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De Melbourne à Adélaïde | The Great Ocean Road

En longeant le Pacifique

mercredi 19 mars 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road


— Samedi 8 Mars
— Dimanche 9 Mars
— Lundi 10 Mars
— Mardi 11 Mars
— Mercredi 12 Mars
— Jeudi 13 Mars
— Vendredi 14 Mars
— Samedi 15 Mars
— Dimanche 16 Mars
— Lundi 17 Mars
— Mardi 18 Mars


Samedi 8 Mars

De Melbourne à Ballarat, ne pas pouvoir retenir autrement qu’en rêves l’or sous la poussière de Sovereign Hill, les pubs hérités de la ruée et de sa fièvre, le froid qui tombe trop vite sur Sturt Street et, plus loin, le lac Goldsmith devant lequel les gamins d’ici rêvent de Melbourne, comme nous rêvions d’ailleurs, quand le ciel se teinte d’un bleu trop vaste pour nos yeux, que les cheminées rouillées balbutient encore la mémoire des fournaises, que les galeries effondrées respirent un silence bourbeux, et que les vitrines figées d’une époque savamment reconstituée rappellent à chaque pas qu’ici, tout a été feu, sueur, soif, éclats de fortune et promesses rongées, tandis qu’aujourd’hui, les feuilles craquent sous les bottes des touristes, les vieilles enseignes grincent doucement sous le vent venu des plaines, et dans un éclat de voix ou un rire étouffé au coin d’un trottoir, on croit entendre le galop lointain d’une époque qui refuse de mourir tout à fait.


Dimanche 9 Mars

De Ballarat à Anglesea, traverser l’éclat brûlant de l’été — tout brûle : l’air, la lumière, les pensées — longer Torquay comme on frôle un mirage, et suivre la Great Ocean Road bâtie autrefois par les mains des soldats revenus de la grande guerre — jusqu’à l’océan dressé comme une bête, haletant sous le ciel sans ombre, immense et mobile, qui frappe la côte avec la patience d’un monde ancien, pendant que la route ondule entre falaises et eucalyptus, que les virages s’empilent comme des souvenirs entêtants, que les panneaux "faune sauvage" semblent parler d’autre chose, d’un danger plus intime, plus doux, et que les surfeurs, silhouettes brèves, se jettent dans les rouleaux comme on se jette dans l’oubli, tout au bord de Lorne où l’on s’arrête un instant pour respirer, écouter le vent qui remue la mémoire et le sel, avant que la voiture ne reparte, avalant les kilomètres comme on avale les heures d’un rêve trop vif.


Lundi 10 Mars

D’Anglesea à Port Campbell, longer la Great Ocean Road comme on suivrait une déchirure dans la côte où chaque virage ouvre des failles dans le ciel jusqu’à voir surgir, dans l’écume et la lumière fendue, les Douze Apôtres de vent et de pierre qui s’effondrent comme nous à chaque instant, lentement rongés par la mer, le sel, le temps qui s’attarde dans le creux des falaises, pendant que la voiture tangue entre ciel et vide, splendeur et menace, que les falaises abruptes découpent l’horizon en éclats instables, que les oiseaux planent en silence au-dessus des gouffres comme pour mesurer l’érosion des siècles, et que nous, minuscules et fiévreux, descendons aux belvédères, appareil photo en main, croyant capturer l’éphémère alors que c’est lui qui nous tient, au bord du monde, là où l’on comprend que la beauté n’a jamais été tranquille.


Mardi 11 Mars

De Port Campbell à Halls Gap, longer les lignes brisées de la côte — vent qui taille les falaises jusqu’à ce qu’elles deviennent des noms : London Arch, baie des Martyrs — et puis la route qui s’incline vers le nord, les arbres tors qui se défont, et déjà l’entrée dans le Bush, là où la lumière se durcit, devient chose tangible, tranchante, où le goudron semble fondre sous les roues, et les silences s’épaississent entre deux cigales, entre deux rochers, où les ombres ne sont plus des repos mais des signes, des guetteurs immobiles au bord du chemin, et les kangourous figés dans la chaleur deviennent statues d’un autre temps, pendant que les Grampians se dressent lentement à l’horizon, masses de pierre plissée comme un rêve géologique, appelant à quitter la plaine, à monter, à chercher dans le vert profond des gorges et des forêts sèches quelque chose comme une mémoire du sol, une vérité sans parole, perdue sous l’écorce, dans les pas des anciens que rien n’a effacés.


