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Creuzevault, conspirer avec Pasolini | Inachever Pétrole

Quatorze notes

vendredi 12 décembre 2025


PÉTROLE, d’après le roman de Pier Paolo Pasolini
adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault

avec Sharif Andoura, Pauline Bélier, Gabriel Dahan, Boutaïna El Fekkak, Pierre-Félix Gravière, Anne-Lise Heimburger, Arthur Igual, Sébastien Lefebvre

musique Pierre-Yves Macé ; son Loïc Waridel ; vidéo Simon Anquetil ; cadre vidéo François-Joseph Frotbol ; scénographie, accessoires Jean-Baptiste Bellon, Valentine Lê ; lumière Vyara Stefanova ; costumes Constant Chiassai-Polin ; masques Loïc Nébréda ; maquillage, perruques Mityl Brimeur ; assistant à la mise en scène Émilie Hériteau ; régie générale Ivan Marquez ; texte français René de Ceccatty

Création à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris · Festival d’Automne à Paris, 2025


C’est au petit matin du 2 novembre 1975, sur le terrain vague de l’Idroscalo d’Ostie, entre la plage, un terrain de football et les pistes d’atterrissage des hydravions, qu’on a découvert le corps, battu à mort et écrasé par une voiture. Ninetto Davoli est appelé sur les lieux et reconnaît, plus que le corps, les vêtements, quelques traits du visage de son ami. Pasolini laisse, outre ce cadavre presque méconnaissable, une pensée et une œuvre, un texte inachevé que la police trouve en évidence sur le bureau du poète, via Eufrate — 521 pages glissées dans une chemise bleue : 492 tapées à la machine et griffonnées d’annotations à la main, en bleu, noir, rouge, selon les phases ; des centaines de blocs numérotés, mais en désordre, certains passages proches d’une mise au net, beaucoup d’autres à l’état d’ébauche. Seize ans durant, il reposera ; le manuscrit est massif, inachevé, explosif — on raconte qu’un chapitre portant sur les stratégies politico-mafieuses du gouvernement a été dérobé lors de la perquisition (légende) —, surtout, que faire de cet amas de notes troué d’incises indiquant ici et là des reprises à venir, des précisions qui ne viendront jamais ? En 1992, Maria Corti décide de faire paraître le livre : Petrolio. Un roman ? La deuxième page du manuscrit l’indique — mais partout ailleurs, l’auteur nommera son texte Poème : poème donc, sauf qu’il semble plutôt gorgé d’une matière qui le déborde, commentaires de l’auteur, analyse politique, méditation, délires, saisies métapoétiques, contes enchâssés, réflexions : on manque de mots, et chaque nouvelle tentative rate la cible ; le texte est ailleurs. Un monstre qui se produit sous nos yeux et sous nos yeux s’échappe mais tout à la fois nous fait face : quel est ce miracle ? Il fallait bien, pour s’en saisir, une façon de saisir le présent de cette forme, autant dire le théâtre dans la mesure où celui-ci refuserait d’être seulement du théâtre (condition nécessaire pour qu’il advienne). Soit donc : Pétrole, dans la mise en scène de Sylvain Creuzevault, une lutte à mort avec cette forme et tout ce que cette forme exige d’elle-même dans son élaboration (d’échapper à la fixité de la forme), une puissance de métabolisation puisque tel est le travail du collectif de création Le Singe depuis plusieurs années : métaboliser ce que Pétrole fabrique avec lui-même, trafique contre ses penchants pour mieux leur céder plus férocement, et comment il élabore autrement le monde aussi, et nos désirs, et nos terreurs. Trois heures et demie de conspiration plus tard, rentrant dans le froid affreux de décembre qui vaut bien celui de l’époque, on est surpris de constater que la métabolisation se poursuit, entêtante, presque enivrante, sa méchanceté sans répit à l’égard de ceux qui ont et de ce qui a assassiné l’homme appelé Pasolini ; sa tendresse aussi pour les frères et sœurs d’armes, la joie terrible de ceux qui restent — tandis que reste, alors que la foule s’éparpille devant l’Odéon, ahurie, terrassée, et soulevée (dans le désordre), cette vitalité désespérée en gage de reconnaissance.


Note A. Franchir le seuil, enjamber un cadavre

Un corps gît, étendu sur un terrain vague qu’est toujours un plateau nu quand s’ouvre (s’éventre) la représentation, se répandent ses entrailles. À même le sol, allongé doublement, et contradictoirement : face à nous, sur le sol — et devant nous, projeté sur l’immense écran qui le filme, de son point de vue de cadavre, caméra posée sur le ventre. Bascule, perspective : vertige. Ce cadavre inaugure bien davantage qu’une figure biographique ou symbolique : il travaille une position de regard. Ainsi le spectacle s’ouvre-t-il depuis un corps à terre, une hauteur abolie, point de vue privé de surplomb — comme si la scène choisissait d’emblée de regarder le monde à même sa chute. La caméra, placée à hauteur du corps, impose cette perspective basse, instable, où le visible se donne dans ce léger vertige, non comme un panorama maîtrisable, mais étendue incertaine, parcourue depuis ses marges. Le terrain vague — plage d’Ostie, piste d’aéroport, plateau nu — devient alors une condition plus qu’un décor : l’espace même d’un théâtre qui prend appui sur les restes : ce qui a été laissé là, abandonné, déjà travaillé par la destruction, et qui engage le spectateur à partager cette situation : regarder depuis ce lieu d’effondrement où toute lecture commence.

Ce qui commence donc : une façon d’apprendre à voir autrement, selon les lois de cette syntaxe déroutante du double et du vertige. Des voix brutalement : déjà le retrait du corps devant ce corps exposé, vulnérable, mais muet. Des voix l’appellent, l’invectivent : on est sur une piste d’atterrissage — pas d’hydravion ni mer, seulement le théâtre tout cru : contrôleurs qui voudraient dégager la piste, faire le vide, place nette, que ça décolle enfin : que ça commence ? Et voilà qu’ils butent sur une chose trop humaine pour leurs protocoles : un corps, et à ses pieds, une valise. Les voix commentent : pas de vêtements dans la valise, des livres : des noms. Dostoïevski (tout) et Gogol et Dante et Swift Schreber Strindberg Longhi Apollonios de Rhodes Ferenczi Locke Hobbes Sollers Sade Joyce Pound Propp Platon Aristote Sterne Chklovski (commentant Sterne). Cette valise concentre alors une manière d’entrer en littérature, qui s’offre d’abord comme un inventaire impressionnant, mais compose surtout une cartographie de tensions, où chaque nom agit comme un point de condensation critique, un foyer possible de dérive, d’écart ou de reprise.

Une bibliothèque portative vidée comme une marchandise suspecte. Effet comique, oui — on entend tout de suite que ces voix, de droite évidemment, manient avec suspicion les titres qu’ils imaginent appartenir à un étudiant de gauche (évidemment). Autre chose affleure, d’autant plus que cette liste n’apparaît pas dans le roman lui-même — en tête dans la première édition, reléguée en fin de volume dans les suivantes —, la scène la ramène ici dans le corps même de la scène, la matérialise en valise, comme un seuil à enjamber. Alors la valise cesse d’être un simple appendice narratif, autre chose qu’une bibliographie charriant les références à avoir, pour mieux transporter une histoire souterraine des livres soustraits à l’Histoire et sauvés malgré elle. Valises de contrebande qu’on transporte d’un régime à l’autre, d’une époque à l’autre : celle que Max Brod emporte en mars 39 hors de Prague, où tout Kafka repose en quelques feuillets ; celle que Genet trimballe d’errance en garde à vue ; les valises soviétiques où Mandelstam, Tsvetaïeva, Grossman ont caché ce qui restait de leur vie. Sur cette piste (de décollage ou d’atterrissage ?), c’est ce fil-là qui revient : la valise comme instrument politique, arme par destination : réserve de forces, dispositif conjuratoire — une bibliothèque comme on en porte dans la solitude quand on tient à ne pas être seul ; non pas des modèles mais des forces et des alliés pour la conspiration. Valise qui n’appartient ni au personnage ni seulement à Pasolini : touche aussi aux œuvres que Creuzevault traverse depuis longtemps — Dostoïevski (tout) en premier lieu, bien sûr, et ses Démons, les autres — ces cairns dressés dans le paysage pour s’orienter, avancer, affronter. Une valise ouverte par erreur, fouillée par des contrôleurs, mais derrière la situation affleure l’autre vérité : on n’emporte pas des titres, mais des coordonnées, ce qui nous a tenus debout dans les moments où le sol se dérobe. Voilà qu’au milieu de la scène, cette petite boîte noire irradie tout : dépôt fragile, foyer clandestin, seuil où une œuvre recommence.

