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Portraits défigurés de l’auteur sur la toile | Désœuvrer la ligne

mercredi 25 mai 2016

Deux jours de colloque à Montréal, à l’UdeM, organisé par Marcello Vitali-Rosati, Bertrand Gervais, Servanne Monjour, et Jean-François Thériault - sur l’éditorialisation de la figure d’auteur.
Grande densité des échanges, et dans l’amitié des partages, puiser des forces [1].

— le site du colloque.
— la page facebook de l’événement (c’en est un)
— Bonus : captation vidéo par François Bon (vous me verrez, ce n’est pas moi)


Ce qui bascule en ligne, ce serait surtout la ligne. Hypothèses.

Moi aussi, un jour, tard, adulte,

écrit Michaux

il me vient une envie de dessiner, de participer au monde par des lignes [2] .

Études, de Paul Klee

La ligne, soit une courbe qui relie deux points : un point, puis un autre point, disait Péguy pour nommer son geste : écrire en ligne, geste graphique, de couture – et puis, étarquer ; geste de marin, on tend des fils : cordes tendus de clocher à clocher, de fenêtre à fenêtre : chaînes d’or d’étoile à étoile, et danser. Et puisque danser est le contraire de marcher d’un point A à un point B : chorégraphie de l’ici et maintenant.

Écrire, composer son visage en ligne – et en retour, tâcher pour moi ici d’en vouloir retrouver les contours –, ce serait d’abord l’inventer : c’est-à-dire travailler à sa décomposition.

Dessinez sans intention particulière,

écrit encore Michaux,

Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages […]. Et sauvages la plupart [3].

Encres, de H. Michaux

Sauvageries des visages par la ligne inintentionnelle : ou désœuvrée.

En ligne, lire ces lignes, c’est s’aventurer dans cette sauvagerie des visages que dessinent les écritures de notre temps, celles qui seules importent, celles qui relèvent de notre temps dans la mesure où elles acceptent cette tâche, de la sauvagerie et de la mesure, sismique, sismographique : lignes tremblées qui viendrait à la surface de l’époque éprouver le tremblée du monde et peut-être le défier, le venger, en conjurer la sauvagerie par une autre, plus terrible, silencieuse.

Lire ces visages des écritures en ligne – de quelques sites d’auteurs, parcourir ces lignes après lignes : c’est accepter la sauvagerie, refuser de reconstituer un visage : ce serait ça, à la fois lire et écrire en ligne.

Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d´autres ? De quels fonds venus ?

Visages d’auteurs en ligne : ici, je voudrais dessiner des tentatives de portraits – à la manière de ce portrait de Rembrandt, dit au béret,

Inachevé ou raté, ravagé, ou incendié par la folie des dernier visages de Rembrandt : Bacon avait reconnu une dette considérable à son égard – portrait qui se trouve dans un musée anonyme et minuscule d’Aix en Provence.

Ce qu’écrivent les auteurs en ligne, ce sont ces lignes qui deviennent leurs visages affaissé et recomposés qu’ils s’inventent, qu’ils endossent provisoirement et peuvent abandonner : figure que ces auteurs posent au-devant d’eux en fonction de ce que cette figure serait capable d’endosser, des fictions et de la vie qu’elle porte, à venir.

Lire ces visages, ensuite, c’est non pas vouloir s’identifier à eux, ou pire se voir, ou les voir ; reconnaissance stérile.

Ou alors c’est comme on va reconnaître un mort. On se penche sur le cadavre dans la chambre froide : on doit répondre à la question : est-ce que c’est lui. On cherche dans le regard éteint du cadavre trace de la vie. On doit dire que oui, qu’on reconnaît le mort.

Lire en ligne, ce serait le contraire : on lirait ce qu’on n’est pas, ce qu’ils ne sont pas, ce qu’on ignore, ce qui s’ignore : non-savoir qui nous armerait.

Alors quelle arme ?

Pour affronter le dehors, on a tant besoins de visages qui seraient de pure sauvagerie contre la civilité docile des consensus : des visages de lignes, des figures qui n’en sont pas vraiment : des visages défigurés, fissurés, et qui nous donnent la force et qui nous donnent du courage pour affronter. Toi aussi, tu as des armes.

