Que restera-t-il des nuits de grandes brumes qu’on a dressées là comme des rideaux au-dessus d’un lit, la ville pleine, le fleuve en bas qui passe et que personne ne voit : nuits comme faire mains basses sur toutes les silhouettes, et du vol, des saccages sur les yeux ouverts, que dire (sinon maudire), nuits perdues à les dépenser, quais longés comme une poutre sur le vide et si l’on tombait, pour voir : et si la nuit était aussi noire que le fleuve, et aussi blanche que la nuit bue dans le mauvais café tiré de nos veines — et boire à pleine bouche sans le voir : ces nuits-là, je me demande : je ne peux que les décrire : nuits houleuses de les avoir regardées dans les pupilles, directement, jusqu’à se brûler la rétine et tant pis ; et comme elles n’ont pas pu soutenir nos regards, les nuits parties, les nuits de les avoir vues bouger, remuer dans le vent et s’éloigner : et qu’est-ce qu’elles ont laissé sur les terrains vagues, et quelles colères — et sur la peau quels coups de nuit, quels coups de lune sur nos coups de soleils qui rendent nos peaux violettes et craquelées, avant d’être retirées par plaques de pelure, de nos ongles mangés par les dents d’une nuit comme celle-ci, mais moins vorace, plus compréhensible aux douleurs insensées comme on crierait dans le noir — jusqu’à cette nuit de satin noir, de lourdeur bientôt éparpillée par un orage qui ne durera qu’une minute, moins sans doute, orage de grêle puisqu’il fait si froid, orage qui ne fera qu’effleurer ce coin de ville pour mieux tomber comme un mort sur les campagnes vides, cette nuit où on éclaire le ciel pour mieux voir la nuit mais c’est la ville qu’on regarde reflétée dans le fleuve qui s’arrêterait pour un peu, et nous devant, les têtes de ces types qui bougent en rythme des canons, nous comme là par hasard, de toujours, de partir presque, d’être sur le point de, ou d’arriver ; alors cette nuit qui se lève pour laisser passer son propre jour étouffé depuis des heures, jour qui tombe et qui ne heurtera rien, qui continuera de tomber dans le fleuve jusqu’à noyer en moi son souvenir, sa laideur gigantesque de feux trompeurs, de feux aussi provisoires qu’un amour promis peut-être au premier venu, premier passant parti, nuit d’artifice comme des feux d’illusions — de vérités scientifiques éternelles qui durent jusqu’à preuve du contraire : cette nuit de papiers flambés et vite en cendres, et vite en cendres qu’on n’en parle plus — et plus jamais jusqu’à la prochaine promesse qu’on tiendra, qu’on tiendra contre soi jusqu’au fond du fleuve. Il fait encore plus froid.
Devant les ponts de la ville, quand on lève les yeux, la pluie pourraient tomber à l’horizontale tant le vent pousse. Mais il fait si froid que s’il devait pleuvoir, c’est de la neige qu’on verrait — à peine la pensée m’effleure que je reçois la première goutte glacée sur le front, suivie par d’autres, par des centaines, des milliers d’autres.
Ce n’est pas de la neige, pas encore, pas tout à fait : la neige tombe blanche normalement et dépose de la poudre blanche et grise sur les trottoirs et les toits — là, rien ne tiendra sur le sol trop chaud : c’est seulement de la glace, plus légère que de la pluie, elle vole un peu au-dessus de la ville mais finit par descendre, dans quelques heures elle formera cette boue noire sur les villes qui n’ont jamais su conserver sa blancheur.
Sacré coup de pinceau dans le ciel : on peut distinguer chaque flocon individualisé dans le gris plus sombre, et les compter — on ne le fait pas ; j’avance un peu, le vent est trop fort.
Je ferme les yeux une seconde devant un coup de vent plus féroce qu’un autre et quand je les ouvre de nouveau, la ville a changé de couleur, de place, et de forme.
Autour, les façades s’éteignent quand ce jour blanc monte au vol léger des flocons qui descendent ; les pierres dans la bouche qui disent les mots valent le poids de tranchant sur la peau froide, m’enfonce de nouveau dans la ville encore plus pour ne pas avoir à retrouver (la route, le silence que la ville dispose aux environs à chaque flocon) le sens de tout ce qui manque derrière le pas nu qui derrière moi trace la direction : le sang de mes pieds écorchés sur les pierres, sur le blanc fin de la neige qui ne tient pas.
Ville qu’on affranchit de tout quand on marche sur elle ainsi libéré. C’est pour la prolonger, et mes pas la fondent ; les mots que je prononce maintenant sur elle disent un peu mon appartenance à elle alors dans le sang versé des pas qui la rejoingnent, rejoignant aussi ces mots peut-être.
Pour chaque goutte de sang au pied nu posé, le tribut versé d’une libération — comme d’une libération, oui.
Ville qu’on affranchit des distances d’abord : et de l’espace qui se serre en moi, il ne reste plus que l’écart qui sépare le pas posé, arraché même, déposant de la peau à chaque fois, et le geste qui l’écrira plus tard ; écriture qui cherchera l’intervalle mesurant la distance entre la vie déchirée et son récit.
Ville qu’on affranchit aussi du temps passé à la combattre : les heures d’astreinte où il faut aller, les premiers métros les derniers métros sont la seule horloge du temps ici : entre, ce n’est que du temps mort ou vivant de l’occuper, de l’emprunter : de l’échanger surtout où ici je vais.
Contretemps instable des heures qui vivent et meurent seules sans qu’on ait à les pleurer.
Ville qui m’apparaît neuve après la journée d’hier : ainsi traversée par l’envers, ville que je me suis donnée et partagée comme sur un coin de table, les verres, les adresses : dans les paroles échangées avec ceux que j’ai croisés hier, c’est la géographie de la ville qu’on a reformulée — c’est toujours elle dont on a parlé, sans doute.
Sur l’écran, les mots qui la disent cartographient les directions : ici, là.
Ville dont on s’affranchit quand on l’écrit : libère les paroles qui l’ont arpentées.
Marcher, ce matin, c’est le froid au visage qu’on éprouve au dehors dans la grande aspiration des rues contre soi : le froid qui secoue le corps depuis le crâne jusqu’aux doigts, qui fait trembler chaque pas ; le froid qui arrête et qui en même temps fait marcher plus vite dans le rideau de neige qui se lève — on entre dans la ville comme un corps plongé dans l’eau ; on est redressé au-dedans de soi par plus fort que son propre poids.
Tout corps plongé dans un fluide au repos, entièrement mouillé par celui-ci ou traversant sa surface libre, subit une force verticale, dirigée de bas en haut et opposée au poids du volume de fluide déplacé.
On avance le dos un peu courbé et le menton appuyé contre la poitrine, sous le vent, les mains au fond des poches en recherche de plus de prises, et un pas gagné sur l’autre déchiré contre le bitume et la neige voudrait tirer en arrière de soi le trottoir qui ne se laisse pas faire ; dans le froid, les équilibres trompeurs des forces jouent toujours en faveur de ce qui est en face de nous et qui oppose à la marche un mur opaque et blanc qu’on ne cesse pas de traverser.
