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Écritures en ligne | De l’essai comme puissance nocturne
vendredi 12 mai 2017
On n’a peut-être pas besoin de mot pour nommer les écritures numériques : mais dans la généalogie de leur inscription, on est tenté d’aller forer en eux, à notre simple mesure, les questions qu’elles nous posent et posent à notre époque.
L’an dernier, à Montréal, la question collective du groupe de recherche de l’UQAM portait sur la figure de l’auteur sur le net, et j’essayais d’approcher de biais plutôt, sous l’image de la défiguration, les inventions de l’auteur par l’écriture.
Cette année, c’est de nouveau à Montréal – décidément, mais pas de hasard évidemment –, à l’invitation d’un groupe de recherche de l’UQAR, La Chambre Claire (et grand grand merci à Kateri Lemmens, pour l’appel, et l’amitié du partage),travail cette fois à partir de la question de l’essai, et comment le décloisonner de la pensée en genre, mais l’envisager comme pratique d’écriture en tant que telle, assemblant fictions et récits, souvenirs et journal, théâtre des voix, matière de soi-même. Soit pour moi l’écriture web même.
Grand regret de n’avoir pas pu être présent physiquement à Montréal pour le colloque [1], et première pour moi de parler par visioconférence, frustrant malgré tout…, Je dépose ici le texte que j’ai proposé hier, qui prolonge donc ces pistes de l’an dernier, et sous un autre angle - mais avec mêmes outils, mêmes leviers. Et comme c’est pour moi même réflexion, je commence là où j’avais fini, ces mots de Michaux sur la ligne.
« D’aucune langue, l’écriture, écrit Michaux dans Moments, « D’aucune langue, l’écriture, sans appartenance, sans filiation. Lignes, seulement lignes. »,
D’aucune langue, non, d’aucun genre non plus déterminé en amont, d’aucune verticalité issue, l’écriture qui se lance vers ce qu’elle ignore, et d’où elle s’arrache : comment l’appeler ? comment désigner sous un mot cette écriture débarrassée d’un contenu de forme, et qui se donnerait forme, comment nommer cela qui dirait aussi ce que cette écriture fabrique, essaie et invente devant nous et en nous ?
Lignes, peut-être : écriture lignes, puisque la ligne est par nature, désœuvrement, désœuvrant l’œuvre qui voudrait lui donner forme close et autoritaire, forme fermée sur elle-même, son origine, sa volonté d’œuvre, de faire œuvre (« volonté, mort de l’art », écrit aussi Michaux) : ligne contre la forme qui tirerait autorité de son ascendance, de son auteur – sans filiation au contraire, la ligne qui part, s’échappe, lignes brisées, lignes courbes, lignes qui essaient des espaces et bifurquent ou empruntent des chemins qu’elles dévastent (aventure des lignes - comme l’écrira Michaux à propos de Klee), lignes parallèles mais qui comme les méridiens se rejoignent à l’infini, aux pôles magnétiques : lignes magnétiques, champs de force, de fuite, écriture qui suivent et se confondent avec ces lignes de sorcières (comme le disait Deleuze : ces lignes qui pensent et font de la pensée l’espace sensible des corps à corps avec le monde), lignes qui inventent la pensée, de la pensée et agrandissent le monde : lignes, donc, de l’écriture quand elle se dégage des formes du roman et de la poésie ou du théâtre mais qui les engagent toutes, lignes quand l’écriture se fonde non sur l’origine, mais sur le devenir, non sur le genre, mais sur l’élan, quand elle voudrait n’être pas réduite à son format, mais se fabrique dans le désir d’être ce désir même désir d’accroissement de soi et de la langue, lignes d’écriture quand elles échappent aux genres qui la figent, la segmentent en part de marché, en niches, mais quand elles se font en tant que tel réseau, quand elle refuse d’être racine, mais qu’elle se fait rhizome, ces lignes qui parcourent le sol pour mieux se défaire de leur propre centralité.
Ces écritures délivrées de leur origine, et livrées à leur devenir, sont celles qui essaient à elles-mêmes d’abord leur propre possibilité : où il ne s’agit pas de correspondre à un format, mais plutôt de produire forme, de fabriquer, à leur aune, une ombre qu’elles endosseraient, à chaque fois.
Ainsi pourrait-on nommer l’essai, forme qui essaie inlassablement : forme innommable et sans forme établie, pourtant, et l’essai à cet égard n’est pas un genre, mais son contraire : une volonté de s’en émanciper.