On enjambe.


Note B. De la montruosité de la forme et de l’inachèvement comme principe

On a enjambé.

Geste qui ouvre le spectacle et que le spectacle recommencera sans cesse, comme si la traversée, plutôt que l’entrée, constituait la véritable condition de ce voyage — geste inauguré dès avant le début, dans ces moments où la salle bruisse, qu’on feuillette l’ample « programme » distribué à l’entrée, dialogue entre Sylvain Creuzevault et William Ravon qui proposait une première dense couche de lecture — face à nous, la scène de l’Odéon est barrée d’un rideau de fer blanc, virginité de la page sur quoi tout reste à écrire. Blancheur qui conjure nos représentations et renverse l’apparence d’un rideau bien souvent rouge (sang) [1].

Blancheur et clôture, paradoxale clôture de ce seuil — travail de la négativité : sur le rideau de fer, un nom et deux dates, naissance et mort, comme d’une pierre tombale, où le tout de la vie se ramasse et se dit, sans mot ; entre les dates, un simple tiret qui lance, tire et appelle à être creusé, rempli. Paradoxe redoublé de ces dates formant clôture et ouvrant la lecture d’un spectacle s’agissant d’un roman qui se donne d’emblée comme n’ayant ni début ni fin : qui s’ouvre sur un premier chapitre vide, hors cette note : « Ce roman n’a pas de début ». Il n’aura pas davantage de fin — la nuit du 1er novembre, Jour des Morts, n’aura été que la sienne, et encore : est-il mort le 1er ou le 2 ? Dans la nuit. Le roman reposait donc sur la table, chemise entrouverte et tant de pages encore à écrire — il en prévoyait 2000, n’en aura couché que la moitié. Ni début ni fin donc, pur milieu. À la note 34b – intitulée « Premier conte sur le Pouvoir » (fable ahurissante dans le cœur noir du récit, où Dieu, travesti en Diable, éprouve sournoisement la pureté d’un intellectuel cherchant désespérément le pouvoir dans la sainteté), on lit : « le Mal n’est qu’une expérience transitoire : il ne réside ni dans le début ni dans la fin. Il faut passer au milieu, voilà tout. ».

Au milieu : par le milieu — voilà où se « déroulera » le récit : champ des multiplicités, le milieu, on le sait bien, est « l’opposé d’une structure » : se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions — faits de lignes, de segments, de strates, et de dimensions [2] : si l’herbe pousse par le milieu, c’est pour ne jamais se rejoindre qu’à l’infini. Ainsi s’énonce la loi du texte, de son spectacle : régime de circulation continue, où l’on entre toujours en cours de route, pris dans un mouvement déjà lancé et porté par une vitesse variable qui accélère, ralentit, bifurque, reprend, sans jamais proposer de point d’arrêt stable. Les séquences s’enchaînent selon sa dynamique d’embranchements, de reprises et de dérivations, comme si la forme se composait à mesure qu’elle se traverse, et que sa cohérence tenait moins à un plan préétabli qu’à la persistance d’un flux, à la manière dont les matériaux — scènes, adresses, visions, récits, commentaires — se relaient et se contaminent. Le spectacle se déploiera ainsi dans cet espace sans seuil fixe (ou faits seulement de seuils déplacés), où chaque moment vaut comme point de passage, zone d’intensification provisoire, avant d’être relayé par un autre, selon une logique de prolifération qui engage le regard à suivre plutôt qu’à anticiper.

Soit donc ce roman, Petrolio, qui n’en est pas un : inachevé par la mort, qui cruellement l’ouvre d’autant plus à son fonctionnement propre, l’inachèvement — achevée, l’œuvre n’aurait pas moins porté en elle ce processus de composition en expansion permanente, hantée par des lignes de fuite, métamorphosées de l’intérieur par ses tensions. Ainsi abandonnée à la vie par l’assassinat de son auteur, l’œuvre paraît ainsi mieux éventrée et profuse — même si la pensée fait violence eu égard à la perte d’un homme — et plus proche de sa propre forme, désœuvrée, désœuvrante, désœuvrant l’idée même de forme.

C’est qu’il ne s’agit pas tant d’un roman que d’un contre-roman, et de plusieurs qui plus est (dont chacun est dédoublé, ou redoublé). Récit et son commentaire ; méditations sur la forme et sur l’histoire ; fable creusée d’autres fables ; digressions engendrant d’autres digressions jusqu’à perdre de vue de quoi elles digressent — développements qui lorgnent vers l’essai politique, la note méta (physique / romanesque / linguistique), enchâssés à l’infini ou presque, qui dérivent vers les digressions politiques, fragments d’essai, petites scènes comiques, tableaux érotiques, parodie de récit d’espionnage, paraboles théologiques, analyses géopolitiques. Une « kebab », dira le spectacle (une brochette, note le roman) : non parce qu’il tourne sur lui-même, mais qu’il est ce « grouillement » (et dans cette image, celle d’un cadavre en décomposition vivante grouillant de vers), diverses couches qui ne se mêlent pas, mais s’avalent ensemble — se métabolisent simultanément.

Un roman hétérotopique : une somme, multipliant les formes et les lieux, ceux de la fable — l’ENI, les terrains vagues, les salons, Damas, les salles capitonnées des psychanalystes — et ceux que la diffraction interne multiplie dans la forme elle-même. À la question « Qui êtes-vous ? », Pasolini répond : « Autant demander ce qu’est l’infini. ». Car le roman se lit aussi évidemment comme un autoportrait, mais diffracté — corps et monde démembrés, recousus ailleurs, volumes greffés, identités traversantes et décomposées.

Dans les dernières pages, souhaitant ressaisir le roman dans un geste formel, Pasolini renonce et trouve cette idée, dernière ruse de l’histoire, qu’il ne mettra même pas à exécution. « La totalité de pétrole devra se présenter sous la forme d’une édition critique d’un texte inédit (considéré comme une œuvre monumentale un Satiricon moderne.) [3].

Là se joue le premier travail de la négativité du récit Pétrole : pas de psychologie, mais des idéologies, prévient-il dans les premières pages ; pas de perspective historique, mais l’édification d’une forme ; un geste qui révoque la tradition du roman bourgeois et installe à sa place une dynamique d’exposition. Pasolini ne raconte pas une histoire : il fabrique une forme qui montre sa fabrique.

Conséquence : pas de chapitres dans ce roman, qui désignerait trop visiblement la perspective historique de la subordination de la forme à l’intrigue, mais des « notes », entrées fragmentaires, qui fonctionnent comme des éclats d’un texte en mouvement, ou comment le récit premier est celui qui donne à voir l’aventure de l’écriture, et de l’écriture exhibée au moment et comme lieu de sa pensée même : « Notes », comme s’il s’agissait moins d’écrire que d’envisager ce qui va s’écrire — et jeter là des idées pour plus tard, quand bien même on n’y reviendra plus (la vie ou la mort, en décideraient autrement).