Un corps plus lourd que le liquide où on l’abandonne descendra au fond et son poids, dans le liquide, diminuera d’une quantité mesurée, par ce que pèse un volume de liquide égal à celui du corps.
À force de pousser dans la masse inerte de la ville, le froid a fini par s’enfoncer dans mon propre corps et lorsque je respire, c’est du froid que j’expulse sous forme de buée mouvante. Quand elle retombe, c’est de la neige. C’est moi qui fait neiger — c’est de moi que tout autour la neige se répand : je respire sur la ville les flocons accumulés sur elle ; je suis la propre force appuyée contre la ville : je suis son corps immergé sur elle.
Je reconnais soudain où je suis, je sais alors où je vais, où j’allais depuis la gare — cela m’apparaît avec une telle évidence et j’avance plus vite au milieu de cette déflagration silencieuse de pluie transparente presque gelée, qui blanchit.
De la gare jusque là, suis passé du noir le plus fermé comme des yeux clos sur soi et la peur, au blanc encore vierge des foules — celui qui le premier descendra de l’immeuble marcher ici la fera disparaître, et certains qui passeront après les autres ne sauront pas cette couleur. Moi, je suis là pour la voir, et marcher sur elle avant le tout premier des hommes.
À la bifurcation de cette rue, grande avenue blanche, toute éclairée du sol sur le ciel blanc, si blanc qu’il aveugle, je pose mes pas qui prennent trace de mon poids lentement pressé comme un grand corps de femme au désir inépuisable.
Suis passé du lieu le plus fermé et souterrain au corps éventré de la ville la plus offerte — comment supporter cela ? — comment franchir ? Dans les soupirs silencieux qui émanent du fleuve, la longue brume de désir qui me transperce, j’avance malgré tout, ne voyant pas à dix mètres, cinq mètres, brume doublée par le rideau de neige fondue, ne voyant bientôt pas plus loin que moi, que mes bras étendus comme un aveugle, et chaque pas invente la possibilité du monde.
Alors, avec le plus de pudeur, la douceur la plus implacable sous les pieds, passer — passer d’une obscurité opaque à une autre opalescente ; entre les deux rien : rien d’autre que moi pour nommer la même ville.
Sans mouvement trop brusque de peur de tomber, et d’un bout de la ville à l’autre — même si maintenant, je sais où mes pas mèneront, je le sais, je l’accepte — sans autre sentiment que l’envie de passer, comme ici, d’un lieu à un autre rattaché par rien d’autre, non, et je ne suis plus de nulle part quand je passe là, de cet endroit de la ville à l’autre, de cette couleur du ciel à l’autre, avec le seul sentiment d’habiter simplement le mouvement qui me fait aller vers, et m’empêche de m’en tenir à ce lieu, l’autre.
Devant moi, sur le trottoir d’en face, bruit de fer sur le sol comme on glisserait quelque chose de léger : bruit qui s’approche de moi — bruit sans correspondance possible avec quoi que ce soit ; des roues sans doute, mais quoi ? Un homme avec des bagages ? Un chariot ? Ici ? À cette heure — le bruit va bientôt franchir le voile tendu de la brume pour m’atteindre et montrer ce qu’il porte.
Un homme sans visage, enfoulardé de noir, manteau large, bonnet : glisse lentement sur le trottoir, skate qui l’emmène sur la pente légère dans un bruit de raclement feutré, traces sur la neige qui montrent son habileté : comme j’envie ces gestes, leur sûreté, leur souplesse, leur désordre construit, leur sagesse élaborée par l’intuition, et quand il disparaît dans le brouillard, je suis seul avec mes pas qui m’entraînent, je traverse et marche en suivant les deux lignes presque parallèles que sa planche a marquées dans la chair vive du sol.
Après vingt mètres, les traces disparaissent, recouvertes par de la neige fraîche, plus blanche — de la neige véritable, mais si je me penche pour en prendre dans les mains, je n’aurai que de l’eau entre les doigts.
M’éloigne du fleuve désormais, plonge dans le cœur vif des quartiers protégés de la neige par la foule qui à cette heure, doit être déjà là, prête, fidèle au poste, éparpillant la fragilité de la neige sans la voir vraiment.
D’ailleurs, la neige l’a bien compris — cela ne sert à rien de lutter, la ville prendra toujours le dessus — elle cesse peu à peu. Comme au début, le ralentissement rend perceptible chaque flocon qui semble moins tomber que flotter à l’horizontale du sol, trente mètres au-dessus des toits, dans le vent moins âpre désormais.
Puis je reçois la dernière goutte d’eau glacée tombée d’un nuage moins épais ; le soleil passe, la ville revient à elle, au passage qui l’exécute.
C’est à ce moment précis que j’arrive sur la place — il y a peu de monde, mais moi je le vois, le monde qu’il y a, qui vient et repart, qui se retrouve ici toujours.
Il n’y a pas de raison — on se retrouve là : chacun a ses raisons, et chacun a ses raisons de ne pas en avoir.
Sur la place des Innocents, il y a ceux qui sont là pour quelques heures depuis des années ; il y a ceux qui viennent d’arriver et ne resteront pas plus longtemps ; et puis il y a ceux qui comme moi sont arrivés là crachés par tout un jour et toute une nuit sans pouvoir plus bouger, et qui regardent parce qu’il n’y a pas de raison de se trouver à un autre endroit du jour qu’ici où il les a fixés, et qu’ici peut être l’endroit où passer la vie entière à la regarder passer sans raison plus que celle-ci : de la voir arriver quelque part, et repartir — qu’ici est l’endroit où nous sommes, d’où nous ne cessons d’aller.
La place devant laquelle je me tiens n’est pas la même que celle que l’on a écrit sur la plaque posée à même la fontaine. On n’y lit rien de sa densité, de l’opacité que l’aube grise et blanche creuse en elle, on n’y lit rien du froid qu’il fait et appesantit chaque chose.
Surtout, on n’y lit rien de sa forme, de son périmètre, celui que l’homme grand et maigre là-bas qui marche de long en large dessine, créant davantage qu’un schéma la géométrie de cette place inventée sous ses pas et qui s’allonge et raccourcit à mesure de ses allers et venues, tête penchée, mains enfoncées dans les poches.
Le square a été édifié en mille huit cent cinquante-huit à l'emplacement de l'ancienne église des Innocents et de son cimetière. La première fontaine installée date du treizième siècle. La fontaine actuelle est une réalisation de Pierre Lescot et du sculpteur Jean Goujon. Elle date de mille cinq cent cinquante. Elle est surmontée d'une coupole couverte d'écailles de cuivre. Elle était d'abord installée au début de la rue Saint-Denis puis a été transportée à l'endroit actuel lors de la suppression du cimetière des Innocents, d'où son nom : Square des Innocents.
On n’y lit rien.
On a nommé le lieu depuis l’histoire passée qui s’efface sous les pas de l’homme grand et maigre, voilà tout.
Et puis ce mot : lors de la suppression du cimetière.