Essai, échappé de toute forme, serait lignes : produirait des lignes : mot d’essai qualifierait toute écriture qui s’engagerait en lignes, tracerait des lignes plutôt que des cadres aux formats pré-établis par l’histoire ou l’édition, le commerce qui réclame des premiers romans, des genres reconnus d’avance : et posant ce mot de ligne, ou cette image, ou cette force plutôt, ce ne serait pas seulement une métaphore qui voudrait approcher tout à la fois le principe et l’élan de l’écriture féconde, mais c’est littéralement un nom : celui qui nomme les écritures en ligne.
Car où trouver ces lignes qui font de l’essai leur devenir et leur puissance ? En ligne, peut-être.
Les écritures qui se font en ligne : sur la ligne (de crête et de fuite) des espaces virtuelles (où le virtuel n’est pas le contraire du réel, plutôt sa puissance - sa virtus, son possible) : essai pourrait à ce titre nommer ces écritures en ligne, numériques, celles qui se saisissent de leur espace de production sans souci de genre, et font de leur site un territoire de surgissement, de soulèvement hors de : écriture en ligne, écriture numériques : écritures essais ; essais de l’écriture où qu’elles se produisent, produisant leur essai à chaque page, sur la page que l’écriture construit à mesure, à leur mesure, dégagée de tous genres, et les assemblant tous.
« Quelque part, on n’a même plus besoin du terme livre », confiait François Bon en 2009, qui ajoutait : « La nouvelle dimension du texte, ce n’est pas dans le livre qu’on la trouve, c’est dans les sites et blogs, c’est là "l’atelier contemporain" (l’expression est de Francis Ponge). »
C’est dans cet atelier que je viens ici puiser ces lignes : sites de François Bon, de Philippe de Jonckheere, de Sébastien Rongier, de Benjamin Renaud, de Philippe Ménard, de Candice Nguyen, de Mahigan Lepage, de Guillaume Vissac, de Ronald Kapla, de Jérémy Liron (liste non exhaustive) : sites qui déposent au même endroit (site qui dit l’espace et la fabrique) textes de genres différents qui relèvent de l’essai non comme genre à côté de la poésie, ou du roman ou du théâtre, mais comme geste radical d’essai de langue et d’essai sur le monde :
« Que la notion de genre, avait écrit François Bon en 1999, globalement soit caduque ne mérite pas en fait qu’on s’y intéresse autrement, nous le savons tous depuis trop longtemps. » Nous y sommes, donc ; ou alors conserver ce terme d’usage du roman pour dire l’essai sur les jour ?
« Le 1er mai 2005, venu de nuit à ma table de travail pour cause d’insomnie, j’imagine une sorte de livre fait tout entier d’histoires inventées et de souvenirs mêlés, ces instants de bascule dans l’expérience du jour et des villes, écriture sans préméditation et immédiatement disponible sur Internet. Même, je le voulais anonyme.
Je découvrais progressivement qu’il s’agissait pour moi d’une étape importante, d’un renouvellement. Finaliser chaque jour un texte oblige à ce que les censures qu’on ouvre, les pays fantastiques qu’on entrevoit, on les laisse aussitôt derrière soi. Alors naissait un livre fait de ces chemins accumulés, un défrichement imprévu, soumis à la friction du monde et des jours. Est-ce que ce n’est pas aussi tout cela, le roman ? »
Ce sera Tumulte, ce roman venu de la nuit d’insomnie, et dont le livre imprimé portera trace du mot de roman, mais qui s’écrira en lignes comme des essais de romans successifs qui voudraient tous en finir successivement avec le roman, ne pas cesser d’en finir [2]
Dans Impatience déjà, en 1998, livre bascule vers le web alors contemporain de cette écriture, François Bon avait écrit : « Le roman ne suffit plus, ni la fiction »,
ou (je cite de nouveau) : « Qu’est-ce qui nous intéressait encore du roman (ils continuaient pourtant) si c’était accumulation d’histoires mièvres et artifices de sujets ou noms posés avec effet de réalité », ou encore « Non, plus de roman jamais, mais cueillir à la croûte dure ces éclats qui débordent et résistent ».
Echo au « Non, pas de récit, plus jamais. » sur quoi se terminait La folie du jour de Blanchot ? Ainsi après le roman, l’essai ? Des essais, qui essaieraient encore, et encore.
Et François Bon de faire du site l’atelier de sa propre contemporanéité, écrivant son tiers livre comme seul livre cette forme essayant les formes, au-delà d’elles : où l’essai n’est pas la critique, ou le journal, mais l’expérience des formes, des langues en intensité successives.