Pétrole, ou ce monstre. Littéralement : texte qui se montre dans sa difformité même, expose en chaque page son inachèvement, ses coutures et ses béances. Le manuscrit dévoile autant ses lacunes que son principe de composition, amas proliférant, matière qui refuse de se totaliser. Notes qui refusent la linéarité, la progression narrative, ou l’idée même qu’un texte doive aller quelque part. Pétrole prolifère et se ramifie, revient sur lui-même, se contredit, se reprend, hésite, creuse une galerie qu’il n’empruntera pas. C’est bien sûr en cela que l’inachèvement porte en lui son projet politique — celui du refus de toute capture par la clôture, de toute assignation au sens rétroactif que confère toujours la réalité néo-libérale qui met en coupe réglée le réel et son intelligence, image elle-même réalisée de la totalité organique du bel animal aristotélicien, pétri par Pasolini en monstre débordant. Et pourtant, cette puissance proliférante est une quête vouée à l’échec, tant l’écriture ne peut pas ne pas donner forme, malgré tout — butée sur quoi tombe, inévitablement, le poignet qui tâche pourtant d’échapper à cette fatalité :

« Donc, mon roman, (...) allait prendre forme... Forme : c’est, hélas, le mot. Cette forme avait ses lois internes, qui l’instituaient et la conservaient [...] Et tout cela recréait un nouvel ordre. Si l’historique ne coïncidait pas avec le vécu, sinon par hypocrisie, voici que le vécu, autoritairement, voulait s’instituer comme historique. C’était, pour moi, l’échec, la fin de l’illusion de la liberté. »

Lutte, et lutte à mort (et Pasolini ignorait que cette mort n’était pas qu’un jeu formel d’esprit) : et cependant, n’est-ce pas justement cela, qu’écrit in fine le poète ? Cette lutte même, mise à mort sans cesse recommencée d’une langue qui s’agence comme forme, et qui se défait par l’écriture pour s’échapper autrement de la forme. Pasolini de noter :

« En projetant et en commençant d’écrire mon roman, j’ai bien réalisé autre chose que de projeter et d’écrire mon roman : j’ai organisé en moi le sens et la fonction de la réalité ; et une fois que j’ai organisé le sens et la fonction de la réalité, j’ai essayé de m’emparer de la réa-lité. M’emparer, peut-être, sur le plan doux et intellectuel de la connaissance ou de l’expression ; mais malgré tout, essentiellement, brutalement et violemment, comme cela se passe pour chaque possession, pour chaque conquête. »

Travail de la forme contre elle, et ses pièges — tant la forme œuvre aussi par colonisation, extractivisme : arracher à la pensée ses forces pour les drainer dans le moule stérile d’un sarcophage voué à la contemplation, à l’inertie. Échec de la forme ? Ou mise en forme de la lutte contre la forme pour mettre incessamment en échec cette tragédie de la formalisation : Pétrole.

D’où ces conséquences radicales : Pétrole échoue à chaque page comme roman, à se lire comme un roman : il ne peut que s’éprouver comme puissance qui mine sa possibilité — le fil de l’intrigue se dévide ; les personnages se dérobent comme personnages (sont eux-mêmes moins des formes que des forces — « des idéologies »). Violence inhospitalière faite au lecteur qui est aussi une forme de respect : refus de nous conduire, ou alors comme on accompagne Dante aux enfers, non pas guidé par lui, mais en tâchant de le suivre, même quand il presse le pas, disparaît dans l’angle que fait le cercle qui l’avale.

C’est ici que le travail de Sylvain Creuzevault se fonde et fonde sa lecture avec lui : moins mise en scène du roman que spectacle de sa lecture, cherchant par elle à trouver comment lire le roman, et donner à voir, à éprouver et penser la lecture de cette lecture. Spectacle monstrueux, débordant la forme qu’elle s’acharne à former, sous nos yeux, et par nos yeux la formant, l’épuisant pour mieux la fabriquer, encore.

Dès lors, spectacle de la monstration du dispositif lui-même, l’exhibition de ses rouages, de ses ratés, de ses impossibilités — voir comment chaque note numérotée (exhibant sur grand écran sa numération et la littérarité de son titre : jetant à la face le texte écrit comme note) devient tel point de vue, tel angle d’attaque, une tentative de saisie qui immédiatement se dérobe. On ne suivra l’intrigue que pour mieux la perdre, assistant (à) la multiplication des tentatives afin de cerner quelque chose qui restera hors de portée. Puisque le texte se donne comme expérience avant de se donner comme récit, l’expérience de sa levée sera le récit d’une telle fragmentation, de la discontinuité et de l’inachèvement constitutif.

Dans cette mesure, ce geste de saisie de l’écriture dans le refus d’une mise à plat des reliefs, ou d’une adaptation, même scénique : plutôt jeter sur le plateau ces grands drapés de textures, travailler le découpage plutôt que le montage, organiser le champ de force par court-circuit et mise en tension plutôt que par condensation. De là le choix de maintenir cette proximité absolue avec le texte, refusant d’interpréter ses discontinuités, de pallier les « défauts » de composition qu’il faudrait suturer ou souligner. Au contraire, tout est déployé à même surface, dans une linéarité pleinement assumée qui ne hiérarchise ni les registres ni les tonalités (grand rire et théorie, lyrisme et obscénité, le roman politique et sa parodie dans un même geste qui les rend tous deux lisibles, étude géopolitique et satire de toute enquête, roman et son contraire, l’analyse de la névrose comme symptôme de la névrose, et tutti quanti.)

Cette logique de la monstration s’oppose frontalement à celle de la narration innocente. Narrer, c’est toujours, en quelque sorte qu’on le prenne, établir un sens et relier les événements selon leur logique causale (extérieure) et produire une intelligibilité qui résout du dehors. Creuzevault s’acharne donc à ne pas raconter ce que raconte Pasolini alors qu’il ne raconte pas, mais montrer ce que le récit montre quand il s’expose : le fonctionnement même d’une forme qui se construit dans son propre effondrement.

Théâtre donc.


Note C. Mais de quoi s’agit-il ? (Avant de commencer : des obsessions)

De quels sous-sols turgescents et bouillonnants vient Petrolio ? Arraché aux vieilles obsessions d’un auteur qui n’a eu de cesse, ces années, de virage en détournement, d’affronter une obsession qui a su prendre mille visages, et qui s’impose ici frontalement en une image, en une matière, liquide et visqueuse, plus opaque que l’Histoire dans laquelle pourtant elle se laisse miroiter et s’impose : c’est ainsi que le roman puisa sa matière dans la matière même du monde. Le pétrole.

Printemps ou été 1972.
Mes yeux sont tombés par hasard sur le mot « Pétrole » dans un petit article, je crois, de L’Unità, et ce n’est que d’avoir pensé au mot « Pétrole » comme titre de livre qui m’a poussé à concevoir la trame de ce livre. En moins d’une heure, cette « trace » a été pensée et écrite. [4]

Il suffisait donc que le signifiant brut surgisse pour qu’il devienne désir : et de désir en trame, et de trame en trace, le brut raffiné en soi conduisait à l’œuvre : le livre était fait ; ne restait qu’à l’écrire. En matérialiste, le poète conçoit le mot dans sa brutalité immanente ; puissance d’un cratylisme forcené, le pétrole est bien l’image du monde, ce qui le désigne et l’aimante, le fait fonctionner et le matérialise. C’est le pétrole qui rend possible ce monde, pétrole extirpé aux profondeurs pour devenir la surface de toutes choses, sac plastique ou essence, murs porteurs de la réalité. Oui, ici se fixe l’obsession qui trouve là l’image et la chose que la pensée traquait jusqu’alors dans des concepts ou des idées. Si la modernisation de l’Occident détruit le monde, lamine les individus pour les forcer à entrer dans l’Histoire en les massacrant, elle ne le fait que via son instrument mortel qu’est le pétrole, pour qui on fait la guerre et vend des armes, avant de poursuivre cette guerre ailleurs, dans nos vies. Car ce monde ne se bâtit qu’en fabriquant de la destruction : celles des pays du Golfe envahis et vendus, comme des corps paysans, et leurs formes de vie liées au rythme du soleil et des chants — absorbées désormais par le consumérisme ambiant. Au fondement de tout, le pétrole : source de la dévastation et objet dévasté, terre qu’on éventre, éventrement sauvage rationalisé de la terre par la technologie dite avancée : croissance du monde bâtie sur ces matières fossiles qui fabriquent le fossile futur du monde. L’extractivisme, avant d’être cette méthode de colonisation, est bien ce fait social total du capitalisme tardif (et dernier). Au fondement de tout, et donc de l’écriture : pétrole.

Qui exploite le pétrole contrôle le monde — cette évidence, dans l’Italie des années 60-70, circule déjà comme une rumeur d’État. À la surface : un sigle, l’ENI, l’Ente Nazionale Idrocarburi ; en profondeur : une structure tentaculaire, pieuvre étatique et para-étatique qui plonge ses ventouses dans les sous-sols du Golfe, de l’Afrique, de l’Iran, du Venezuela et remonte jusqu’au Parlement italien. Rien n’y échappe. Le pétrole irrigue tout : contrats, pots-de-vin, amitiés de couloir, fidélités achetées, équilibres maintenus à coups de valises de billets. Un pays entier tenu par l’arrière-boutique de son énergie. À la tête de cette machine : la Démocratie chrétienne, qui ne se contente pas de gouverner — mais occupe, colonise, rampe et se répand. Elle fait davantage que diriger l’État, elle le possède, le pénètre dans la moindre de ses strates. Derrière les ministères, les couloirs, les secrétariats, une seule et même logique de gestion, glaciale, implacable, administre le vivant comme une propriété privée. L’ENI n’est pas un organisme public : c’est un mode d’être du pouvoir. Un régime qui met en coupe réglée un pays et la perception de sa réalité.