Comme si c’était possible, la suppression d’un cimetière.
Comme si cela était matériellement envisageable. Comme si les cimetières se laissent ainsi supprimer pour aménagement urbain et circulation plus fluide des trafics — les morts sur lesquels la ville s’est bâtie ne sont pas supprimés, eux. Les corps mangés par la terre, transformés en terre, mangeant ensuite les corps des autres enterrés après eux sont la terre sur laquelle le type marche, et moi : l’espace de ce lieu qui détermine l’appartenance moins à cette terre qu’à ces corps qu’on ne cessera jamais de piétiner.
La porte derrière moi bat et ne s’ouvrira pas. La porte derrière moi de la nuit qui vient de battre ne s’ouvrira plus, je le sais bien, maintenant que je suis arrivé jusqu’ici. Ce qui commence, c’est une autre durée, c’est une nouvelle façon de durer dans l’espace : c’est une densité nouvelle des lieux et des heures ; oui, je le sais bien.
Ce qui commence encore, c’est plus qu’un autre jour : c’est l’autre manière de le nommer, et avec lui de nommer chaque chose — la manière qui est celle des hommes qui dans le froid et le matin, dans la fatigue, la tête penchée, creusent les places pour en chercher l’endroit exact où le jour va tomber sur tous ces corps que forme la terre sous ces pas.
Dans ce jour neuf, cette place au centre exact de la ville (au centre exact du monde puisque j’y suis), il y a tous ceux qui passent ; il y a tout ce qui va se nommer.
Si je suis ici, ce matin, c’est que je ne peux être ailleurs et le dire ; c’est qu’ici est l’endroit du jour où être pour lui appartenir. Il fait de plus en plus froid — la marche m’a conduit ici nécessairement. Ici plutôt qu’ailleurs est une décision qui ne s’est pas prise : ici est toujours l’endroit où je suis, et la parole possible, quand c’est ailleurs qu’il faudrait être. Ici est le seul endroit qui existe.
J’ai voulu marcher pour sortir de chez moi, sortir de tout ce qui rendait insuffisante la vie telle qu’elle se faisait en moi, partout — état des lieux du réel qui aurait pu fabriquer le présent à mesure que mes pas l’auraient déroulé : ne manquer aucun lieu, aucun, de la ville qui aurait pu la nommer. Enfin, rencontrer quelque chose de suffisamment dur et froid, qui m’aurait fait tomber, m’arrêter à l’endroit précis de ma place ici-bas.
Le monde est toujours ce qui est sous mes pas — l’instant de ma présence à lui, rien de plus.
Je n’ai rien fait pour soutenir au-dessus de ma tête cette chape de neige qui tout à l’heure s’est écrasée sur le monde sans qu’on s’en aperçoive, que l’homme grand et maigre éparpille à chaque pas qu’il fait, s’évacue dans les bouches d’égout ; cette chape d’étoiles, de corps qui m’ont peu à peu étouffé.
Quand ça va reprendre, le jour, quand vraiment midi va battre aux tempes de ce réel qui donne la mesure de chaque chose, ici ne sera plus vraiment là où je suis — quelque part, l’organisation du monde, les marches forcées des habitudes, des organes spécialisés dans le décompte du temps, partis, médias, communautés abjectes : tout cela va reprendre sa place.
Et moi, où ?
Ce qu’il faut de fatigue pour avancer dans ce couloir des jours, je l’ai ; ce qu’il faut de pensée pour cesser de penser : et de mémoire pour repousser l’oubli — et de tout ce qui serre dans la gorge pour arrêter de parler : je l’ai, et pourtant — ça ne suffit pas. Me faut l’endroit où le dire, et nommer : l’épuisement après la fatigue ; la pensée vive ; le souvenir quand on l’invente ; les mots quand ils traversent le corps et qui n’ont besoin de rien d’autre pour agir et forcer les bords du monde à s’agrandir.
Il me fallait un endroit où le dire, le taire aussi, ensuite.
Je me suis tenu au plus près du pas prochain qui m’aurait éloigné d’ici : et qui n’a fait que disposer la ville autour de moi, encore et toujours. Et pourtant.
Un pas après l’autre, ce que j’ai traîné avec moi, c’est toujours un peu d’ici que j’ai posé sous le pied, noir maintenant, de chair, pied avalé par le sol, sa couleur noire, corps devenu de la terre, mais de la terre noire, corps entièrement de sang, de terre, de corps emmêlés, de poussière de neige macérée de sueur, noir tout cela dans le jour blanc autour.
On ne part pas, non — on ne part jamais. Nuit noire qui dans le matin a pris couleur de mes pieds déchaussés, je ne vois plus de peau, je ne vois plus d’orteil, je ne ressens ni douleur ni soulagement : je ne ressens plus mon pied, tout simplement, et je marche pourtant sur lui qui supporte ma présence ici où je vais, recouvre de noir ce qui ne saurait être davantage noir. La ville est dense devant moi rassemblée en cette place unique — blanche de matin sur laquelle je dépose le noir de mon pas.
Comme j’ai attiré la ville derrière moi, combien j’ai traîné avec moi toutes les villes semblables (toutes les villes sont semblables à celle-ci), les mêmes ornières qui tracent les directions et imposent.
« Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. ».
Allons la colère, et c’est toujours cette fatigue que j’ai et qui ne suffit pas pour m’assommer, c’est toujours des souvenirs qui pèsent — depuis deux mille ans, chaque année est plus lourde que l’autre, lourde de toutes les autres — et des mots qui portent sur les choses pour les effacer. Allons la marche — et les crachats sur toutes possessions.
Latéralité de la nuit, horizontalité de la lumière du jour opaque et vitreux, surgissements à rebours de ce qui constitue l’une et l’autre, de ce qui les défait : ce qui les constitue tient précisément dans ce qui les défait, mailles après mailles, tissu élimé dans lequel je suis pris, toile qui m’entoure : dont je suis fait.
Quand de l’autre côté de la ville, quelqu’un frôle la toile, je le ressens ici, parce que la nuit et le jour sont ainsi faits qu’à les parcourir sur un point déterminé et localement réduit, on touche à son entière étendue.
Transversalité de cette avancée — je ne vais pas vers, mais m’enfonce dans : un peu plus à chaque pas, à chaque vibration de la toile qui m’enserre et dont je deviens le prolongement.
Comme la toile de l’araignée, sécrétion et surface, piège et appât, je suis moi-même et la ville et son étendue, et le fil sur lequel je marche et la marche elle-même qui dessine ses orientations. Il n’y a pas deux toiles d’araignée identiques — à chaque pas, la ville dessine en moi une géographie neuve, détruite au pas prochain — vibrations de la toile dont je suis la cause et l’objet, le captif et le prédateur : la proie et l’ombre.
Mais en attendant, « dans quel sang marcher » — sur le sol, je baisse les yeux, et des égouts s’écoule lentement la neige sale des rues que les souterrains avalent, neige mêlée aux parfums des femmes, à mes crachats, noirs mes crachats et la peau que je perds mètre après mètre déposée, avalée, emportée bientôt dans les mêmes égouts.