Essais au moins au nom de Montaigne : « je suis moi-même la matière de mon livre » : la matière, non le sujet ou l’objet : mais ce qu’on pétrit dans la langue : il faut le redire, le blog quand il puise dans l’écriture sa forme et sa direction n’est pas ce que l’on dit, le déversoir de soi : au contraire : au temps de Montaigne, on était avant le roman, des voix parlent en amont ou en dehors de toute convention de fiction : c’est l’essai, l’écriture en tant que telle, puisant en elle et dans le monde ce dialogue de la langue avec le monde qui n’existe que dans la levée par l’autre en sa lecture.
Écriture comme cueillette à la croûte dure ces éclats qui débordent et résistent d’où surgit aussi les nouvelles du monde, l’actualité du réel en temps réel et en flux continue, sur la même surface l’écriture et les rêves, et les terreurs de l’actualité, ses joies simples et ses abjections, ses beautés nues, d’enfance, et le monde privé aussi, notre bibliothèque et notre courrier, notre musique personnelle – (nos secrets, nos aveux qu’à soi-seul on dépose, ou qu’à d’autres, sur les réseaux, sous d’autres noms que nous-mêmes, mots qu’on confie comme des consolations.)
À la surface du réel, sur la peau du monde qu’on pourrait toucher presque, où se diffuse justement la conjugaison de l’intime et du public, l’écriture se fabrique, et s’invente – selon des lois singulières qui sont moins des ruptures avec l’imprimé, que des prolongements en vertus d’une triple accentuation : celle de la radicalité ; celle de la plasticité ; celle de l’intensité [3].
Si les écritures en lignes sont essais, c’est parce que le lieu d’où elles surgissent défigurent d’emblée la fiction et la poésie (au sens où Grosmann entend le beau mot de défiguration : que l’essai en traverse les forme pour mieux les disperser, les endosser toutes et rendre ces figures caduques, mais en tenant compte) : et c’est pourquoi les écritures en lignes, ces essais d’écriture sont radicalement l’écriture ; sont plastiquement l’écriture ; sont intensément l’écriture.
Ecriture radicale – celle de la racine –, écriture plastique – qui conjoint la vidéo et le son, et le mot et l’image –, écriture intense : qui fait de l’expérience sa seule épreuve, sa seule justification, son seul appel, son seul critère, le partage sa direction, son sens –, les écritures en ligne essaient le monde à ces trois lois qui prolongent (et non rompent avec) l’écriture imprimée.
En somme, elles posent comme principe que le devenir de l’écriture est sa racine : que cette radicalité tient dans son intensité, et sa plasticité, son métissage en autre chose qu’elle même : elle postule que le devenir de l’écriture est l’essai, qui mêle donc les genres et les motifs, qui se tient sur la ligne de crête de la poésie, de la fiction, du discours, de l’intervention, de ce qui n’a pas de nom et qui n’est peut-être pas de l’écriture – 140 caractères à peine, parfois moins, pour dire le monde ou rien –, ligne de crête entre le cri et le silence, écritures en ligne qui essaie même ce qu’elle n’est pas. Ce serait cela, ce qui lierait ensemble ces écritures que rien ne lie, hormis la surface où on les lit toutes : la ligne, la mise en ligne, lignes brisées de nouveau que notre lecture seule suffit à joindre.
Écriture lignes : lignes qui finissent fatalement par rencontrer d’autres lignes qui leur donnent sens, orientation et signification : lignes d’autres lignes que soi même tissées, réinventées, recourbées : sens de l’écriture en ligne, celle de la rencontre avec d’autres, qui finissent par se conjuguer – sens des réseaux, des sites qui vont de sites en sites faire lien : loi de l’hypertexte qui dessinent des relations vers autre part, qui sont des sorties en dehors et vers d’autres dedans, écritures lignes qui de lignes en lignes dessinent des cercles ressemblant à ces écritures sanskrit, ces cercles concentriques qui dessinent dans le sable des visages : dans le bouddhisme, dessiner ces lignes de lignes est un exercice de méditation, cela finit par donner des diagrammes, des symboles obscurs à soi-même, ce qu’en Inde on nomme Mandala.
Michaux encore, dans Moments :
celui qui est né dans la nuit souvent refera son Mandela.
Car l’écriture ligne est celle de la nuit, est nocturne.
Et l’essai est sa forme, son lieu.
Posant que l’écriture en ligne traverse les genres – fictions (dans les rêves et hors convention), poésie (dans la matière pétrie de la langue, prosodie de la page qui n’est pas support, mais langage, code source), théâtre (dans le chaos de voix que le web lève) –, non en les annulant, mais en les contenant toutes (que l’écriture, en ligne, sur les blogs et les sites, en réseau aussi, quand elle se saisit de l’écriture en tant que telle, qu’elle récuse la pure communication, mais s’empare de la langue pour la dire et disant la langue, donne forme au monde), c’est ce mot de nuit aussi, qu’on trouve, sur lequel on trébuche et qui ne passe pas.