Mais ce pouvoir, installé depuis l’après-guerre, se découvre menacé des deux côtés — par la résurgence des fascistes qu’il n’a jamais vraiment réprimés, et par l’essor irrésistible du Parti communiste que la société italienne pourrait un jour porter au gouvernement. La réponse ne sera pas politique, mais policière. C’est ici que se noue ce nœud noir nommé stratégie de la tension. Le principe est d’une simplicité glaçante : créer le chaos pour mieux régner, provoquer la peur pour s’ériger en rempart, faire trembler la société pour l’obliger à supplier l’ordre. Le gouvernement met le feu, en accuse l’ennemi, se fait pompier de l’incendie qu’il a allumé. Ce qu’on voit émerger dans ces années terribles, c’est la vérité nue d’un pouvoir qui ne se maintient que par le vertige qu’il dissémine.

Un attentat éclate — Piazza Fontana, 12 décembre 1969. Seize morts. Une banque soufflée. Les débris fument encore que déjà la version officielle se met en place pour accuser les anarchistes. Giuseppe Pinelli est défenestré du quatrième étage de la préfecture de police. La machine referme ses mâchoires. Mais sous la version de façade, les strates bougent : fascistes d’Ordine Nuovo, services parallèles, complicités internes, couvrent l’opération. Pasolini assemblera patiemment les pièces : l’extrême droite a bien frappé, mais la Démocratie chrétienne a laissé faire, organisé, orienté. Besoin d’un monstre pour jouer l’ange. D’un Gepetto pour tirer les ficelles d’un pantin au bras tendu.

À droite, donc, on laisse prospérer la violence pour mieux la canaliser. À gauche, on invente la menace, on l’exagère, et on l’accuse : les communistes deviennent l’ennemi intérieur, l’altérité absolue, le corps étranger de l’arc républicain. Deux pôles en apparence contraires, fabriqués pour mieux enfermer le milieu — et dans cet extrême centre, écrasé, le prolétariat. Le vrai perdant de l’histoire, le premier sacrifié de cette fable nationale. Pasolini voit à l’œuvre un mécanisme qui n’a rien d’accidentel : la stratégie de la tension comme mode de gouvernement. Le fascisme n’est pas seulement la démocratie bourgeoise en temps de crise : il est son inavouable intériorité, sa vérité refoulée et sa structure profonde. La Démocratie libérale chrétienne n’a de fait pas besoin de devenir fasciste : elle l’est déjà, dans son mode opératoire, sa logique de pouvoir, et sa volonté de se perpétuer à tout prix. Le fascisme, c’est aussi bien la démocratie en puissance — que sa forme faussement pacifiée par l’institution, qui sous le masque de l’ordre cache mal une violence d’État constitutive à l’état latent, prête à surgir dès qu’un tel ordre est menacé. Ce que montre Pétrole, c’est cette violence mise à nu et cette terreur fondatrice, ce massacre nécessaire au maintien de l’ordre économique. L’extractivisme à l’extérieur exige la répression à l’intérieur, car l’exploitation des ressources du Sud requiert la neutralisation du prolétariat au Nord. Si le pétrole fait couler le sang, il est autant celui des pays colonisés que des ouvriers massacrés, sang lié et séché sur les sols battus par la police de la démocratie représentative. Le fascisme, décrit Pasolini, n’est pas derrière nous, ni même à venir : il est dedans, intégré au fonctionnement même de l’ordre démocratique, toujours prêt à resurgir dès que le pouvoir chancelle.

Et ce qui vaut pour 1969 vaudra encore pour 1980. Pasolini n’aura pas vécu la gare de Bologne, son explosion et ses quatre-vingt-cinq morts. Mais il l’a déjà écrite, vu et prévu dans le roman : une gare, un hall, un souffle, et des membres dispersés. Dans Pétrole, la scène existe déjà — non comme prophétie mystique, mais comme évidence du système, conséquence logique d’un régime qui a fait de la terreur sa méthode d’exploitation tous azimuts. Le pétrole lubrifie les machines de l’État, autant qu’il englue les corps dans un ordre qui se prétend démocratique et n’est qu’une forme plus ou moins élégante (autant dire de moins en moins soucieuse de ne paraitre pas vulgaire) de son contraire. Ce que montre implacablement Pétrole, c’est cette articulation elle-même implacable entre économie, politique et terreur.


Note C (bis). Mais de quoi s’agit-il ? (Avant de poursuivre : méditation sur le sacrifice)

Voici donc qu’un monde (le nôtre) a fondé sa modernité sur le refus du sacrifice — plus de rituel de mise à mort exhibée devant le Soleil ou sur les marches du Temple, plus d’exécution fécondant moissons ou vendanges. Voici pourtant que, sous le refus proclamé de l’atroce rituel sacrificiel, sourd en profondeur des pulsions çà et là surgissantes, un foyer ardent qui remonte. Tandis que nos dites sociétés modernes se donnent pour horizon l’ordre autorégulé du marché, l’équivalence généralisée et le contrat individuel, les voilà qui ne cessent de reconduire cette part enfouie de l’antique mécanisme qui ordonnait autrefois les communautés humaines, faite de violence concentrée, de figures offertes et de vies livrées pour que la vie des autres demeure praticable. Paradoxe qui ne relève pas d’une contradiction morale, mais institue plutôt son principe de fonctionnement. Dès que les sociétés libérales renvoient au passé le rituel qui circonscrivait autrefois la montée mimétique des désirs, elles laissent cette montée sans borne ni exutoire, et l’économie qui prétend absorber les tensions se transforme en théâtre permanent de rivalités. Le sacrifice se déplace alors vers des zones où il ne dit plus son nom, dans l’ombre portée d’une compétition présentée comme naturelle, dans l’obsolescence programmée de certains corps, et l’exclusion silencieuse de ceux qui ne parviennent plus à se tenir dans le flux, les sans-parts laissés pour compte et tenus pour marginaux dans l’avancée de l’Histoire.

Hantise sacrificielle [5] qu’éclaire d’un jour particulier la matière hautement inflammable de Pétrole. Car le roman se déploie dans cette région trouble où le développement économique exige ses victimes, où la croissance s’adosse au maintien d’une zone d’abandon et où la stabilité politique réclame l’exposition continue d’un groupe sacrifiable. Pasolini désigne ce groupe sous le nom propre dans quoi se loge le paradigme sacrificiel : le prolétariat, tenu à l’écart de l’histoire de la domination qui s’écrit, maintenu dans un état de vulnérabilité qui autorise l’ordre à se maintenir. La stratégie de la tension, avec ses attentats, ses manipulations, ses faux coupables, inscrit dans le présent italien cette dramaturgie sacrificielle d’autant plus redoutable qu’elle n’apparaît plus comme rituel, mais comme série d’événements contingents, tandis qu’elle répond à une logique plus profonde. Le pouvoir offre au corps social ses figures expiatoires, produit des victimes dont l’élimination entretient la fiction d’une société menacée de toute part, stabilise les hiérarchies, réassure le centre sous prétexte de chaos.

Si le sacrifice n’apparaît ainsi plus comme cérémonie, c’est parce qu’il est encodé dans cette stratégie : c’est pour cette même raison qu’il circule sous forme de fragilité perçue comme naturelle, d’accidents provoqués, de cadavres désignés comme perturbateurs de l’ordre public. Les bombes de la Piazza Fontana, les victimes de la gare de Bologne, les corps d’ouvriers broyés dans les structures industrielles, les silhouettes anonymes abandonnées sur le bord d’une route, composent la trame refoulée par laquelle l’Italie néolibérale scelle sa cohésion. Le système ne proclame aucunement ce qu’il opère ; il transforme la violence en nécessité, l’élimination en fait divers, la vie sacrifiée en simple effet collatéral d’un mouvement historique qui se veut irrésistible. Le sacrifice revient ainsi dépouillé de sa dimension symbolique, réduit à une pure opération d’ajustement. Cette réduction accroît la violence, car une société qui ne reconnaît plus ses victimes se condamne évidemment à les produire sans mesure.