Toi aussi, tu as des armes. c’est la dernière phrase, pure énigme, la dernière ligne du journal de Kafka, datée du 12 juin 1923. Et après ? Pas les armes de ce monde, qui tuent : d’autres, le contraire : relever les cadavres, ceux qui nous peuplent en premier lieu.

Hypothèses donc : lire en ligne, c’est s’affronter à ces visages pour mieux saisir les puissances – mêmes fragiles, mêmes marginales ou mineures – qu’ils amassent autour d’eux : on ne chercherait pas à reconnaître des auteurs, ici, on puise des forces.

Les portraits dont je propose la lecture à travers leurs écritures sont énigmes, non-savoir : la défiguration [4] pourrait être leur loi, pensée souveraine qui n’est pas fondée et ne fonde rien, pour le dire avec Bataille.

Loi de la défiguration qui rejoint d’autres lois, d’autres figures, et si j’égrène les noms en désordre de Michaux, de Kafka, de Bataille, d’autres peut-être, ce n’est ni pour fonder une pensée, ni pour la justifier, mais pour y puiser des forces qui se prolongent ici, en lignes.

Écritures en ligne ne seraient pas rupture mais prolongement d’une histoire en trois directions (je reconnais ici ma dette à Sébastien Rongier) : trois axes, trois lignes de force qui prolongent celle de l’imprimé, inflexion qui serait accentuation :

— d’une intensité
— d’une plasticité
— d’une radicalité

L’écriture numérique affecte l’écriture de ce triple coefficient d’intensité, de plasticité et de radicalité : coefficient qui touche à la nature de la fiction comme à celle de l’image, ou donc de l’éditorialisation de l’auteur.

Triple mouvement qui affecte donc la figure de l’auteur, non plus sa pleine figure, mais sa triste figure, celle de Don Quichotte : triste figure qui est le contraire de la mélancolie (car ce contre quoi se bat inlassablement Don Quichotte et les écritures en lignes qui voudraient s’affronter au monde, c’est bien la mélancolie stérile qui est clôture) : triste figure parce que défigurée, blessée, joyeusement altérée aventures après aventures, cicatrices après l’autres : lignes qui sur le visage dessinent son récit. Sur le visage blessé s’invente un autre visage, un visage dans le visage, frayés de lignes, pliés, striés de lignes, aventure de lignes.

Portraits de l’auteur en ligne : défigurés.
Alors désœuvrons la ligne.

Une ligne rencontre une ligne.

écrit encore Michaux,

Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes.
Une ligne pour le plaisir d’être ligne, d’aller, ligne. Points. Poudre de points.
Une ligne rêve. On n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne. Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage. Lignes de croissance. Lignes à hauteur de fourmi, mais on n’y voit jamais de fourmis. […]
Voici une ligne qui pense. Une autre accomplit une pensée. Lignes d’enjeu. Ligne de décision.
Une ligne s’élève. Une ligne va voir. Sinueuse, une ligne de mélodie traverse vingt lignes de stratification.
Une ligne germe. Mille autres autour d’elle, porteuses de poussées : gazon. Graminées sur la dune.
Une ligne renonce. [5] Une ligne repose. Halte. Une halte à trois crampons. Un habitat. Une ligne s’enferme. Méditation. Des fils en partent encore, lentement.
Une ligne de partage, là, une ligne de faîte, plus loin la ligne observatoire. Temps, Temps...
Une ligne de conscience s’est reformée.

On peut les suivre mal ou bien, sans jamais risquer d’être conduit à l’éloquence, toujours évitée, toujours évité le spectaculaire, toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde.
[…]
Pour entrer dans ses tableaux et d’emblée, rien de ceci, heureusement, n’importe.

Il suffit d’être l’élu, d’avoir gardé soi-même la conscience de vivre dans un monde d’énigmes, auquel c’est en énigmes aussi qu’il convient le mieux de répondre.
Bonne chance [6]

Saisir la chance de l’énigme : suivre la ligne de chance de l’énigme – et aller dans le désœuvrement des lignes, désœuvrer à son tour les visages d’auteurs déposés dans leurs sites en forme de lignes, cernes qui écrivent la défiguration d’un monde qui serait le nôtre, ce sera ici de l’hypothèse, son énigme et ma lecture.-

[/1. l’énigme du désœuvrement /]

Et commencer d’abord par ceci : l’énigme du site, son désœuvrement : ou comment l’élaboration d’un espace construit lentement un pulvérisation, du site et de son auteur.