La nuit ne passe pas, on passe en elle : et la nuit finit par dire l’écriture et la langue qui se dit en ligne, comme la nuit est un temps et un espace (on dit : je marche dans la nuit).
La nuit est l’envers du jour : au jour plein, les fictions qui se donnent sur les livres imprimés, qui disent ce que doit être la norme de l’écriture, son évidence. Au jour, les règles sociales qui fixent les commerces, les lois et les passages. Et à la nuit, tout autre chose. La nuit appartient à la nuit : et l’écriture nocturne fraie dans cette appartenance. C’est pourquoi l’écriture en ligne est nocturne.
La nuit n’est pas ce que l’on croit,
chute du jour et négation de la lumière,
mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux,
sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire [4].
Il y a un an, à Paris d’abord puis partout en France, timidement, plus vigoureusement ensuite, porté par la ferveur des découvertes, des hommes et des femmes se sont rassemblés sur les grandes places au centre des villes, et ils ont appelé ce mouvement Nuit debout. La nuit est un espace qu’on occupe – comme une place, et qui se dresse. Événement politique, événement nocturne : la nuit aura été son élément et sa condition : espace du jour retranché aux obligations sociales, espace ouvert à son illimitation (la nuit ne change pas de lueur : deux heures du matin, quatre heures : c’est le même temps : c’est une part d’éternité qui s’éprouve dans l’immuabilité de sa permanence sensible) (et de même : la littérature : ce n’est pas décorer la représentation, c’est illimiter le langage, écrivait Barthes [5]) – espace disposé à y prendre part, à le partager (à y faire œuvre collective). La nuit lève l’ouverture aux possibles : à cet endroit où la fête et la guerre civile sont tous deux des champs possibles de la contre-organisation du réel. « Ce qu’il y a de démocratique dans Nuit Debout, confie Michaël Fœssel [6] auteur du récent essai La Nuit, vivre sans témoin, c’est justement la possibilité de considérer comme politique des questions qui, en plein jour, ne semblent pas l’être ».
Politiques de l’essai des écritures en ligne : qui sont des contre écritures, en regard des écritures diurnes, autorisés, légitimes.
Peu à peu, dans nos villes, des organisations contre-organisent ainsi le jour : des associations comme ouvrir la nuit à Marseille ou à Paris tendent à vouloir disposer de l’espace public avec une législation différente que le jour [7]. C’est sur le net qu’on trouve ces lois qui n’en sont pas, ou plutôt qui se donnent ses propres lois : règles de l’art.
La nuit défait l’opposition entre les interdits ; dans l’ombre, la peur et le désir se confondent, et avec ces troubles, le tremblé des possibles. Le juste et l’injuste se renversent : dans le droit romain, on ne pouvait juger entre le coucher du soleil et le lever : parce que la nuit échappe aux règles du droit commun ; c’est aussi l’espace interlope des dangers, des risques et des peurs. L’espace où la fiction est une vérité, la poésie une façon de nommer l’ici et maintenant : écritures en ligne qui prennent ces risques de la fiction et de la vérité, qui font du journal un récit, et des images qu’elle saisit au réel une légende inscrite en bas de nos vies.
Danger de la nuit, c’est pourquoi on voudrait la domestiquer : les néons, les lumières artificielles qui rendent invisibles les étoiles voudraient annuler la nuit pour faire le jour – réduire l’horizon en somme – faire le jour sur tout ; transparence des choses et des êtres comme exigence du néo-libéralisme ambiant : transparence qui affadit mystère, beauté, et patience des choses.
Dans La Nuit des prolétaires, Jacques Rancière décrit la manière dont les ouvriers parisiens au XIXe s. passaient des nuits à lire et étudier, faisaient l’expérience d’un temps qui les délivraient de leurs heures de travail, et par là l’expérience d’un autre temps, d’une autre vie possible, émancipée. Cette émancipation passe d’abord par la rupture avec le cycle du temps organisé par les pouvoirs qui structurent l’ordre social. De fait, toute révolution sociale passe par une révolution du temps, un renversement qui fait de la nuit une polarité active, une marginalité occupée comme un espace.