Dans Pétrole, ce mécanisme gouverne non seulement l’économie et la politique, mais encore la texture intime de la subjectivité. Le « héros », Carlo Valletti, porte dans sa chair la division qui travaille tout le roman : une part de lui s’arrache aux forces sociales pour se consumer dans un désir sans limite, tandis qu’une autre se livre aux exigences de l’ordre, se conforme, s’élève, gravit les paliers d’un pouvoir qui exige des renoncements successifs jusqu’à la mutilation. La scène de l’émasculation ne relève pas seulement de la parabole mythologique ou de la provocation érotique : elle offre la figure la plus explicite du sacrifice moderne, celui qui ne passe plus par l’autel ni par le couteau symbolique, mais par une recomposition du corps afin qu’il devienne adéquat aux exigences du système. Le corps de Carlo I se défait pour entrer dans l’appareil, alors que Carlo II explore, au contraire, la démesure d’un désir qui cherche dans l’abandon une forme d’intégrité sensible. La scission manifeste la tension fondamentale d’un monde qui exige simultanément la conformité et la jouissance, et qui ne cesse de substituer au sacrifice ancien des mécanismes plus subtils, plus intimes, plus destructeurs, où l’individu devient son propre sacrificateur.

Le spectacle de Creuzevault prolonge ce mouvement en projetant sur le plateau ces immenses images où la violence sacrificielle s’inscrit moins dans les gestes que dans la structure même du dispositif : corps sacrifiés au regard et surexposés par la caméra, figures littéralement dissociées, paroles offertes à la projection comme pour une mise à nu permanente. La vidéo creuse un espace où l’acteur devient une surface livrée, visage soumis à une lumière qui ne lui laisse aucun repli. Le sacrifice s’y déploie sous forme de dévoilement forcé, de désubjectivation méthodique, de disponibilité totale aux forces qui traversent le texte. La scène devient alors le lieu où se réinvente une ritualité perdue, et où l’on redonne forme à ce que le libéralisme dissémine sans jamais le reconnaître : la nécessité d’un corps exposé pour que l’ordre se maintienne.

À mesure que le spectacle avance, l’image d’un autre sacrifice affleure : celui de l’auteur. Pasolini travaille son texte comme s’il se livrait lui-même à la nuit, comme si écrire Pétrole engageait un mouvement de sortie du monde qui trouve son accomplissement dans la dernière scène choisie par Creuzevault, lorsque le corps s’allonge dans la lumière, glisse vers la mer et se dissout. Le roman conserve la trace de cette pente : la forme aspire l’auteur, qui dépose son manuscrit et part vers le Sud comme on part vers une consécration obscure. L’écriture se change en offrande, et l’abandon du manuscrit devient l’acte par lequel l’œuvre se ferme et s’ouvre à la fois, suspendue dans un état paradoxal où la mort réelle donne à la forme son ultime vibration.

Ainsi le sacrifice traverse Pétrole comme un courant souterrain, alimente sa structure, éclaire le pouvoir qu’il décrit, façonne ses personnages, innerve ses images, et rejaillit sur la scène où Creuzevault le rejoue en l’extrayant de son refoulement néolibéral. L’œuvre recompose ainsi un espace où l’on peut enfin reconnaître ce que la société dissimule : la violence constitutive sans laquelle rien ne tient, et la possibilité fragile d’un regard qui, en affrontant cette violence, redonne à la pensée son aiguillon.


Note C. (Ter) De quoi s’agit-il encore ? Quête et enquête — Mattéi, la vérité explosée dans son avion et le roman comme dispositif d’investigation

Dans la pénombre où Pétrole déploie ses ramifications, un nom affleure comme une balise que le roman ne cesse d’approcher sans jamais la fixer : Mattei. Non la figure abstraite du technocrate, mais l’homme réel, Enrico Mattei, capitaine d’industrie devenu symbole d’une autre idée de l’Italie, mort dans l’explosion de son avion en octobre 1962, au moment précis où il tentait de remodeler le rapport de force énergétique mondial. L’histoire officielle parle évidemment d’un accident ; l’histoire secrète ouvre d’autres pistes ; Pasolini, lui, choisit de transformer cet événement en matrice narrative, en point de fuite où se cristallise la violence d’un pays tenu par ses appareils de pouvoir.

Dans Pétrole, c’est la figure d’amorce de la pseudo-fable. Mattei s’y nomme Ernesto Bonocore : celui qui, à la lettre, a « bon cœur ». Héros de la Résistance, stratège généreux, figure d’un humanisme industriel qui tente d’arracher l’Italie à l’emprise des compagnies américaines et aux compromissions de la Démocratie chrétienne. Bonocore, qui arme le FLN algérien, paraît aussi d’un idéalisme qui confine à la naïveté, voire à l’inconséquence : il imagine des alliances avec les pays du Sud et refuse que le pétrole italien devienne l’instrument d’une domination étrangère. Cependant, ces manœuvres ne relèvent pas tant d’un romantisme politique qu’elles n’esquissent les traits, historiquement plausibles, d’autres horizons — sa disparition scellera cette bifurcation avortée. Lorsque l’avion explose dans le roman, la fiction rejoint la rumeur, et la rumeur rejoint la structure même du pouvoir : derrière Bonocore se dessine la silhouette d’un successeur, Aldo Troya, double fictionnel du véritable Eugenio Cefis, de sinistre mémoire, le numéro deux de l’ENI. Ce personnage, qui prend les commandes après la mort du patron, incarne moins un homme qu’une logique. Il personnifie ce moment où la direction de l’énergie devient l’exact miroir de la direction de l’État, où l’économie (sous la mainmise de la sous-direction pétrochimique) s’empare de la souveraineté pour en redessiner toutes les lignes.

La figure de Cefis — retranché ensuite en Suisse, président d’un immense conglomérat pétrochimique — s’auréole d’une parole qui définit l’époque : un discours prononcé à l’Académie militaire de Modène en 1972, dont une phrase a traversé le temps : « Ma patrie s’appelle multinationale. » Cette sentence ne relève pas de la provocation ; elle décrit l’émergence d’un ordre nouveau où la puissance des États se subordonne aux flux économiques, où la souveraineté s’efface devant la circulation du capital, où les frontières ne délimitent plus des territoires mais des zones d’influence financière. Cefis ne proclame rien ; il constate l’avènement d’un monde où les anciennes structures politiques deviennent les instruments administratifs d’un pouvoir sans visage.

Pasolini perçoit ce basculement avant qu’il ne devienne manifeste. Pétrole s’organise alors comme un vaste appareillage d’enquête, moins au sens journalistique que dans son acception anthropologique et métaphysique. Le roman ne cherche ni coupable ni mobile — catégories qui appartiennent à la logique policière qu’il entend précisément excéder. L’enquête qu’il déploie vise plutôt à dévoiler les structures profondes par lesquelles une société produit ses morts, absorbe ses disparitions et transforme les fissures de son histoire en mécanismes de gouvernement. Le texte renonce à résoudre l’affaire pour mieux comprendre comment un simple meurtre devient structure et comment la structure se confond avec l’air du temps.

Geste d’investigation, qui participe à refuser la clôture du récit et la réduction du réel à sa causalité seulement lisible, et façonne la forme même du roman. Il s’agirait de composer un véritable diagramme de pouvoir, dans lequel chaque « note » recueille son fragment du réel italien et trace un déplacement, où chaque digression ouvre un tunnel où se dépose une nouvelle strate de compréhension. Pasolini cherche ainsi dans l’affaire Mattei ce point où se cristallise l’opacité d’un système et il découvre sous ses yeux, et sous les nôtres qui le lisons mot après mot, un seuil où la réalité se dérobe pour se dévoiler dans la convergence de récits incompatibles. Cette impossibilité devient, par congruence, la matière même du livre — tâche donnée à la littérature (l’écriture plutôt) de penser ce qui traverse toute enquête judiciaire incapable de mettre à jour ce à quoi elle est prise : la structure sacrificielle du pouvoir et l’architecture invisible qui relie l’économie aux cadavres, la politique aux silences.