L’auteur en ligne signe un espace de son nom, et l’habite : en cela, le site est métonymie de l’auteur, moins l’espace qui accueille sa production, que son corps même, une partie de son corps, MAIS un corps de surcroit : corps de fiction ; l’extension d’une propriété neuve : ses propriétés : pourvu que cette propriété ne soit pas une demeure, plutôt des aptitude nouvelle du corps et des espaces livrés au dehors.

Quand vous me verrez,

Michaux, toujours, décidément

Quand vous me verrez,
Allez,
Ce n’est pas moi.
Dans les grains de sable,
Dans les grains des grains,
Dans la farine invisible de l’air,
Dans un grand vide qui se nourrit comme du sang,
C’est là que je vis.

Le site, ce serait ce corps désorganisé qui surgit d’un corps d’auteur pour l’augmenter.

Auteur, le mot vient d’ailleurs peut-être de auctor, celui qui augmente – qui accroît [7].

Chaque texte en produisant un corps n’annule pas le texte précédent — mais en déplace forcément le point d’impact, le renouvelle et l’affecte.

C’est tout l’effort du site contre le blog : et contre l’empilement du blog qui superpose un texte après l’autre jusqu’à l’enfoncer verticalement dans les profondeurs, un site voudrait fabriquer de l’horizon, une horizontalité non pas linéaire mais chaotique : on ne bâtit pas un site comme un monument, ou une cathédrale, mais comme une ville sans plans, comme une toile d’araignée :

la toile et l’araignée,

écrit Deleuze sur Proust [8]

la toile et le corps sont une seule et même machine [9]

Un champ d’immanence, donc.

Quand on touche un point sur la toile, c’est l’ensemble de la toile qui vibre, mais dans une vitesse relative, courbe, instable, d’une plasticité singulière et affolante [10].

Le site ne fait donc heureusement pas œuvre, lui règle plutôt joyeusement la question : si l’œuvre est la clôture d’un corps d’auteur, dont l’auteur se porterait garant (autre étymologie du mot auteur : le garant) : en regroupant dans un même espace des textes disparates, de nature et de formes différentes voire contradictoire, images, vidéos, fictions, journal, mise sur un plan d’immanence la vie vécue et la vie éprouvée, récits de rêves ou reportage du quotidien, ce champ magnétique agit et fait agir les textes relativement les uns avec les autres. S’élabore lentement et infiniment un désœuvrement qui travaille contre la clôture, contre l’organisation, contre la linéarité.

En somme, l’écriture en ligne attaque l’œuvre comme l’acide un métal.

Et contre la figure de l’auteur, ce bloc unique d’où l’on tirerait le sens : il y aurait sa défiguration, d’où jaillirait des ensembles qui ne possèderaient qu’un infime point d’intersection : celui qui a commis les textes.

Au lieu de l’œuvre, au lieu de la figure, des lignes plutôt, des parallèles instables qui comme les méridiens se croisent à l’infini, disposent des décalages horaires comme une expérience du temps (qui est une expérience de la fatigue du corps, de l’épuisement qui ne vient jamais à bout de la vie) : parallèles qui se croisent à l’infini, si l’on admet que l’infini est toujours le jour suivant.

Or, ce jour suivant est souvent aussi une énigme.

[/2. l’énigme de l’effacement /]

Et quand cet énigme se résout, c’est souvent contre l’écriture, qui se défait.

Combien de sites dont on possède encore l’adresse, mais qui ne répondent pas ? N’habite pas à l’adresse indiqué : lieu vide.

On connaît des auteurs qui ont fait ce geste (et impossible de dire que la tentation n’est pas grande, parfois), supprimer son site. Du jour au lendemain, rien.

On est parfois désarmé : et il faut aussi penser dans la fragilité de nos vies à la précarité de ces espaces : à chaque mise à jour, le risque de tout perdre ?