Mercredi 12 Mars

De Halls Gap, s’enfoncer dans la forêt aux pieds de Fyans Creek, marcher sous les eucalyptus, croiser l’ombre d’un kangourou, et plus loin, vers Brambuk, sentir le temps se plier, dans cette terre vidée de ceux qui la nommaient, leur absence plus vaste encore que le paysage, présence inversée qui habite chaque pierre, chaque tronc marqué de feu ou de silence, avancer dans un calme qui n’est pas le nôtre, un calme d’autrefois, dense, traversé de chants qu’on n’entend plus mais que les oiseaux, peut-être, gardent dans leurs trajectoires, pendant que le sentier sinue entre les hautes herbes et les récits effacés, et que le corps, peu à peu, se dépouille de ses certitudes, devient simple passage, simple souffle dans le souffle du monde, à l’écoute d’un battement plus profond, inscrit dans le sol rouge, dans les parois peintes et les creux rituels, où l’on devine encore — entre cent éclats de lumière — la survivance d’un regard que rien ne peut tout à fait effacer.


Jeudi 13 Mars

De Halls Gap, s’élever par le sentier de pierre jusqu’au Grand Canyon, ses parois serrées comme une gorge avant de s’engager dans Silent Street où le silence pèse d’un poids ancien, et plus haut, atteindre le Pinnacle, le vent coupant les roches, la vallée immense étalée – entendre presque le battement d’ailes du Grand Esprit Bunjil par-dessus l’épaule, dans cette lumière vive qui découpe les crêtes et fait trembler les buissons secs, où chaque pas semble peser plus que le précédent, chargé de vertige et d’attente, alors que le ciel s’ouvre d’un coup, brut et bleu, et que la terre, en bas, se tasse en replis, en veines, en mémoires invisibles, comme si tout l’espace retenait son souffle au bord du surplomb, pendant que l’esprit, lui, vacille entre terreur et émerveillement, cherchant un point d’ancrage dans ce paysage trop vaste, trop vieux, et pourtant familier, comme si, dans le vent qui frappe les roches et les os, quelque chose murmurait encore : tu es ici, et tu n’es pas le premier.


Vendredi 14 Mars

Des Grampians à Mount Gambier, laisser les montagnes s’effacer et la plaine d’or sec s’étendre en franchissant la frontière entre Victoria et South Australia, voir le ciel s’ouvrir et la terre volcanique s’imposer quand, brutalement, la ligne droite de l’océan vient avaler l’horizon, comme une respiration coupée net, une révélation géodésique où la moindre bosse du relief semble porter le souvenir du feu premier, d’une poussée tellurique encore tiède sous les pieds, pendant que la route file entre les pins droits et sombres, les terres agricoles rases et les silos qui veillent comme des totems d’aluminium, et que la lumière change petit à petit, devient plus crue, blanche à mesure qu’on approche du Blue Lake, cratère d’eau saphir posé dans la ville comme un mystère sans explication, miroir trop calme pour être innocent, et l’on marche alors autour du vide, dans un air chargé de soufre et de vent, avec ce sentiment étrange que la terre ici n’a jamais vraiment oublié ce qu’elle fut — ni ce qu’elle peut redevenir.


Samedi 15 Mars

De Mount Gambier à Mount Compass, laisser les cénotes et rouler sur une croûte de sel où le sol craqué absorbe les bruits et se tord dans la lumière, les collines de paille qui tiennent à peine leur place sous le poids de l’air, le ciel haut par-dessus les nuages, plafond invisible d’où la lumière tombe à pic, droite, blanche, sans ombre — rouler ainsi, dans le silence perdu entre les champs fauves et les fermes recroquevillées, silhouettes dissoutes dans la chaleur, pendant que les clôtures filent, se perdent, se brisent et reprennent, bordant des espaces que rien ne semble vraiment contenir, pas même la pensée, et l’on avance dans cette lumière épaisse, presque solide, où même le goudron paraît s’effacer sous les roues et où chaque virage promet quelque chose qui ne vient pas — un arbre, un village, une voix — rien que cette route nue, tendue comme une corde entre les lointains, et l’idée persistante que quelque chose pourrait basculer si l’on s’arrêtait.


Dimanche 16 Mars

De Mount Compass à Kangaroo Island, descendre la Péninsule Fleurieu jusqu’à Cape Jervis, sentir le roulis du ferry avant de fouler le sable cendré de Penneshaw Beach, puis de s’enfoncer dans la pénombre bruissante de Wallaby Walk où des ombres bondissent entre les eucalyptus, surgissent puis disparaissent dans l’épaisseur d’un sous-bois frémissant, où la lumière filtre par à-coups, piquetant le sol de taches blondes, et l’on marche, à peine, plutôt on glisse, porté par le silence vibrant de l’île, traversé d’appels brefs, de feuillages qui s’écartent et se referment, comme si la forêt elle-même respirait — les troncs élancés, les feuilles qui crissent, les racines à nu, et cette sensation d’être observé, de ne pas appartenir à ce lieu souterrain de lumière douce où les pas s’effacent aussitôt qu’ils se posent, pendant que, derrière nous, la mer tinte encore à travers les branches, lointaine, irréelle, souvenir qui aurait déjà commencé à s’effacer.