Sur le sol uniforme et mat de la place, je ne vois aucun reflet, nulle part : assis maintenant au bord de la fontaine vide, sans profondeur et sans surface, je toise la paroi inégale de peaux mortes étendues et sur laquelle, quand on marche, on laisse la trace de la terre, de la neige et de son corps.
Sur le sol, immeuble sans fenêtre et sans porte, immeuble couché et moite, aussi gris que la pensée grise et vide qui se creuse à chaque pensée et fore son trou, l’homme grand et maigre marche et s’éloigne un peu, revient et s’éloigne, ne revient plus. Je suis seul une seconde. Une autre seconde. Je suis seul maintenant toutes les autres secondes pendant une heure, lieu livré à moi seul.
Alors, je prends la place de cet homme, moi qui ne suis ni grand ni maigre, et marche, pose les mains sur les murs qui entourent ; si l’on cesse de dessiner l’espace ici, l’endroit s’évanouirait. C’est moi désormais qui dicte, seul, l’endroit de cette place, qui lui donne présence, qui le fait avoir lieu.
Il y a du passage, certes, mais aucun ne s’arrête ici — sur le sol pendant une heure, une ombre se porte et s’efface, je me retourne, il n’y a personne — c’est mon ombre qui s’est posée grâce à la faible lumière sur les façades, et quand je marche, l’ombre s’agrandit, s’avance et croît jusqu’à m’indiquer une direction — que je suis — et à mesure que je m’approche elle se rétracte comme ma pensée et mon corps sur elle ; elle se rétracte je pourrais la toucher je la touche et elle glisse sous moi et s’éloigne : c’est ainsi que la place se forme sous mes pas, qu’elle se dilate dans le temps et l’espace que je crée.
Si je m’arrête, la direction s’éteint, je me retrouve dans le noir, sans ombre, et sans pensée, sans corps posé devant moi, sans route à suivre. La place est circulaire.
Je fais quelque pas, et l’ombre devant moi revient. « Dans quel sang marcher. » Je déteste le sang qui coule dans mes veines — lui préfère, de beaucoup, celui qui est répandu sur le sol, noir, épais et large comme un gave : il n’y a pas que mon sang.
Dans l’alternance des jours et des nuits, je ne sais plus où on en est — quel est, du jour ou de la nuit, celui qui a succédé à l’autre ; et d’avoir été levé tout à la fois dans l’un et dans l’autre m’a fait raté l’ordre des choses sans doute ; alors je passe, sans que personne ne me voit, parce que tous appartiennent à l’un ou à l’autre, et il n’est pas possible à leurs yeux de s’en dérober. Je passe mais ne vais pas. Reste sur la place blanche et noire, où les gens vont mais ne s’arrêtent, ne me voient plus.
L’alternance des jours et des nuits organise les circulations, les places qu’on occupe, les directions des marches, elle planifie les directions. Fait avancer les aiguilles aux horloges. L’alternance décide du sens, et des paroles. Dans certaines langues, le mot homme ne se dit pas de la même façon selon qu’il fait jour ou nuit — et c’est une telle langue que je cherche, et que je ne trouverai pas, avant que le jour ou la nuit ne m’avale.
Mais comment le savoir.
Dans ces langues, les mots jour et nuit ne se disent pas non plus de la même façon selon qu’il fait jour ou nuit : moi-même je ne sais pas comment me nommer dans ces langues. Dans l’alternance des jours et des nuits, je cherche un troisième moment, et c’est l’instant où je pose mes pas, je cherche un troisième lieu, et c’est l’endroit où se posent mes pas.
Seulement laisser en moi la langue parler seule qui saura nommer cela — De guerre lasse tandis que j’ai marché tout le jour et la nuit et que c’est le matin les autres ont disparu depuis qu’ils se sont penchés pour essayer de voir ce que la pente avait de douceur ne plus fermer les yeux rester aux aguets ne plus se taire ; ne pas se pencher mais continuer de marcher droit en équilibre sur ce que la crête a d’aspérités et tendre les bras de part et d’autre de mon corps les mains pleines de rides ouvertes sur la chute probable imminente repoussée après chaque pas je cherche le pas qui me fera tomber mais je tiens droit pour le moment ; je voudrais bien crier mais de ma bouche sors chacun de mes pas et je ne suis pas encore tombé et même de guerre lasse je n’abandonnerai pas parce que la lassitude n’est pas pour moi ce qui m’use mais ce qui m’entraîne à la marche et les autres ont disparu ; et je ne suis pas encore tombé et je lis sur mes lèvres et je commence à trouver où les cris me conduisent.
« Et toujours vivre n’est que survivre à ce dont on n’est pas mort ».
Je vais la phrase à tête : et toujours vivre n’est que survivre à ce dont on n’est pas mort.
De massacres, j’en suis plein — mais qui pour me juger ? Et des envies de fuir, quand tout est là, quand tout n’est pas assez là. Des cadavres en moi, des dizaines, chaque jour il m’en vient, des plus chargés de cadavres eux-mêmes, cela ne fait pas de moi un monstre, ni un surhomme.
Seulement l’exigence d’observer son propre massacre avec le tranquille courage du savant.
Les échelles que je me dresse pour sortir vivant du jour, j’en ai autant : et des longues, des interminables jusqu’au ciel, des qui ne voient jamais de sol au-dessous, de toits au-dessus, qui s’appuient sur des ruines aussi fragiles et légères que — mettons — du papier : combien de grammes de papier faut-il pour supporter une échelle ? C’est un calcul qu’il m’arrive de faire, et de refaire. L’échelle, elle, n’en a que faire, elle monte. Elle ne m’attend pas.
Il y a quelque part, sans doute, un endroit où cela arrive : où les choses arrivent. Je n’y suis pas. Moi, je suis dans les massacres (pas les grands, les historiques, les fatals) : ceux qui mettent à mort les cellules mortes de mon visage, les ongles tombent, les cheveux. Les vies que je rêve pour des autres que moi qui portent mon visage, mes ongles et mes cheveux.
Dehors, le jour perd une heure — encore. Il est une heure de plus. L’autre heure, passée, perdue, personne pour la réclamer. Dehors, le jour s’en accommode avec la nuit qui viendra alors une heure plus tôt.
De massacres, j’en suis plein — je vois mon corps tomber au milieu : je le vois comme n’importe quel autre corps. Et je me demande qui est celui qui le regarde, qui vient ensuite l’écrire ; je me demande — dans un rêve ancien où je voyais l’échelle nette et droite, la question brûlait, impossible de répondre — s’il faut la monter ou la descendre : ce qu’on monte et ce qu’on descend alors.
J’ai beaucoup trop de langues en moi pour parler celle de tout le monde, alors j’ai dû en fabriquer une : ce n’est pas une manière d’adoucir les choses ni même de les transformer ni même de les chanter pour qu’elles passent mieux — c’est la nécessité de forcer chaque mot à se nommer, et le monde dehors qui s’ouvrirait en grand : et passer (et rejoindre, quelque part, l’endroit où mourir.)