Le spectacle de Creuzevault capte cette dynamique en la reconduisant sur scène comme un mouvement de dévoilement sans résolution. Le plateau devient un laboratoire où se rejoue l’enquête pasolinienne — où l’on joue à l’enquête : cartons d’archives, schémas, récits enchâssés, zones obscures qui se déploient sur la vidéo comme autant de contre-champs possibles. L’enquête se transforme en mime scénique d’un théâtre à fonction documentaire, tandis qu’un tel théâtre ne parvient jamais à faire autre chose, désormais, qu’à exhiber des preuves déjà constituées — et alors ? Illusion d’un tel théâtre réduit à sa bonne conscience didactique, que Creuzevault met en pièce(s) : révéler l’identité du meurtrier ? Mais la « vérité » sur Mattei importe moins que la structure qui a rendu sa mort nécessaire : il s’agit plutôt de faire apparaître la constellation de forces qui relie un attentat à un modèle économique, un avion explosé à un discours sur les multinationales, la disparition d’un homme à l’émergence d’un pays gouverné par la peur et la manne pétrolière.

Cartographier les conditions qui rendent cet assassinat intelligible plutôt que les zones de forage au Moyen-Orient, donc : l’enquête pasolinienne n’offre aucun coupable, car le coupable se dissémine dans la structuration même du monde. Ce que la mort de Mattei révèle, ce que le roman explore et que Creuzevault met en tension sur scène, c’est la forme d’un pouvoir qui ne se maintient qu’en engendrant ses propres cadavres, et transforme chaque disparition en pierre d’angle de son édifice. L’enquête devient alors une manière de regarder : la seule qui permette d’approcher ce territoire où la vérité est occultée à force d’être dévoilée, car si la politique se trame en coulisses, son obscénité tient à ce que ces coulisses, cet envers, soient l’endroit sans cesse sollicité de la logique médiatique qui la documente et rend impossible qu’on le voie : où l’obscénité doit être à son tour renversée, c’est-à-dire : doublée.


Note C (et dernière) . De quoi s’agit-il enfin ? Carlo, la fable et la dissociation

Retour à la première image, cadavre étendu sur la piste d’atterrissage — de décollage : entre ciel et sol, étendu devant nous et projeté sur l’écran, filmé depuis le point de vue même de la dépouille, comme si le mort regardait sa propre exposition, et que le regard du spectateur épousait un instant cette place impossible. De ce corps, le spectacle ne tarde pas à dire qu’il porte un nom, Carlo Valletti, et qu’il s’agit moins d’une fin que d’un commencement, puisque c’est à partir de ce cadavre que tout s’organise — que tout se déchire donc.

Au-dessus de ce cadavre, deux figures penchent leur visage : deux mauvaises fées du destin, double corps monstrueux de la Providence, que Creuzevault dresse en caricature rigolarde de l’ange (Polis) et du démon (Thétis), et à qui il donne voix tout aussi caricaturée d’opérette, avec force gesticulation marionnettique, mécanique plaquée sur ce divin. Les deux puissances se disputent : à qui le cadavre ? Polis lorgne vers le corps et Thétis vers le poids qu’il y a dans le corps : marché conclu. Plutôt que d’orienter le récit vers sa fable théologique, ces figures déterminent la manière dont le sujet moderne se trouve décomposé. Dans le deal, l’une emporte ainsi la surface, l’autre la profondeur : à Polis le corps social, sa visibilité, ses gestes, ses rôles et ses insignes, tout ce qui permet à un individu de se tenir à la place qui lui est assignée, de circuler dans le monde des institutions, pour mieux endosser les costumes de la respectabilité ; à Thétis ce qui pèse dedans, la masse obscure des pulsions, le désir qui traverse le corps dans sa matérialité la plus brute, la jouissance, la honte, la violence, tout ce qui échappe à la codification et que les normes tentent d’absorber sans jamais tout à fait y parvenir. Le sujet qui advient de ce partage naît ainsi déjà dissocié : le roman inscrit dans sa première scène la condition d’un monde où l’on s’éprouve comme surface gouvernable et profondeur tumultueuse, façade intégrée et nuit intérieure.

Carlo Valletti se présente alors comme un « héros » d’autant plus problématique que sa trajectoire épouse ce clivage initial. Ingénieur catholique issu de la bourgeoisie, il avance dans la fresque politique à la faveur de ses compétences et de quelques idéaux qu’il croit d’abord placer sous le signe de Bonocore, ce patron d’ENI qui prolonge la Résistance dans l’économie, et dont la disparition ouvre la voie aux puissances les plus cyniques du néolibéralisme. Carlo I, placé sous la garde de Polis, gravit une à une les marches de l’appareil pétrolier, se familiarise avec les réseaux, manœuvre les fascistes et les communistes au gré des nécessités stratégiques, se laisse progressivement instruire par les mécanismes mafieux qui tiennent la démocratie italienne, jusqu’à sacrifier son propre corps dans un rituel d’émasculation qui marque la soumission ultime au pouvoir. Carlo II, livré à Thétis, emprunte une tout autre ligne : revient d’abord dans sa maison d’enfance, couche avec sa mère, ses sœurs — et le scandale fait (une très brève évocation suffit à marquer ce point de non-retour qui désigne la matière mythique de son destin, plutôt que le trait vers le fait divers sordide), il peut entreprendre sa catabase : descend infiniment dans les profondeurs du monde et de la chair, sous-sols de la ville, terrains vagues, explore avec une obstination frénétique les formes extrêmes de la sexualité, se masturbe sans relâche au bord de la jouissance — ayant tout possédé, comprend qu’il s’agit désormais de toucher à la totalité en étant possédé : la note 55, avec cette scène où une vingtaine de jeunes hommes se livrent tour à tour dans son corps, compose une sorte de litanie à la Genet, où chaque garçon reçoit son portrait, où se mêlent sidération et beauté, où la langue met en série les gestes violents et la grâce des silhouettes.

La division entre Carlo I et Carlo II semble inscrire Pétrole dans la grande tradition du roman bourgeois, note pour lui-même Pasolini : celle qui, depuis Cervantès, consent à diviser le personnage pour mieux faire apparaître les contradictions de la subjectivité occidentale ; Don Quichotte et Sancho Pança, l’illuminé et le paysan, celui qui habite la fiction et celui qui semble garder raison, ont fondé ce modèle qui organise la duplicité pour mieux la ressaisir, en dernière instance, dans une unité qui se reconquiert au moment de la mort ou de la désillusion — qui est un même instant chez Quichotte. Mais la dissociation ne constitue ici qu’un thème conventionnel. Le véritable enjeu réside ailleurs, dans cette paradoxale obsession de l’identité poussée jusqu’à son broyage. La dissociation procure une forme de lisibilité, cadre qui rend supportable l’excès de désordre, tandis que l’obsession identitaire entraîne le texte vers une illimitation qui menace toute forme. Carlo I et Carlo II ne composent pas la promesse d’une synthèse ; ils dessinent la ligne de fracture d’un sujet que la société capitaliste désarticule au point de rendre impossible toute reconstitution d’un moi unifié.

La modernité décrite par Pasolini se configure alors comme un passage d’un fascisme visible à celui intériorisé. Le fascisme historique s’emparait des corps par la surface : uniformes, défilés, mots d’ordre, discipline des gestes, violence exhibée. Le fascisme consumériste s’insinue à l’intérieur du désir, module les goûts, configure les pulsions, oriente les fantasmes — devient habitus ; il colonise Thétis autant qu’il administre Polis. Carlo I incarne cette part intégrée du sujet, « valeur d’échange » et force de travail convertie en compétence gestionnaire, la libido investie dans les circuits du pouvoir ; Carlo II concentre la « valeur d’usage », la brutale énergie rudoyée du corps qui cherche dans la sexualité son échappée, le lieu où la parcellisation capitaliste semble un instant suspendue. La note 65 (« Confidence au lecteur ») décrit patiemment ce passage où Carlo, cessant de posséder des corps féminins dans une insatisfaction morbide, éprouve dans la réceptivité passive une jouissance qui dissout les frontières internes, le fait se sentir totalité, et transforme même son anatomie en empruntant à la figure de Tirésias un sexe féminin greffé sur un corps d’homme. Ce moment ne produit pas une réconciliation durable ; il témoigne d’une expérience fugitive où le sujet, pulvérisé par la société marchande, éprouve une continuité sensible que le récit enregistre comme possibilité toujours à traverser.