Lundi 17 Mars

De Flinders Chase, voir la végétation surgir d’entre les cendres, s’accrocher aux troncs calcinés, et, dans l’assaut de la terre brûlée, sentir la vie reprendre, têtue ; rien ne bouge, et pourtant tout recommence — dans le vent, l’odeur âcre des jours qui reviennent, cette odeur de résine et de charbon mouillé qui flotte au ras du sol entêtant, et l’on regarde les tiges neuves pousser au milieu des cendres, leurs verts presque fluorescents tranchant dans le gris, minuscules éclats d’avenir dans un paysage qui semble encore murmurer son agonie, et pourtant, tout revient, à petits pas, dans le tremblement des feuilles, dans le crépitement discret du vivant qui reprend possession, fraie, s’infiltre jusqu’à faire ployer à nouveau le sol.

Et tout près, là, les bien nommés « Remarkable Rocks » dessinées au hasard par le vent sur quoi crache la mer depuis cinq cent millions d’années, posées comme oubliées là par une divinité distraite, sculptures énormes et trouées, percées, déformées, suspendues au-dessus du vide, prêtes à basculer mais tenant toujours, dressées dans une tension qu’on ne comprend pas, entre équilibre et chute, défi permanent lancé au ciel qui tourne vite ici, au vent qui griffe, à la pluie qui polit, et l’on reste longtemps sans parler, face à elles, pris dans ce silence minéral que seul l’océan vient percer.

Du granite, dit-on, riche en quartz et feldspath, ajoute-on : et on ne dit rien des formes, de la vitesse de l’immobilité quand le ciel vient les percuter — pas un mot sur la façon dont ces masses transforment la lumière, absorbent l’ombre, donnent au vent un nouveau langage, pas un mot sur cette impression d’être vu, évalué, réduit à l’échelle d’un souffle devant des pierres qui ont survécu à toutes les géographies, à toutes les mythologies, et dont les creux, les lèvres, les arches semblent encore porteurs de récits qu’aucun mot n’a su fixer.

Des « pierres remarquables », c’est tout ce qu’on dit, ce qui s’écrit sur les cartes et il faut les croire. Là dessous, les phoques sont avachis et laissent les tempêtes ne rien leur faire, taches brunes et luisantes, massées sur les dalles noires, comme des morceaux de mer tombés là pour se reposer, le regard vague, les moustaches agitées par le vent, présents au monde sans rien lui demander, juste là, comme s’ils faisaient partie du décor depuis toujours, indifférents aux touristes, aux noms, aux légendes, comme s’ils savaient que tout cela passera — le vent, les roches, les hommes — mais qu’eux, peut-être, resteraient.

C’était Flinders Chase, tout au sud du sud de l’Australie sur Kangaroo Island, un 17 mars, quand le ciel était pâle, la lumière tranchante, et que rien ne semblait pressé sinon le vent, et nous, debout face au vide, les yeux brûlés de beauté, incapables de dire s’il fallait s’en aller ou s’agenouiller.


Mardi 18 Mars

D’American River à Adélaïde, quitter l’île sur un ferry tremblant dans la lumière pâle, longer la péninsule Fleurieu où la route s’étire entre vignes et collines, sentir la ville monter peu à peu dans le ciel, jusqu’aux tours de verre dressées comme un mirage brûlant — quitter l’île, donc, en silence, le cœur ralenti par le roulis et les reflets du matin sur l’eau, laisser derrière soi les eucalyptus, les sentiers rouges et les regards calmes des wallabies dans les fourrés, passer lentement, très lentement, de l’ailleurs à l’ailleurs, sur ce bras d’eau qui n’est ni fleuve ni mer mais passage, et voir la côte s’approcher, ferme et verte, comme un continent qui hésite encore à nous reprendre.

Puis la route reprend, sinueuse et douce, glissant entre les collines grasses et les vignes qui s’accrochent aux pentes comme des lignes de récit, l’odeur de l’herbe coupée et du bitume tiède, les courbes tranquilles qui font oublier la vitesse et ramènent au corps, et tout autour, cette lumière d’Australie, mate et crue à la fois, qui découpe les formes et fait vibrer les couleurs jusqu’à l’absurde, jusqu’au beau — un virage, puis un autre, une traversée de village, puis encore de l’espace, du ciel, de la chaleur.

Au loin d’abord, puis très vite tout près, les premiers signes de la ville, les lignes droites qui s’imposent aux courbes, les feux tricolores qui ralentissent le monde, les enseignes, les parkings, les ombres nettes des constructions, et l’on sent que le voyage bascule à nouveau — plus intérieur cette fois — dans la tension qui monte avec les tours, les vitres, le verre, le bruit, les visages pressés, et ce mirage de ville qui s’impose d’un coup, tout droit, vertical, avec ses immeubles pleins de ciel et ses trottoirs brûlants, comme si le réel, d’un seul coup, se mettait à parler plus fort.

Et l’on entre dans Adélaïde comme on entre dans l’eau trop froide, d’abord lentement, puis d’un coup, sans pouvoir reculer, avec la sensation que quelque chose s’est refermé, quelque chose d’invisible, de précis, et qu’on est maintenant de retour dans le reflet du monde.

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