Un quelque part. Retrouver un peu la manière que possèdent les muets pour dire, cette élégance feinte qu’ils ont dans leurs gestes pour exprimer les choses simples, et de la même manière les choses les plus interdites.
Les muets parlent toutes les langues.
Marcher dans la ville en la nommant, c’était une manière d’essayer de la trouver — en l’inventant ainsi, un espace de plus aurait fait infraction dans les lieux les plus communs : et j’aurais pu m’étendre. Cet espace n’est plus très loin : je m’en approche, je crois.
Je n’ai rien appris aujourd’hui : mais quand j’ouvre maintenant les yeux et écoute en moi les voix, quelque chose de sourd et de dense me dit — écoute, sois à l’affût de la plus petite négligence de l’histoire, aux aguets : sois prêt et quand il faudra voler au temps un peu de temps qu’on t’a arraché, enfouis-le en toi.
Parce que tu es né de nulle part, parce que l’origine trace des directions quelque part devant toi, et parce que tu n’es issu d’aucune volonté à prolonger, alors tu portes en toi une langue chargée de toutes les responsabilités, exempte de toute explication.
En toi cette langue, ce regard — l’état qui te porte à chercher vers où tu ne viens pas, vers où chaque pas t’entraîne. Y a-t-il une chair qui soit hors de toute histoire ? Tu n’as pas connu cette histoire non plus qui t’a donné cette langue. Il faut bien s’en inventer une. Et toujours vivre n’est que survivre à ce dont on n’est pas mort.
La voix se tait — je m’assois : regarde autour la place qui maintenant se remplit.
Il y a les histoires de nos pères — celles de leurs pères aussi, celles de leurs pères à eux, et ainsi de suite jusqu’à moi qui les porte, et un pas derrière l’autre, que j’abandonne.
Toute la journée, j’ai assisté à la fondation des villes — j’y ai pris toute ma part : j’ai tous les droits et aucune repentance. J’ai cherché ainsi où la ville va finir.
J’ai assisté à la fondation de ses rues, de ses ponts — j’ai regardé, me suis penché jusqu’à presque tomber ; j’ai observé : près de l’Avenue de France, j’ai vu le chantier immense du nouveau quartier. Sur le sol, les bases des immeubles, les cloisons étanches, mille petits tombeaux serrés : les bases où élever des tours qui ne tomberont jamais.
À trente étages au-dessus de ma tête, des familles entières viendront s’y installer, vivre, et mourir, et se tromper avant, et pleurer la hauteur des tours qui les tentent tellement de sauter. Devant les bases où l’on coulera d’immenses tours de verre, j’ai regardé l’eau monter du ciel jusqu’à mes pieds.
Il devait y avoir de la terre, mais on l’a tellement recouverte qu’on ne sait plus. Ensuite, les trains passaient, on les voyait par dessus la rambarde s’en aller ou rentrer dans la gare proche — on se tenait à trente mètres au-dessus des wagons, on pouvait sans crainte leur lancer des pierres. Puis, on a fabriqué un toit au-dessus de ce précipice et on y a construit la ville. Des grands immeubles, des bureaux.
Sur les dessins d’architecte, on recouvre ces immeubles de plantes grimpantes, de cascades d’eau (comme je hais les dessins d’architecte), de forêts luxuriantes — manquent seulement les animaux sauvages et les cages autour. La ville qu’on invente n’a pas d’âge. C’est mille maisons posées les unes sur les autres, elles pourraient avoir été construites il y a dix ans, il y a vingt ans, ou dans cent ans.
Aux frondaisons de ce siècle, il faudrait faire l’inventaire des monstres que la ville invente pour nous paraître présentable. Quand les premières tours monteront, la Bibliothèque juste en face va sembler si minuscule.
La ville ne finit jamais : on la construit sans cesse de l’intérieur pour ne pas avoir à la terminer. On élève des Babel de fer qui n’atteignent pas les premiers nuages, et on recommence plus loin. On a beau ne plus s’entendre parler : on sait qu’on n’a pas besoin de se comprendre pour poser une pierre par dessus l’autre.
Alors cette histoire qui devait finir un jour (le jour précis qui la réaliserait) ne se défera pas — et moi qui ne l’ai jamais connue je suis face à elle comme devant une réponse une à question jamais posée, et introuvable.
A chaque coin de rue, sur les murs, sur des panneaux qui nomment les rues, sur des inscriptions qui datent les murs, il y a ces noms qui ont fabriqué l’histoire. Des noms dont on a oublié les visages, dont on a oublié parfois le nom — des noms anonymes en vérité : Jules Cardinet, Rambuteau, Réaumur, Jacques Cœur, Étienne Marcel — des noms qui peu à peu sont devenus des lieux, des lieux qui peu à peu sont devenus des espaces, et des espaces qui peu à peu sont devenus des zones de passage et de transit qu’on traverse et dans lesquelles on ne s’arrête pas, des stations qu’on franchit.
Sous ces noms, on relève parfois des dates — on dit que ces dates ont existé, mais comment le savoir ? On prétend que l’histoire est passée, mais qui le dit ?
Je rêve de bûcher pour tout cela — sur le bûcher, ceux qui brûlent chantent et pardonnent ceux qui les brûlent, ceux qui brûlent sont dévorés par le feu qui les a longtemps animés, et au bout de quelques minutes seulement, si l’on a bien fait son office, en silence, ou plutôt dans le vacarme inaudible des flammes, il reste un tas de cendre dans lesquels les enfants vont jouer, donner des coup de pieds, et répandre, plus loin.
Plus je tourne dans cette place, cherchant un endroit où mieux m’établir, et plus ces rêves me prennent — je sens déjà la chaleur des flammes sur mon visage, et malgré moi je ris.
À mesure que j’avance, tourne en rond (et pourtant, je vais, pourtant j’avance, progresse dans la ville, en moi — dans le jour qui continue), mes pas ralentissent la ville, et les murs entre lesquels je vais rétrécissent, et le poids de mon corps se réduit. C’est comme si je lâchais un pas, une pensée, une parole que je ne retrouverai jamais : un pas après l’autre, une pensée après l’autre, et une parole après l’autre, un jour après l’autre vécu, et il ne me reste que l’essentiel — la surface de mon corps que j’applique sur le sol. J’arrive bientôt.
Je retourne au centre de la place — deux heures sont passées pour la remplir, noire de monde maintenant, la place crève de partout.
J’habiterai un jour, peut-être quelque part, un lieu où s’arrêter à demeure, un endroit où comme le cocher, poser la tête contre le menton et fermer les yeux à demi, aller dans le jour immobile toujours sur le même chariot, fouetter de temps en temps les mouches sur le dos des chevaux qui m’entraînent. Peut-être un jour, oui.
La seule chose que je possède, ce sont ces bras et ces jambes, ces pieds noirs qui m’entraînent — le reste à la poussière.
J’habiterai un jour un endroit plein de terre où je m’allongerai pour de vrai, comme disent les enfants, et le trou bouché au-dessus de mon corps, plantée dans le dos une pierre avec deux dates (je connais la première : la moitié du chemin fait), un nom, et après ? J’habiterai ce lieu comme j’habite ce qui m’emmène.