Au fur et à mesure de l’écriture, Pasolini perçoit bien les impasses dans lesquelles il se plonge : le dispositif du dédoublement, conçu au départ comme instrument de dévoilement, tend finalement à occuper tout l’espace et à devenir une fin en soi, une fin littéraire — et il est vrai que l’effet est puissant, Carlo I et Carlo II conduits sur des pentes si opposées qu’on ne voit plus les pentes, et seulement la distinction qui déchire encore et encore un même individu (est-ce encore un individu scindé en deux, ou deux rassemblés par une même identité ?). À force de scinder Carlo et de commenter la scission, d’en multiplier les effets (ahurissants), le roman a pris le risque de faire glisser l’attention du lecteur vers sa mécanique formelle plutôt que vers la destruction réelle du sujet par les contradictions sociales. La dissociation, qui devait d’abord rendre lisible l’obsession identitaire et son broyage, en vient à constituer une sorte de machine herméneutique autonome, formidable et vertigineuse, qui attire le regard sur elle-même. Le geste critique se retourne sur son propre procédé, et cette circularité compose une des zones les plus tragiques de l’œuvre pasolinienne — parce qu’également saisie de l’intérieur.

Là qu’opère précisément, et à cœur ouvert, le théâtre de Creuzevault. C’est que, si le roman ne dispose que d’un même signifiant couché sur la page — quand bien même « noté » I et II —, la scène distribue dans l’espace deux corps distincts, partageant l’épreuve d’un même temps, en même temps. En confiant les deux Carlo à deux acteurs, Creuzevault déploie les coordonnées de la partition romanesque au plus juste de son projet même et prenant à revers l’impasse de son écriture : rend immédiatement sensibles ces deux corps tenus sur le même plateau, traversant des séquences qui s’appellent et se répondent sans jamais converger. La discontinuité qui, dans le texte, sollicitait l’intelligence, envahit ici la perception et le système nerveux du spectateur : la division cesse d’être ce jeu intellectuel pour devenir expérience physique de jeu théâtral. Dès lors, la caméra, qui plaque sur l’écran des gros plans de l’un ou de l’autre, accentue ce trouble en dédoublant encore les présences ; des mêmes visages surgissent agrandis, isolés, commentés par le dispositif optique. Plutôt que de résoudre l’impasse du roman, le spectacle l’expose jusqu’au bout, et cette exposition prend ainsi la forme d’un événement partagé, ce temps vécu ensemble, où la difficulté de penser un sujet cohérent se traduit par un vertige collectif.

La scène ne commente donc pas la dissociation ; elle la fait agir, et la distribue dans l’espace de la scène, et l’on se trouve ainsi placé devant deux figures qui refusent de s’unifier, au sein d’un dispositif qui multiplie les points de vue. Cette impossibilité de synthèse est d’une clarté impressionnante : on ne saurait « accuser » ce théâtre d’entretenir une complaisance à l’égard d’un trouble complice de l’ordre néolibéral : tout y est ici lisible, concret, disponible aux sens et à l’intelligence. Surtout, il donne le sentiment aigu d’un réel lui-même déchiré, d’un temps où l’identité ne se conquiert plus au terme du récit, mais se défait à mesure que l’Histoire avance. Carlo, gisant au début sur la piste d’atterrissage, apparaît alors comme le nom propre d’une expérience qui excède sa personne : celle d’une existence contemporaine pour laquelle la dissociation ne représente plus un motif littéraire, mais la condition ordinaire, et pour laquelle le théâtre, en reprenant cette condition à bras-le-corps, invente une forme capable d’en mesurer la violence.

Banalité : le théâtre inscrit cette dissociation au cœur de son propre geste : c’est ainsi en effet que l’acteur entre dans la fiction en traversant un espace de dédoublement où son corps réel s’ouvre à la présence d’un autre. Qu’on dise qu’il s’agit d’entrer dans la peau d’un personnage ou que le rôle investisse le corps de l’acteur, qu’on parle d’incarnation ou d’interprétation, l’art de l’acteur est rompu au vocabulaire désignant ces passages — pénétration et porosité, ou masque et faux-semblant, tous les termes ont été usés jusqu’à la corde sans qu’on soit parvenu à se défaire de ces relents d’obscénité qui portent à envisager la relation acteur / personnage comme un corps à corps toujours difficilement nommable. Cette opération théâtrale du travail de l’acteur, qui associe simultanément le porteur et la figure, se déploie comme une pratique singulière de la division : un être se tient sur scène, et dans ce corps offert s’accomplit la venue d’un personnage qui l’oriente, le traverse et l’aimante, tandis qu’une part irréductible demeure en retrait, secrète, liée à la mémoire, à la technique, ou à la pensée du jeu. Le rôle advient ainsi dans un intervalle, et cet intervalle devient forme : le théâtre déploie une topologie intérieure où le sujet respire à plusieurs niveaux de profondeur, où la présence s’accorde à la fiction par glissements successifs, où l’identité se transforme en vibration. L’intuition pasolinienne de la dissociation comme « image » et processus donnant lisibilité aux forces de la domination relève de la même grammaire que le banal principe dramaturgique de la distribution, ici interrogé comme combustible tout à la fois de ce monde et de la scène : personnage qui circule entre les interprètes, dont la caméra (re)double les présences, le dispositif étend l’espace du rôle sur plusieurs corps, et le spectateur se trouve invité à éprouver l’instabilité de la figure, son éclatement ou sa pluralité. Alors, la scène révèle ce que le roman travaille dans son tissu de notes et de fables : une manière d’être au monde où la continuité se fragmente, où le sujet cherche sa place dans un paysage qui le sollicite de toutes parts, où la forme de soi ne s’élabore qu’en accueillant des lignes contraires. Cette vérité, d’abord littéraire, trouve dans le théâtre un mode d’apparition immédiat, parce que l’acteur, par le simple acte de jouer, donne corps à la scission, et fait de cette scission un lieu où la pensée respire. Le théâtre : e(s)t son double.


Note C (et ultime cette fois). Des dissociations et pourquoi elles sont distinctes.

Dès les premières pages, Pasolini l’indique : Carlo porte le nom du père. Sauf que l’âge de Carlo le renvoie vers l’auteur. D’une dissociation l’autre, qui en multiplie les possibles. C’est que le poète souligne une distinction essentielle entre la dissociation qu’il observe chez son propre père (et chez tant de sujets dominés par l’ordre néolibéral) et celle qu’il attribue à Carlo, distinction qui engage deux régimes de subjectivité et deux formes d’histoire. Le père, officier antifasciste et propriétaire terrien, concentre en lui les contradictions d’une bourgeoisie italienne capable d’adhérer à une morale catholique tout en participant à la gestion quotidienne d’un ordre violent ; il vit dans un compromis que la société autorise et même valorise, et ce compromis se déploie sous le signe d’une conscience qui organise la coexistence de ses principes et de ses privilèges. Il est antifasciste, mais propriétaire terrien, de la même manière qu’il est propriétaire terrien, mais antifasciste. Ce qui organise la conciliation de cette contradiction est le terreau catholique qui lui permet de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et de s’asseoir sur elle, ou de la plier soigneusement pour la ranger dans son portefeuille. Cette dissociation demeure réglée par un horizon de stabilité, fondée sur l’assurance que les structures de classe absorberont les tiraillements internes, et qu’une unité personnelle subsistera grâce à l’autorité des institutions qui la soutiennent. L’ambiguïté devient même, pourquoi pas, un style, une manière de tenir sa place dans le monde, cette articulation entre morale et pouvoir — continuité traversée de fêlures, semblable à ces lignes que Deleuze décrit comme à la fois dures et malléables, capables de composer des surfaces lisses et des courants de fuite.

Carlo appartient à un tout autre régime de division. Sa dissociation procède d’un acte délibéré par lequel la conscience s’expose à sa propre fragmentation, comme si le sujet découvrait en lui un champ de forces inconciliables capables de redessiner sa forme. Là où le père trouvait dans la société les moyens de maintenir une image de lui-même, Carlo découvre dans l’ordre capitaliste ce qui le pousse à se scinder davantage, entraîné par des forces politiques et économiques qui excèdent toute possibilité d’équilibre. Sa division ne préserve rien ; elle ouvre un espace où la personne se transforme en champ de bataille, où la trajectoire professionnelle, le désir, les croyances, les fidélités anciennes, l’ambition et la jouissance se mettent à diverger jusqu’à produire deux lignes d’existence dont chacune revendique l’intégralité de son nom. Carlo I et Carlo II poursuivent alors leur chemin comme deux courants issus d’une même source, et ces courants, à mesure qu’ils s’écartent, se chargent d’autres divisions encore : Carlo I éprouve la tension entre son ascension sociale et la part de lui qui cherche une dépossession sexuelle plus profonde ; Carlo II, traversé par l’élan de l’idéalisme et celui d’une quête frénétique de jouissance, réunit en lui des impulsions qui s’éprouvent d’abord comme excès puis comme vertige.