Sur les sites – qu’on lit dans l’interruption du monde (et l’expérience de lire est expérience nocturne à ce titre : quelque chose qui nous plonge dans la coupure, celle qui renoue avec d’autres expériences et d’autres vies), sur les sites donc, on éprouve une contre-vie, espace du complot (et ce n’est pas pour rien que – pour le meilleur et pour le pire –, internet est aussi devenu l’espace complotiste par excellence (pas le complot des super-structurent contre les citoyens, mais des individus solidaires à l’égard de la machinerie du monde), espace du complot (au sens où Zola le décrivait, où Blanqui l’a éprouvé), parce qu’il est espace nocturne, possiblement secret, où se tiennent en public des paroles privées (est-ce l’inverse ?), et où se discutent les évidences) : sites où poétiques de la ZAD : contre l’organisation urbaine qui évacue le vivant, site où ce qu’on lit est l’envers du jour, reconquêtes des territoires intimes et politiques par la grâce d’autres reflets.
Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, avait écrit Héraclite (titre aussi d’un beau spectacle de Wajdi Mouawad) : la nuit est l’espace de cet en regard des êtres et des choses, des désirs, des face à face, de l’émerveillement : « Dans le parfum des nuits sans pareil, Et l’éclat des corps qui s’émerveillent » (écrit Bertrand Cantat dans Droit dans le soleil, en écho à la pièce de Mouawad) : internet est l’espace rencontré des rencontres (on rencontre un travail, une langue, disait Deleuze, plutôt qu’une personne) : non seulement parce qu’il les favorise, mais aussi parce qu’il les produit, parce qu’il est la rencontre même de ceux qui s’y enveloppe et y plongent. Les écritures qui la fabriquent (internet ne préexistent pas à son écriture : il est ce long texte qui s’écrit sous nos yeux) , forgent aussi ces rencontres : sont la rencontre que nous vivons.
Et c’est l’une des lois aussi de l’essai.
La nuit n’est pas ce que l’on croit, non : le néant, ou le vide : l’abîme de la raison – et il est vrai que toute une tradition fait porter vers la nuit le paradigme du Mal et de l’ignorance, comme opposé des Lumières telles que le XVIIIe Européen l’a pensé. Ténèbres, obscurantisme. Mais la nuit possède aussi une vivacité propre : celle des Walpurgis, des terreurs lointaines des solstices où précisément l’ignorance est une ouverture à ce qu’on ignore, où le Mal a toute la place — et de Sade à Lautréamont, de Rimbaud à Bataille, et il y aurait toute une généalogie de la Nuit qui relève d’une force. Et l’écriture en ligne, nocturne, sont ces essais…
La nuit à cet égard porte aussi un savoir, celle de son non-savoir : c’est peut-être ainsi qu’on peut lire les grands textes mystiques, ceux de Saint-Jean de La Croix, dont La Nuit obscure est le récit même d’une expérience intérieure, celle d’une traversée où l’être fraie en lui une voie vers ce qu’il ignore et l’agrandit.
Le net comme trajet et trajectoire des essais vers ce qui échappe.
La vertu de la Nuit est de revenir au jour plus neuf encore d’expériences impossibles en journée : comme le hibou (qui était pour les grecs, l’animal de la sagesse), s’habituer à la nuit permet de voir autrement, de voir d’autres choses.
À l’ouverture de Dans la solitude des champs de coton, la pièce de Koltès (il dira que ce n’est pas une pièce de théâtre, que ça touche à d’autres cordes : à l’essai nocturne ?), on peut lire l’inscription de l’espace et du temps où se déroule la pièce :
… à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci.
Heures qui n’en sont pas : heures où l’écriture n’est pas autorisées, où seule elle peut avoir lieu : où elle est ce lieu, de l’avoir lieu des choses, sans avoir et sans être : simple dépôt des choses qui dit la chose comme elle se dresse dans l’instant de sa présence : écriture en ligne où l’écriture et la publication sont quasi contemporaine.
Les derniers mots de la pièce de Koltès, ou presque :
S’il vous plaît, dans le vacarme de la nuit, n’avez-vous rien dit que vous désiriez de moi, et que je n’aurais pas entendu ?
L’appel de la nuit, de l’écriture web nocturne tient à cet échange, ce mot de théâtre qui dit aussi le deal des amants, l’économie qui demeure après la fin de tout économie, celle des partages sans demande, des contre-dons sans dette, nuit quand le politique devient celui des accords, des désirs, des secrets amoureux, des pactes : « la poésie comme l’amour se fait dans un lit, et ses draps défaits sont l’aurore des choses », écrivait Breton – et ses combats joyeux et silencieux relèvent des heures noires de l’essai, qui rendent possibles d’autres aurores que celles de nos jours.