Aucune fierté d’aucune sorte pour les papiers qui fixent l’identité et l’endroit d’où l’on vient, aucune : n’être fait que de partir (revenir aussi), n’être d’aucun endroit d’où se réclamer comme un objet volé — méprisable tout cela. N’être pas né quelque part — précisément pour y être déjà mort parce que la mort m’y jettera, dans l’immobilité du sac plein de cailloux qu’on déversera sur moi — pas de tristesse à l’idée.
En attendant, trop de corps à dévisager, à emporter avec moi s’il le faut — trop de visages à habiter dans le désir du pas gagné, tenu, nulle angoisse à avoir : juste l’avidité de la terre qu’on conquiert nuit après nuit, juste la dévoration de la peau : juste aller — former commerce charnel avec le temps.
Traces qui dessinent une route (c’est le mouvement qui a dessiné le chemin, et non l’inverse) : mais aux sillons superposés dans la même direction pourtant évidente, mille chemins, mille petites routes à l’écart insensible, mille possibilités de prendre la route — et chaque pas que je fais rend possible un autre chemin, improbable la destination : seule solution : inventer un sillon, un autre, un dernier, un qui serait là par-dessus tous les autres, visible, possible : devant la route, nécessité qu’on s’y répande et qu’on trace ces sillons, qu’on les trace plus profondément encore : qu’on creuse et creuse juste avec ses mains d’enfants, la retourner sur elle-même, et on viderait la terre rien qu’avec ses mains, une pelle et un seau — on la remplirait de terre neuve d’avoir été retournée et disposée de ses mains, de ses mains d’enfant et on se souviendrait alors que le poème est tout entier fabriqué d’un vers qui sillonne dans la langue, creuse et creuse dans le corps même du monde un retour toujours nouveau quand on le prononce, et comme j’aimerais, oui, dans cette terre-là me retourner en faisant basculer avec moi l’axe de la terre (d’une partie de la terre seulement, peut-être que cela suffirait) ; envie d’y retourner et de la mordre à pleine dents, mâcher des cailloux pour — sept fois sa langue avant de parler — retourner en elle les endroits morts, les enfoncer dix pieds sous terre tandis que ce qui était dix pieds sous terre affleure maintenant à la surface : et si je n’ai que des mains d’enfants, et pas même une pelle, un seau, que faire qui pourrait changer la forme de la ville, la creuser à un endroit (un endroit suffirait sans doute, et si je parvenais à désigner cet endroit, peut-être que j’accepterais de m’y enterrer) — si je parvenais à nommer un endroit neuf de la terre ; mais on dit que la terre a été découverte dans son entier, et chaque espace nommé, loué, vendu : si je parvenais à trouver, dans un coin, un endroit plus reculé, et que je pourrais le nommer et le creuser (qu’il n’en reste rien), je serai justifié, oui ; langue creuse qui ménage autour d’elle un sillon d’où prend naissance ma vie peut-être : sûrement — j’ai mes mains d’enfant, et toute une vie pour le savoir.
En attendant, je rêve du plan des villes : d’y revenir maintenant, l’écrire, ne change pas les frontières de la fatigue, mais en leur donnant ces contours, je saurai mieux les briser ; peut-être. Briser toutes ces profondeurs latérales, ces couloirs de bureaux de l’avenue de France, cette longitude de corps assis de la ligne de métro, cette rectitude étroite de la rue Nollet fendu jusqu’à l’autre bout de la ville — changer tout cela en ligne courbe et fuyante, dans les lignes noires avancées sur l’écran, lettre après lettre.
Tout un labyrinthe de ville auquel je rêve — j’ai les plans — mais dont me manquent les intersections décisives pour les circulations, le vent de mars féroce, toute une géométrie de ville allant, dans la marche qui l’entraîne, le désœuvrement qui l’ouvre en deux comme une blessure.
Et soudain, sur cette place où j’erre, je suis la ligne même, soudain je suis le cyclone au milieu duquel les choses bougent : c’est à cela que je rêve, et je suis, parfois, le rêve. On ne demande pas quel est le point de vue du rêve. On ne demande pas son avis. On le laisse raconter. On le laisse basculer sans fin dans le néant des pensées comme à sept heures du soir au-dessus de la mer la couleur qui tire, et tirant amenant à elles toutes pensées et le rêve avec elle, et moi.
On se retourne, et lentement le soleil de l’autre côté.
Les villes, non, décidément, on ne sait pas les construire — il faudrait pour cela qu’on sache habiter les espaces vides qui nous séparent : pas vides, non, seulement absents, pas encore dressés dans l’existence ; ou plus simplement : pas encore (puisqu’il suffirait que). Les villes nouvelles, je les ai rêvées, une fois, elles formaient comme un halo de jour au-dessus d’une nuit sans aube et sans solution. On marchait au milieu des rues. On n’avait pas besoin de s’approcher les uns des autres pour reconnaître nos visages, la ville les portait pour nous.
Les soleils dans le dos — et sur le sol, tout le ravage d’une vie qu’on piétine parce qu’elle ne suffit pas. C’était cela, au départ, l’idée.
À droite, les villes — tissu continu de toits qui n’abritent que du ciel et jamais les peines les plus lourdes. Et à gauche, la mer telle qu’on la pressent dans les derniers virages lorsqu’on joue à celui qui la verra le premier (et on pousse des cris dès qu’on aperçoit un bosquet plus secoué que d’autres par le vent).
Dispersion de tout cela (des toits comme du désir d’ailleurs) — ce qu’il faudra, maintenant, c’est se présenter sans abri à la douleur, et sans d’autre désir que de s’y submerger : sans mémoire et sans identité, juste son corps pour donner le change, et sa langue pour arracher les visages.
Travailler l’arrachement.
On peut cracher dans la mer, de dépit ou de conquête, qu’importe : nos salives sont brassées en marée qui s’écoulent, drainent selon des lois plus exactes que l’horloge le temps bougé du réel. Quand je gravis une année, que je hisse mon corps au-dessus des trois cent soixante cinq jours (et quelques), ce que je vois de là où je suis est toute une vie traversée en marée — avalée par le flux des souvenirs qui poussent le sable et fabriquent de la terre, il y a tout le reflux des actes manqués qui s’éloignent et que j’ai déjà oubliés. Non, ça ne suffit pas : ça ne suffit plus. Et un crachat de plus aux jours passés.
Alors, l’idée : dessiner sur chaque sol mon ombre. Prendre la terre pour de la glaise et y poser non pas l’empreinte, non pas la trace, mais le poids infime de mon ombre. La douleur de mon ombre. La persistance de son ombre à elle. Et quand elle est bien là, installée sur le sol, qu’elle ne s’y attend pas, la piétiner pour s’en arracher.
Redécomposition du réel : à droite, la vie telle qu’en rêve elle disparaît quand je la regarde sur les visages des gens (prochain exercice pour l’année qui vient : dans le rêve, s’arrêter d’aller au hasard des rencontres, et se mettre à la recherche d’un miroir). À gauche, les villes dessinées grossièrement comme des creux de pas dans le sable. Derrière, la mer qui respire à ma mesure.