L’ami Mahigan Lepage après une malheureuse manipulation a supprimé sa base de donnée : plusieurs d’années d’écriture. Écrire cela aussi ? Être désormais le traducteur de textes perdus. On a tous fait l’expérience d’un texte qui s’est effacé, et qu’il fallait reprendre : ce qu’on écrit, c’est toujours le spectre insaisissable du texte, et à la fin, combien nous démange le membre fantôme du texte à tout jamais manquant. Une allégorie d’écrire, une parabole de la figure d’auteur qui écrirait dans le risque de sa perte, et qui l’écrit déjà ?

On connaît des auteurs qui en ont fait une habitude volontaire : régulièrement, tout supprimer.

Ces sites morts et perdus dessinent un portrait en creux de l’auteur : défiguration à la puissance, saccage, désolation, mais par le vide (le site conque : vide qui résonne)

Auteurs qui se constituent (déconstituent) – s’éditorialisent aussi dans ce geste là, de retrait : pas seulement silence (il suffirait de ne plus écrire : combien de site aussi en sommeil j’ai nommé cette partie sites en sommeil, je sais qu’aucun ne se réveillera, pourtant les sites sont encore là) ; mais supprimer un site, c’est autre chose : c’est produire de l’effacement : façon de resplendir peut-être.

Anywhere out of this world : où est cette constellation de sites morts, qui ont disparu à tout jamais (cache google comme le maintient dans une vie artificielle, et ensuite)

Portraits de l’auteur dans ce manque, dont on est constitué soudain.

Je ne sais pas ce qu’a fait Annie Rioux de son site 36 poses qui était pour moi un espace essentiel, nécessaire. Et du jour au lendemain, on doit vivre avec ce deuil inexplicable.

Evidemment, il y a d’autres ruines – il faudrait comme Bataille envisager la littérature depuis le regard posé sur elle par l’indifférence des ruines – , des ruines contraires : non plus des sites sans adresse, mais des adresses sans site : personnellement, je dispose des noms de domaines « affrontements.net » et « soulèvements.net » : pages blanches. C’est pourtant une part profonde de mon travail, sa part secrète, muette : vides, ces pages n’en sont pas moins essentielles à ma propre non-éditorialisation ; ces sites affranchis des liens du langage sont sans doute destinée à une autre vie, mais je ne sais pas laquelle).

Et puis, il y a des ruines plus terribles, qu’on visite encore mais comme de l’autre côté du temps quand les auteurs ont disparu : portrait d’un visage mortuaire (je me souviens du masque mortuaire de Verlaine vu enfant à Metz : je me souviens de la douleur de l’agonie et de l’apaisement, ensemble posés sur ce visage).

Sites qui sont des astres morts (spectre, diffusion d’une lumière, et à distance du temps, on perçoit ces lumières d’étoiles déjà éteintes) : désastre qui est pour Blanchot, cet

espace sans limites d’un soleil qui témoignerait non pour le jour, mais pour la nuit libérée d’étoiles, nuit multiple.

Le Site de Ronald Kapla : Lettres de la Magdeleine : on est orphelins de lettres qu’on ne pourra faire que relire, et le site existe encore, persiste. Que va-t-il devenir ? Nous-mêmes, sans doute.

Le Site de Emmanuel Darley : journal irrégulier qui s’est achevé dans la régularité d’un silence : restent la dignité de ces images carrées qui dessinent les derniers portraits de la vie. Mais pour combien de temps en ligne ?

Et puis, question grave : quel es the geste, de rendre visite à ces sites ? J’aime saluer les tombes : mais tout différent est le site d’un mort.
Dans la maison d’un mort, on parle à voix basse ; et face au site d’un auteur mort ?

Éditorialisation de la figure d’auteurs morts dont les sites personnels sont toujours vifs, aussi présent qu’un autre : comment la penser, dans cette vie qui se poursuit en nous ?

Avant de prendre l’avion pour ici, on est combien – au cas où – à avoir vainement commencé de mettre à jour certaines pages de nos sites plus en friche que d’autres, pour faire bonne figure s’il devait arriver quelque chose, avant de renoncer, mais quand même.
Duras, avant d’écrire, faisait toujours son lit : écrire, c’est mettre la mort en arrière de soi, non pas soigneusement tout ranger, mais ne rien devoir aux vivants.

