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Caritia Abell et Vanasay Khamphommala | Le sacré immanent d’un rituel SM
L’invocation à la muse – Avignon 2018
vendredi 13 juillet 2018
Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, Festival d’Avignon In 2018
Critique publié dans L’Insensé, Scènes contemporaines
C’est en face de la « Chapelle du Verbe Incarnée », dont le nom pourrait sembler le sous-titre du Festival, puisque, paraît-il, la chair est triste (hélas). Justement, le Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph accueille l’Invocation à la Muse : tant de signes convergent vers tant d’espoirs de sacrilèges. Les Sujets à Vif proposent depuis près de dix ans d’associer pour des formes brèves deux artistes : ce midi, sous le vent, Caritia Abell — « praticienne du BDSM (bondage, domination, sadism, masochism) » — et Vanasay Khamphommala — « Linguiste, performeur, auteur, traducteur, […] il est également chanteuse » — s’allient pour une puissante messe noire, un pur désir d’opérer vivant le corps pour s’en libérer. « On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe qui est noire elle aussi sans que l’on sache très bien pourquoi. » (Artaud). C’est une courte demi-heure qui saisit ce non-savoir troublant, de la liberté du sexe, de la noirceur terrible des renversements quand ils s’opèrent en plein jour de midi. C’est un rituel qui va prendre au sérieux (c’est-à-dire : avec un humour cruel) le conseil de Socrate : pour invoquer la muse, il faut se mettre la tête dans un sac. Rituel sacré, érotique, chamanique, l’invocation est surtout le prétexte à une puissante exploration du corps qui viserait à l’entêtant désir de s’inventer d’autres corps comme on écrirait sur la peau le poème de son propre devenir.
« Je pense comme une fille se déshabille » (G. Bataille)
Habillé en costume d’homme, le corps surgit depuis le fond de scène : lentement, respectueusement, scrupuleusement, il ôte ses chaussures comme avant de pénétrer un espace sacré. Il l’est. Mais sacré comme on dit au Québec pour insulter.
Sur le visage, un sac, rouge sang – étrange image qui relève autant du rituel SM que de l’imagerie pénitentiaire type Guantanamo. Mais c’est ici la leçon de Socrate prise au pied de la lettre : on ne saurait invoquer la Muse sans se cacher la tête. Parce qu’elle est indigne ? Ou pour ne rien voir des mystères ? Pour mieux voir peut-être, avec le regard intérieur, celui de l’imaginaire qui décuple les sensations ?
Saisie du sacré par le théâtre : par le regard, mais un regard dérobé, outré, rendu visible par son retrait. Et ce regard qui sera tout au long du rituel (on n’ose pas dire : spectacle : il faudrait dire spectacle dans la mesure du rituel) plonge en nous son œil noir : son œil mort.
Nous qui voyons tout de l’homme qui ne voit rien, nous ne voyons rien de ce qui agit autour de lui et en lui. Œil aveugle : généalogie d’une vision retournée. Se souvenir que le père de Bataille était aveugle quand il conçut son fils : et que l’œil mort du Père sera pour toujours aux yeux de Georges Bataille au principe de la vie. L’histoire de l’Œil est un contre-récit érotique du visible.
Retour à ce qu’on voit : l’homme qui s’avance vers nous suit le fil d’Ariane d’un micro posé sur le sol : pas à pas, le fil l’entraîne fatalement jusqu’à ce micro – jusqu’à la naissance de sa voix, de son corps sorti de lui — où il essaiera sa belle voix grave : des mots, des sons, des soupirs. À Jardin une femme est entrée qui a traversé le plateau pour s’installer à Cour grignoter des chips qu’elle tire de son panier : on est dans Eden, peut-être, quelque part dans la campagne riante et stérile de la vie sociale. Elle, elle le regarde. Puis elle va s’approchant de lui prolonger son regard de ses gestes : posant une main sur l’épaule, sur le dos, sur le torse. Chaque geste qu’elle fait arrache tendrement un son de lui, qui répond à l’intensité du mouvement, à sa durée. C’est la syntaxe du rituel, donnée dans ses premières lois. Le corps prend corps sous les mains de celle qui le stimule : un corps n’existe à proprement parler que par l’autre.
Oui, on est peut-être devant une allégorie littérale — et émouvante comme l’enfance — de la poésie : le poète aveugle livré au bon désir de la Muse qui l’habite, le visite, le touche. C’est touchant, oui, une Muse qui fait parler le poète. La drôlerie de ce premier moment est grave aussi, parce qu’on voit le corps vulnérable livré au bon vouloir d’un autre, et qu’on pourrait croire qu’il subit de la Muse les caprices auxquels il est soumis. Il y a une autre lecture, qui renverse le préjugé de la domination (sexuelle et politique) : les deux corps s’associent pour ce chant amébée où l’un•e a besoin de l’autre pour s’exprimer (dont l’étymologie prend tout son sens ici, érotique et physique : tirer le jus d’un fruit en le pressant). La Muse — silencieuse — prend la parole dans la voix de l’autre, et l’autre/le poète — immobile — active son être par les gestes de la Muse. Ce pourrait être beau : ce sera pire.
« Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure. » (Bataille)
Peu à peu, les pressions de la paume de la main ne suffisent pas ; comme ne suffit pas le corps du poète : la Muse déshabille l’homme (lui laisse le sac sur la tête) et va puiser dans son panier les outils propres à sophistiquer les murmures et les sons, pour les intensifier, les raffiner. Une plume, une rose, un couteau. À chaque nouvel objet, on franchit un saut : chaque objet possède son imaginaire propre, l’allégorie de toute une tradition littérale. L’écriture, l’amour, la mort. À chaque objet, le seuil franchi est définitif. À chaque mouvement, la douceur se renverse en cruauté : la rose passée lentement sur le sexe, la pointe du couteau sur l’épaule. La ceinture frappée soigneusement sur le ventre, les cuisses.
Dès lors, ce qui n’était que soupir et murmure de l’homme se complexifie en écho, en réponse. Des mots, puis des phrases : un long poème soudain prend forme devant nous, au-dessus de nous. En français, en anglais, les deux langues s’échangent comme dans les bouches des amants : s’enlacent lentement sous le poème qui chante un arbre pris de désir de s’envoler.
Le corps devient alors la surface d’écriture de la Muse : épingles à linge « plantées » le long d’une artère sur le bras, marques rouges des coups de ceinture… La cérémonie de domination est littéralement (et puissamment) obscène en ce qu’elle jette sur scène un corps qui consent à sa vulnérabilité, et qui y puise, par là, la faculté de nommer sa propre libération, la conquête de ses mots. Souffrant son corps, il l’éprouve alors : comme tel souffrant, comme tel existant sur lui comme son propre corps.
À la vie à la mort
L’interdit fonde le désir parce que « l’interdit est là pour être violé » (Bataille) [1] : les étapes qu’on franchit sont toutes celles qui attaquent aux normes de la sexualité (la reconnaissance des corps, l’intimité secrète, l’échange). Ici, en plein midi, et livré autant à la Muse qu’à nos regards, debout, criant, l’être qui explore par son chant le possible de son corps s’arrache aux lois de l’offre et de la demande sexuelle pour enfin s’accomplir. Ailleurs, Bataille dira que le désir est violent en tant qu’il est aussi désir de violence : « essentiellement, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, le domaine de violation » [2]. Il est surtout illimitation des frontières des corps et des langages : « il y a dans la nature et il subsiste dans l’homme un mouvement qui toujours excède les limites, et qui jamais ne peut être réduit que partiellement » [3]. Franchir les limites relève de la mort ou de la folie : par là les deux se tiennent la main comme des amants. Une mort vitaliste, puisque l’érotisme est « l’approbation de la vie jusque dans la mort. » [4]. Cet excès qu’on entend à chaque syllabe, qu’on perçoit dans chaque mouvement est la loi de cette troublante cérémonie, et la condition politique de sa réalisation — l’excès, peut-être la traduction la moins maladroite de l’hybris, sorte de réalisation manifeste de l’éros et de l’epithumia (le désir sensible, celui qui naît dans le bas ventre)
Rituel : entre la maîtresse (de cérémonie) et l’être (cérémonial), l’espace du rite est non seulement le corps de chacun, mais l’espace entre les deux — le théâtre ? Ou la vie qui nous sépare d’eux ? Entre un être est un autre, qui y-a-t-il, si ce n’est le gouffre, l’abîme ? Et comment rendre visible ce gouffre si ce n’est dans la discontinuité rendue palpable qui nous déchire ? C’est là le lieu de l’érotisme : non pas se reproduire, mais produire les liens qui nous désunissent, et par là se produire. Donner corps à son corps.
C’est tout le trajet de ce rituel. Un trajet d’autant plus cérémonial que chaque midi reprend le trajet là où la veille on l’avait laissé – le spectateur ne peut assister qu’à une étape d’un long processus, d’une procession cheminant sur six jours comme un drame à station.
À la fin de chaque étape, l’être enlève le sac sur la tête : son visage apparaît comme un pur phénomène, cheveux tombant longuement sur les épaules, maquillage sur les lèvres et regard franc d’un épuisement libérateur. Oui, soudain, « La proximité de l’autre est signifiance du visage […] Le visage parle » (Levinas). Visage d’une beauté troublante, purement autre : les expressions de genre s’effacent comme leur répartition binaire. Ce qui relève de l’homme et de la femme s’effondre pour le jeu librement consenti du désir avec lui-même.
Et l’être de chanter.
Érotisme de la délivrance
Langage et désir seraient liés, paraît-il, au lieu de la jouissance : « Rendre cette jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai : j’ouis-sens, c’est la même chose que d’ouïr un sens » (Lacan) [5]. Jouissance, extase : au-delà du langage articulé, le chant, le poème, espace de conquête des territoires du sens délivré du sens, espace sensible de la sensation qui outrepasse, affranchit, intensifie.
Rituel, donc : sacré ? Oui, mais sacré immanent d’une chair en prise avec l’expérience de sa propre destruction pour sa réinvention : telle aura été la tâche de l’érotisme, cette « substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître » (Bataille), érotisme qui rend possible le non-savoir qui nous désarme pour mieux nous livré à l’inconnu, illimité, illimitant.
Dans le Jardin de la Vierge, la matinée est ombragée. Fatalement, avec les mots prononcés, le temps est passé, c’est sa nature : et le soleil est monté haut ; quand il s’est retrouvé à la verticale du sol, il y a eu cette seconde, à midi pile — dans le vent on entendait qu’à peine les cloches des églises sonner —, où le soleil a basculé par-dessus les toits pour venir se planter sur le plateau, et dans les yeux : on a dû fermer les yeux, un peu, pour mieux voir, et ne pas se laisser éblouir, aveugler, et mieux regarder, par-delà l’éclat mensonger du jour.