Et lentement, en face, le soleil, aveugle.
Car si je peux accepter les pas du promeneur à minuit sous ma fenêtre, perdu, qui ne reviendra chez lui qu’au matin, et s’endormira (oui je peux) : et accepter encore les sourires du type à la dernière station du métro, allongé depuis l’aube jusqu’au soir, ivre pour oublier son nom et ce qui l’a mis dehors, et m’en aller sans le regarder ; je pourrai demain aussi (et c’est cela qui tue) : les sanglots, derrière la cloison, d’une voisine de palier qui a déménagé sans que je connaisse son nom, et à peine son visage — mais ses larmes, je les ai pour moi quand je n’arrive pas à dormir — je peux, oui, à vrai dire : j’ai pu ; mais si je ne suis plus ce promeneur, ni l’oubli de l’homme édenté sous le métro, ni la tristesse de cette jeune femme : si je ne suis plus cela, comment accepter ensuite ce qui me fera basculer le lendemain dans le jour plein des rues ?
Ce qui rend la vie inadmissible, c’est tout cela, ce n’est que cela : j’en ai fait la liste mentalement, elle ne prend pas beaucoup de place, elle occupe tout le silence qu’il faut pour l’établir.
Le jour monte encore, je tiens la distance, je suis là qui le porte à bout de bras — il y a du monde dans la place qui crie, ne s’entend pas crier, et je me souviens du temps ancien où je passais ici, plein milieu de la nuit, j’habitais à deux pas : des nuits blanches alignées les unes sur les autres, j’étais jeune ; ce temps a disparu puisque je m’en souviens — j’ai soudain un passé — : et cela non plus, je ne l’accepte pas ; mais le jour descend tout de même sur ces jours-là aussi.
Densité des choses les plus âpres, éprouver chaque matin dans le corps qui lance les lignes de partage : partout les lignes de partage.
Choisir son camp — de part et d’autre de la ligne, les raisons d’en découdre : de part et d’autre, on est d’un côté ou de l’autre de la ligne ; c’est ainsi. Se situer. Parler depuis. Danse au-dessus d’un précipice, le vent choisira pour toi. Et si on choisissait le parti pris du vent ?
Mais ça ne marche pas comme cela. On est beau tenté de dire : mais je ne marche pas (je danse). On prendra cela pour de la résignation ; de la fuite. On prendra cela pour de la soumission. Il n’y a qu’à être pour ou contre, il n’y a qu’à se dire : d’accord pas d’accord.
Longtemps, je pensais à des choses comme — il n’y a pas de dehors ; il n’y a pas de monde derrière le monde : tout est là. Il suffit alors de poser la main quelque part pour toucher la réalité : elle m’entoure, j’en fais partie.
Je pouvait toucher le corps des autres aussi, partager le temps avec le corps des autres, choisir une autre comme moi qui accepterait de le partager : nos peaux touchées avaient la même présence que le bois de la table. On habitait quelque part : il n’y a qu’un dedans et nous l’occupons de toute notre force.
À d’autres choses aussi, je pensais à d’autres choses dans la folie, mais tout revenait à cela : le soir tombait quand j’avais fini de peupler les présences d’ici ; je me couchais, on se couchait près de moi, bien ivre, sur la grève ; le lendemain, ça reprenait. On retrouvait la bouteille de vin là où on l’avait laissée et la musique qui nous entourait — toujours la même, toujours la plus semblable — recommençait au premier pas posé sur le sol.
Le lendemain n’avait pas de dehors non plus : il ne connaissait pas de veille ni lendemain : c’était toujours ici, je m’en souviens, le moment qui passait à chaque seconde.
Et puis, ce devait être la lumière, je ne sais pas : quelque chose a traversé la fenêtre et s’est déposé sur la table : on a vu de la poussière, et dans tout le fil de lumière il y avait cette poussière qui dansait au même pas que le nôtre, à la même vitesse que nous, toujours dansant dans son immobilité. Cela a duré moins de temps qu’il ne faut pour le voir, mais je l’ai vu et tu l’as vu aussi dans les larmes. La lumière s’est évanouie — s’est confondue avec la visibilité de la pièce, et autour de nous il n’y avait que la poussière, partout, dans la musique et sur nos peaux, comme du sang qui ne partira pas.
Peut-être est-ce ainsi que les histoires commencent : je veux dire dans les livres des nations, dans la mémoire des peuples — en tout cas c’est ainsi que je suis sorti, le monde écrit à pleine surface ; pas une histoire à apprendre, ni une histoire à rappeler, pas une histoire non plus édifiante ou morte : mais une suite de mots à lire comme pour les écrire ensuite et les lettres se confondraient, le dehors serait poursuivi : je serai toujours dans sa beauté protectrice, j’irai toujours dans l’ignorance d’une histoire à écrire pour pouvoir peupler ce dehors.
Oui, dehors, il y a toute cette extériorité des choses qui m’ont si longtemps échappé dans la folie et qui restaient invisibles comme mon propre oeil. Moi, j’avais tes yeux alors cela me suffisait. Il a fallu que la lumière nous dévisage pour me jeter dehors, et tout a changé : il n’y a pas à avoir peur, on sait que la mort est derrière nous, on sait qu’on ne sera plus jamais de nouveau ensemble, que personne ne le sera : on sait que malgré tout la solitude nous tient l’un à côté de l’autre dans le désir de nos mains et de ce grand corps allongé jusqu’à la mer — et même de l’autre côté de la mer.
Oui, il y a eu soudain,le monde dehors comme un désir irréalisable auquel je céderai toute ma vie, je l’ai su à l’instant.
J’ai compris il y a peu la bêtise de l’expression — la découverte de l’Amérique. On ne découvre pas les Indiens comme une formule chimique, un médicament. Ou la loi de la gravité. La gravité était là avant qu’on l’énonce dans une loi — la loi dite, ce qui reste de la gravité demeure.
Et pourtant, Littré :
La découverte montre ce qui n'était pas connu ; l'invention, combine des conditions connues, d'une façon nouvelle. On dit la découverte de l'Amérique et non l'invention ; et au contraire l'invention de la poudre à canon beaucoup mieux que la découverte. Toutefois, dans un sens général, ces deux mots se prennent très bien l'un pour l'autre.
Dehors c’est grand comme l’intérieur de la pensée qui s’étend ; c’est grand comme — mais je ne mesure pas le pas de danse que tu fais quand tu t’éloignes de moi. La musique que l’on écoute n’est plus la même : ain’t talkin’, just walkin’.
Avec l’Amérique, on a découvert que l’infini possédait une clôture. J’irai un jour voir cette clôture infinie, et la main que je poserai sur elle, comme sur mon propre enfant, touchera l’extrémité du monde et le prolongera — je serai dehors. Je le veux : je le sais.