[/3. l’énigme de la défiguration : érotisme et politiques de la figure d’auteur /]

La mort inventerait donc de la vie, et c’est une autre leçon de ces aventures de lignes qui prenant le risque de la vie savent qu’elles doivent accepter la part de mort qui l’environne.

C’est à ce titre qu’il faut faire le portrait du corps désirable de l’auteur engagé vers ses propres ruines : une approche de l’érotisme, que Bataille définissait comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort [11] »

Sous ce désir que l’auteur fabrique dans ses sites, il y a évidemment le fantasme, l’invention, l’imaginaire de contours aberrants : érotisme de l’écriture en ligne qui est tout entier sa politique.

Politique d’une identité qui précisément est l’inverse des discours politiques sur l’identité : non plus un retour à l’origine, stérile – un retour au même, au déjà, au connu. Mais une identité lancée au devant de soi. Origines produites. Par exemple : qu’elle peut être chez certains aux croisements de la langue française et du blues.

L’identité en ligne pourrait être

ce mouvement de s’arracher à soi pour se jeter à sa propre rencontre [12].

Fictions du corps, fictions biographiques : se jeter à sa propre rencontre.

Tiers livre se préparerait déjà à devenir ce

verre sphérique inaltérable et indestructible incluant la totalité de cette œuvre unique.

François Bon a donc déjà écrit ce qu’il a écrit (et donc qu’il n’écrira pas) dans son dernier billet de blog (prévu pour 2023 : combien de périlleuses mises à jour spip d’ici là ?) :

« J’aurais pu faire ma vie autrement, mais je n’y avais pas pensé avant ».

Cependant, la révélation que l’auteur habitait depuis de nombreuses années dans son site Internet provoque un certain émoi et beaucoup de sensation et d’interrogation dans le monde numérique et littéraire [13]

L’écriture de la vie est bien ce geste conjuratoire qui vise à repousser sa vie, à chaque instant, et à la provoquer : comme un adversaire de capoiera.

[/4. l’énigme de l’instant /]

Portrait de l’auteur au présent, mais un présent perpétuellement suspendu, mise à jour permanente. On connaît les photographies de Hervé Guibert : autoportraits de son corps qui devenait jour après jour son propre tombeau.

Écrire, jour après jour, et pas un jour sans ligne : à la fois vérifier sa présence, comme le geste photographique de Guibert, mais aussi produire du temps.

Fabriquer de l’instant : inventer des visages.

Geste éditorial de l’auteur en ligne : élaborer du contemporain, se rendre contemporain de son temps, de sa propre contemporainéité.

Et dans la jonction du temps d’écriture et de publication – tandis que le site est l’ensemble de la chaine du livre, à la fois fabrique de la typographie et invention de l’espace de la page (penser ici à ce qui reste du sommeil de Rabelais dormant dans l’imprimerie du bon maître Etienne Dolet [14]), le site comme imprimerie et comme librairie, et comme vecteur et corps, comme tableau et comme paysage.

En produisant ce temps, l’auteur se défait de son visage fixé par la publication qui dans l’imprimé ne faisait que produire du passé : ici, au contraire.

Dans l’époque qui est la nôtre, où le livre sert bien souvent de service après vente de l’auteur lui-même, où certains sont prêts à tout pour devenir écrivain, quitte à écrire des livres, le site libère du temps, en délivrant du temps.

Et il le fait en fabriquant son visage à l’épreuve de son temps.

L’auteur-araignée sur la toile réagit aux soubresauts du monde en même temps qu’il les produit, minusculement : et dans la réaction aux signes, la répondance [15] des signes, ce qu’il écrit, avant des textes, c’est du temps, des instants.

L’instant, c’est ce qui arrive

écrit Bataille.

Ce qui arrive, par exemple l’éléphant, ajoute-t-il, l’éléphant, la colère, la ruée désastreuse d’un grand nombre d’éléphants, un embarras inextricable.

Écrire la ruée soudaine d’éléphants : s’écrire soi non pas comme éléphants, mais comme ruée, accepter de faire venir à soi la ruée.