Tout cela n’est pas affaire de convictions, les convictions, je les ai (je les garde) : mais prendre position, c’est la tenir ensuite, et cela, non, j’en suis incapable (trop léger, sans doute, je m’envolerai et tu as bien vu au premier coup d’œil que j’étais trop léger).
Je rêve inefficacement aux communautés de solitudes. Je rêve et les positions pendant ce temps-là ont bougé, et je suis de l’autre côté. Et je peux regarder de part et d’autre des choses. Je ne suis pas encore dehors.
Dedans, c’est aussi puissant que bref — des moments de certitude absolue vite recouverts par des longues plages de silence et de noir ; je veux dire : pas le noir triste des pensées mortes, mais le grand noir étalé devant soi des territoires inconnus dans lesquels on est tout entier bâti, et même plus souvent qu’à son tour traversé.
Et vivre pour ces seuls moments, moments aussi rapides que lumineux : et surtout y survivre.
Impossible d’échapper à cette idée : le noir a plus de profondeur quand il est éclairé si peu de temps, mais si violemment, si évidemment.
Parce que dehors, c’est pour le moment piétiné de toutes parts.
Dehors, c’est le bruit. On n’entend pas grand monde crier pourtant. C’est que le bruit recouvre tout.
Écrire ce jour (cette nuit passée) : un jour j’écrirai ce jour afin d’en oublier comme la raison d’être du temps à passer, et sur les flancs de l’oubli, aux restes silencieux de la parole, quelque chose comme — l’apothéose de mon propre présent.
Être contemporain de ma perte.
L’éprouver, au geste d’écrire le plus vif, exposer l’espace d’un instant (dans l’espace même de la page) la vie produite dans le frôlement de ce matin où la lumière se dresse dans l’aveuglement et va désigner le lieu où je suis.
Crier jusqu’à trouver le son qui le dira — et nommer en puissance l’acte de dire : ce monde est mort, j’en suis son enfant.
Pas de souvenirs, seulement des projets : ça pourrait faire le programme de toute une vie ; ça pourrait suffire pour rendre possible ensuite toute une vie. Oui.
Travailler à n’avoir aucun souvenir, c’est un vieux rêve (et il faut beaucoup de mémoire pour rejeter le souvenir) — c’est une digne tâche : chercher seulement les trajectoires, intercepter les lumières, se mettre en travers de soi : truquer les règles de l’échiquier. Ne pas noter le souvenir, mais sa présence même quand elle s’efface. On lirait cela en oubliant l’un après l’autre les mots qui sont inscrits.
Des amours définitifs (d’une nuit) ; des aubes jusqu’au soir ; de la politique qui invente un rapport non-politique au réel ; et partout : l’imminence contre le regret — et toujours, l’urgence qui supplanterait le remords.
On n’aurait pas assez d’une vie ; on les inventerait aussi : je dormais la nuit en chien de fusil et je continue ainsi pour moi le jour qui est passé par-dessus la nuit.
« Aller mes vingt ans », marcher : « tenir le pas gagné » — de n’avoir ni pays ni idées, mais de la colère seulement, et de la soif seulement, et comme aspect seulement un visage changeant chaque heure, voilà.
De n’être tenu par aucune identité : ni sociale, ni nationale : et ni morale, ni rien ; de n’avoir pas d’adresse ; d’occuper le temps depuis le matin sans réveil jusqu’à épuisement du dossier le soir ; de n’avoir besoin que de six heures la nuit : et pas de compteur pour le jour ; d’avoir pour seul rêve de confort, une table où poser des livres, une autre pour écrire leur lecture (et de la musique pour faire passer l’énergie de l’une à l’autre table) — et une fenêtre, avec vue sur les toits : et une porte, donnant sur une rue, et les visages vers lesquels aller, partager la rue, le temps qui la fait passer d’un trottoir à l’autre : et qu’on échangerait bien plus que le temps.
Dans le reflet de mes désirs, de mes seules revendications à la réalité pour que je l’accepte — et pour que je l’autorise à me passer sur le corps — je ne vois rien de plus ; pour l’heure qui vient, j’ajouterai seulement : soifs, au-dehors comme au-dedans ; et soifs encore pour tout ce qui pourrait servir à faire barrage aux formes d’identité, d’adresse, de reconnaissance de toute sorte.
De n’avoir pour seul désir celui de n’être que cela qui va, de mordre ceux qui passent les airs tranquilles et satisfaits de ce qu’ils ont commis.
De n’être pas des leurs, voilà.
De penser à ceux qui dorment sur le sol et de partager avec eux l’absence de solitude dans leur tête, voilà.
D’être leur solitude qui dans leur tête parle et parle seul, solitude bavarde à laquelle on répond par des mots détachés de phrase, voilà.
D’être une race : d’être une race pour soi seul, d’être à moi seul ma propre race, moi seul qui marche, et la porter pour un temps, la laisser au premier venu, au dernier passé, au futur passant qui ne viendra pas, voilà.
D’être un mouvement sans but, de n’avoir pas de raison d’être, de n’être justifié par rien d’autre que ce mouvement, cette absence de raison et de but qui fait aller — traquer les buts et les raisons, et les disperser.
Préférer le geste au plan, le désir à la volonté, la parole à la phrase et le mot à la parole et la colère au mot, préférer le sommeil au songe, et le ciment à la terre, la peau au corps, préférer le ciel chargé au temps dégagé, préférer l’instinct au savoir, la puissance à l’acte, la toile et l’image à l’art, préférer l’impulsion à la pulsion, et l’éblouissement du sang à la santé de fer ; préférer la vacance au plein, et le plein au tout, préférer les visages aux masques, les silhouettes aux figures et la peur, et la peur surtout, préférer la peur, et le bruissement et le cri, au silence et au chant ; préférer la cruauté aux douceurs ; et le signe au sens, et le froid à la chaleur, préférer la musique à la mélodie ; le fouillis de la marée haute aux abandons de la marée basse ; et préférer par dessus tout, préférer la colère qui fait parler et aller aux rages qui agitent.
Voilà. Aller, et marcher : de refuser l’organisation du monde — et inventer pour soi seul le monde désorganisé, ici : là. Dans l’espace que je trouve enfin là — ici. Geste aboli dans l’instant, le monde sans organes, désossé, monde répandu partout, et non pas dans les endroits localisés par des lois.
De nier les lois, même ceux que je dicterai pour moi-même : oui, voilà.
D’avoir soif et de vouloir avoir soif, et que la soif soit ma manière de ne pas boire, et d’aller, de refuser l’appartenance et de choisir dans le regard de quelques-uns ce qui m’est nécessaire pour aller, de choisir dans le regard de quelques-uns si peu nombreux, le partage de nos solitudes et ensemble dire les mots ensemble, les mots différents.
De ne vouloir partager avec les miens qu’un cimetière, où on s’allongerait.
D’avoir l’audace de nommer nos tombeaux solitudes.
Voilà, marcher, voilà aller.
Voilà.
Demain commence, c’est déjà aujourd’hui.
Dans la lumière mate que produit le jour tombe silencieusement l’heure où je suis, définitivement, entré, et dans laquelle je m’allonge — ferme les yeux sur la ville blanche.