Et dans ces ruées, non plus produire du contenu, des informations, mais le contraire : du non-savoir. Portrait de l’auteur qui fait son portait : qui avance dans le noir ses mains pour mesurer l’espace qui l’entoure, et cet espace est à la fois son corps et le monde qu’il invente pas après pas.

Destruction des anciennes structures, et recomposition d’un geste et de ses figures : quand l’auteur en ligne publie dans le geste même d’écrire – devenant l’éditeur de son propre temps autant que celui de ses textes –, ce qui s’invente radicalise une nouvelle fiction d’auteur : l’auteur en ligne, au lieu de chercher une adhérence de lui à lui-même, chercherait dans le flux à nourrir ses propres visages.

Et c’est

[/5. l’énigme de la ligne /]

Puisque la ligne en tant que telle est énigme : ce qui la poursuit. Est-ce qu’on poursuit une ligne ou est-ce qu’elle nous poursuit ? (Ce mot de poursuite, au théâtre, lumière qui à la fois suit et chasse : sauvagerie encore, du noir que la poursuite construit autour d’elle.)

Il y aurait la ligne du site, et les lignes de fuite sur Facebook ou twitter, ou les réseaux qu’on dit sociaux : aux débats sans fins et sociaux sur le danger de dire ou de ne pas dire ce qu’on est, ces paroles qui pourrait être utilisées contre vous, l’auteur qui s’invente en ligne pratique le désœuvrement jusque dans ces retranchements : faire feu de tous bois.

Facebook ou twitter, ou : la conquête de nouveaux territoires de fictions. Possibilité de se géolocaliser dans la jungle du Nigeria – à cause d’un tel cadavre flottant sur la rivière près d’un tel chantier lointain – et d’annoncer à la communauté qu’on est bien arrivé : on demande alors de vos nouvelles.

Fictions sur Facebook qui n’est pas le contraire de la vie (ou alors, vite relire Rimbaud pour une approche plus décisive de cette vie qui est le contraire de tout, et d’abord de cette vie) : lieu où l’on peut dire que ce n’est pas la vie.

Facebook – livre des visages défigurés (qui lui aussi devient peu à peu notre futur cimetière que patiemment on écrit : et quelle différence entre ce livre des visages et le livre des morts tibétains [16] )

Twitter, carnet d’écritures à porté de mains qui travaillent contre l’archive : on peut archiver ses tweets, mais l’écriture et la lecture – immédiatement contemporaine –, se joignent dans la ponction de l’instant. Twitter, dans un certain usage (twitter n’est déterminé que par les usages que l’on en fait), peut être pure incantation de cette figure d’auteur défiguré : parole qui au moment où elle s’effectue, s’efface sous l’action qui l’aura ou non réalisé (et cette action, c’est la lecture, immédiatement voué à l’oubli).

Notes de Blanchot sur ce livre à venir qu’est twitter, ce journal de l’épuisement qu’est Facebook, et sur ce qui reste de l’auteur quand il élabore son reste :

Le Journal

écrit Blanchot

enracine le mouvement d’écrire dans le temps, dans l’humilité du quotidien daté et préservé par sa date. Peut-être ce qui est écrit là n’est-il déjà qu’insincérité, peut-être est-ce dit sans souci du vrai, mais c’est dit sous la sauvegarde de l’événement, cela appartient aux affaires, aux incidents, au commerce du monde, à un présent actif, à une durée peut-être toute nulle et insignifiante, mais du moins sans retour, travail de ce qui se dépasse, va vers demain, y va définitivement.

Facebook – pour la propulsion de l’écriture – ; Twitter, pour l’incantation et pour l’archive du pur présent, l’écriture à la volée, la robinsonnade d’un roman qui tiendrait dans la main, dans les lignes d’une seule main (dont il paraît qu’elles contiennent notre avenir : notre mort) : réseaux sociaux qui sont sans origine et sans autre finalité que leur propre profération.

D’aucune langue, l’écriture -

écrit Michaux, encore

D’aucune langue, l’écriture -
Sans appartenance, sans filiation
Lignes, seulement lignes [17]

et c’est avec ceci que j’achèverai :

[/fin. l’énigme du parcours /]

En ligne, l’auteur travaillerait pour la ligne et pour défigurer son propre temps. Politiques de la ligne : rendre habitable non seulement les mondes possibles de ses fictions, mais son propre corps et le monde offert aux autres soudain comme l’utopie réelle d’une incitation propre à s’emparer de ce réel et de nos utopies.

Monstruosités de ces portraits : corps proliférant dans un labyrinthe qu’est le site, avec ses recoins sombres, puants, en décomposition, et la beauté qui est notre seule morale : le secret qui serait notre blessure.

Monstre qu’est l’auteur quand il se donne pour tâche de fabriquer ligne après ligne chaque jour un visage posé sur lui comme on s’implanterait et cultiverait des verrues.

Il y a des lignes qui sont des monstres…

écrivait Delacroix

Une ligne toute seule n’a pas de signification ; il en faut une seconde pour lui donner de l’expression. Grande loi .

Dans ce parcours des lignes que j’ai esquissé, des portraits défigurés qui sont aussi, et surtout de haute incitation, qui lance la douleur d’exister parmi ce temps : réside la grande joie de la défiguration.

Joie de la lecture de ces visages qui nous permettent de se saisir de notre visage pour mieux l’inventer à travers ces altérités, qui, nous altérant, nous libère, et nous appelle à l’écriture, et surtout à cette vie que l’écriture appelle.

J’écris pour me parcourir.

écrit Michaux encore et enfin

J’écris pour me parcourir.
Peindre, composer, écrire : me parcourir.
Là est l’aventure d’être en vie [18].


[1y revenir sans doute, ces prochains jours…

[2Henri Michaux, Émergences-Résurgences, Genève, Skira, 1972.

[3Henri Michaux, Passages, Gallimard coll. L’Imaginaire, 1950, 1963, p. p. 9.

[4Le mot est de Evelyne Grosmann (La Défiguration. Artaud, Beckett, Michaux, Minuit, coll. « Paradoxes », 2004), dont la lecture a lancé ces pistes.

[5il faudra bien parler aussi de ces lignes qui renoncent…

[6Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. II, Pléiade, pp. 360-363.

[7Sur les controverses de cette étymologie, ce cours de Antoine Compagnon en ligne : http://www.fabula.org/compagnon/auteur4.php

[8« Voilà ce qui m’intéresse maintenant dans la Recherche : la présence, l’immanence de la folie dans une œuvre qui n’est pas une robe, qui n’est pas une cathédrale, mais une toile d’araignée en train de se tisser sous nos yeux » Gilles Deleuze, conclusion d’une intervention lors de la table ronde du colloque « Proust et la nouvelle critique », organisé à la rue d’ilm du 20 au 22 janvier 1972 par la New York University et l’Ecolee Normale Supérieure, actes publiés dans les Cahiers Marcel Proust, nouvelle série n°7 (1975), pp. 88-91.

[9Gilles Deleuze, Proust et les signes, 1996, p. 218.

[10Giles Deleuze, Proust et les signes, ibid. p. 218. « Mais qu’est-ce que c’est, un corps sans organes ? L’araignée non plus ne voit rien, ne perçoit rien, ne se souvient de rien. Seulement, à un bout de sa toile, elle recueille la moindre vibration qui se propage à son corps en onde intensive, et qui la fait bondir a rendrait nécessaire. Sans yeux, sans nez, sans bouche, elle répond uniquement aux signes, est pénétrée du moindre signe qui traverse son corps comme une onde et la fait sauter sur sa proie. […] Étrange plasticité du narrateur. »

[11XI, 112. (L’Au-delà du sérieux)

[12(Catherine Malabou dans La plasticité au soir de l’écriture).

[13Partie Bio,mise à jour permanente.

[14Brûlé place Maubert (implorer le pardon de Dieu lui valut de ne pas avoir la langue tranchée, tout près de la Sorbonne : y penser à chaque fois que je passais devant pour recevoir mes leçons.)

[15Charles Péguy

[16Je pense à ce livre de Volodine, Bardot or not Bardot

[17Henri Michaux, « Lignes » in Moments

[18Henri Michaux, Passages, op. cit., p. 9.