Là où le père maintenait l’apparence d’une unité, Carlo invente une manière d’habiter la division, et cette invention devient la condition même d’un récit qui cherche la vérité dans l’angle où l’identité vacille.


Note D. De la négativité, qui n’est pas (entre autre) la dialectique

Logiques de la dissociation qu’on pourrait rapidement rabattre vers cet autre lieu commun que serait la dialectique (dans sa portée hégélienne). Rien de plus distinct pourtant que cette dissociation à l’œuvre ici, qui s’éprouve au contraire comme et dans le travail de la négativité. Elle ouvre un espace tragique, au sens strict : où les forces en présence coexistent sans promesse de réconciliation, où leur partage même rend impossible toute restitution d’une unité perdue. Le corps confié à Polis et la chair dévolue à Thétis ne constituent pas les deux moitiés d’un tout à recomposer, mais les lignes divergentes d’une existence condamnée à se déployer sous le signe de l’écart. Carlo apparaît dès lors comme un sujet irréductiblement disjoint, voué à expérimenter sa propre vie sur des plans hétérogènes qui ne se rejoignent jamais, sinon dans la violence de leurs effets. La fable ne raconte pas la lutte entre deux principes, mais l’impossibilité même de leur synthèse, et c’est cette impossibilité qui devient le véritable moteur du récit.

C’est ainsi par récusation successive que se bâtit l’individu : Carlo I, d’abord nourri d’idéalisme, rejette l’affairisme de l’ENI avant de se laisser gagner par lui, et cette volte-face n’épuise pas le mouvement qui traverse sa trajectoire puisqu’elle ouvre un nouvel espace où les valeurs initiales s’inversent en énergie de pouvoir. Carlo II, de son côté, vit une métamorphose du désir qui déplace l’hétérosexualité normative vers une expérience homosexuelle vécue comme totalité, engagement du corps entier dans un plaisir qui reconfigure son identité. La négativité agit ici comme moteur de transformation — par « conversions » successives, tournants abrupts, renversements intérieurs qui déplacent l’axe même de l’existence.

Cette puissance de la négativité semble trouver son point d’aboutissement dans la fable grandiose de la note 99. Le roman y expose la figure d’un être dont les membres se dispersent, se recomposent dans d’autres corps, nourrissent une foule qui se développe comme une constellation vivante, animée par des fragments du personnage initial. Dans cette scène, que Boutaïna El Fekkak porte au plateau avec une intensité impressionnante, l’identité se pulvérise et se propage, et cette propagation compose une communauté mouvante où chaque fragment ouvre sur une pluralité de vies. Le démembrement devient alors une manière d’accéder à une dimension plus vaste de soi, où l’être circule dans la matière humaine comme une énergie diffuse plutôt que comme une unité close.

Cette dynamique innerve tout Pétrole. Les personnages se composent par décomposition ; les figures s’ouvrent les unes dans les autres ; les registres se percutent. Le texte avance par collisions, changements brusques de régime, transitions soudaines entre mythe, politique, érotisme et satire. Pasolini conçoit son poème comme une organisation de forces où la forme se réinvente dans la négativité qui l’ébranle, et la dissociation de Carlo en devient le schème principal. Le sujet se manifeste en champ d’intensités où désir, pouvoir, mémoire, fable et histoire composent un espace polyphonique, non stratifié, ouvert aux flux contradictoires qui l’orientent.

Dans ce paysage, la dissociation n’est pas un défaut du personnage ; elle devient le geste même de la création, garantissant au roman sa respiration, sa capacité à accueillir l’excès, à faire tenir ensemble des mondes incompatibles. Elle offre au lecteur l’expérience d’une identité en expansion, dont le centre se déplace à chaque note. Elle rejoint enfin le théâtre, où le rôle, le personnage et l’acteur s’articulent selon le même principe : un corps réel devient l’espace d’un autre, et cette division, loin d’appauvrir la présence, ouvre une zone où la vérité sensible circule.


Note E. De la pulvérisation : logique onirique et désubjectivation

À mesure que le roman progresse, la dissociation qui organise ses premières strates se déploie selon un régime plus profond, celui d’une pulvérisation du sujet, qui engage une logique onirique — non parce qu’elle relèverait d’un rêve qui s’opposerait à la veille, mais parce qu’elle active une redistribution des places et des formes où l’identité circule, se fragmente, se diffracte, et s’incarne momentanément dans des figures successives. Le sujet ne se retire pas : il se disperse. Il ne se dilue pas : il se projette. Il trouve dans cette dispersion un espace où la pensée se déplace librement entre plusieurs intensités. Dans cette logique, le lyrisme ne renvoie plus à l’affirmation d’un « moi » central, mais à la capacité du sujet à traverser des états multiples, comme le parfum d’une présence qu’on pulvérise. On sait la rupture de la modernité, formulée par exemple par Nerval — un je tour à tour veuf, ténébreux, inconsolé, ou prince d’Aquitaine —, offre l’image d’une subjectivité qui se déploie par multiplicités successives, comme si l’identité n’apparaissait qu’en se déposant dans des figures provisoires, chacune abyssale, mais chacune porteuse d’un éclat singulier.

Dans Pétrole, Carlo n’incarne pas seulement deux lignes existentielles ; il se démultiplie en une série de projections qui engagent tout le spectre de la subjectivité moderne : l’ingénieur catholique, l’arriviste, l’homme du pouvoir, l’homme de la dépossession, l’être de pulsion, l’être mystique, la victime consentante, l’animal politique, la figure du désir, l’allégorie de l’Intellectuel ou du Saint. Chacune de ces figures se dresse comme une condensation de forces, et chacune s’évanouit dès que les forces qui la soutiennent se recomposent, laissant la place à une autre configuration du sujet. Cette dynamique s’inscrit dans une pensée du sujet qui ne se fonde plus sur la continuité héritée des Lumières, mais sur une traversée des formes, un passage par différents modes d’existence, comme si l’être cherchait hors de lui la possibilité de se penser. La logique onirique devient alors une logique de vérité : elle met en mouvement les puissances qui composent l’individu et fait apparaître leurs tensions, leurs contradictions et leurs possibles.

La pulvérisation ne détruit pas le sujet : elle ouvre l’espace où il peut se réinventer. Elle opère comme une force de désubjectivation, condition indispensable de toute subjectivation véritable. Car il n’existe pas, chez Pasolini, d’accès à une forme pleine du sujet sans traversée préalable de ses éclatements, de ses pointes, de ses zones de nuit. On se subjectivise en se désubjectivant. Le roman offre alors une scène où le sujet est moins une unité qu’un mouvement, et ce mouvement circule dans un espace qui combine mythologie, psychanalyse, politique, érotisme, mystique. Pétrole devient un lieu d’épreuves successives, où l’individu apprend à se percevoir sous des traits qui le dépassent, comme si l’identité véritable ne pouvait surgir que dans le passage — et non dans la fixation.

Le spectacle de Creuzevault reprend cette dynamique : les visages projetés, les corps multipliés, les passages entre acteurs, les glissements de registres, tout cela compose une scène du sujet pulvérisé, une scène où l’acteur ne cesse de s’ouvrir à des lignes étrangères, où l’identité circule à travers les voix, les images, les interventions, en une chorégraphie qui conjure l’illusion d’une unité intérieure. Dans ce régime, le théâtre manifeste la vérité profonde du texte : le sujet n’est pas un noyau, mais une nuée ; non une forme stable, mais la constellation mouvante d’énergies. Et cette constellation, dans Pétrole, devient le véritable lieu de la politique : un espace où l’individu, traversé par l’histoire et les forces du désir, cherche sa place en se laissant traverser par d’autres.


Note F. De la métabolisation : sur un geste cabajoutique

Depuis quelques années, Creuzevault a avancé le terme de « cabajoutis » pour désigner son geste : une fabrique où coexistent des éléments hétérogènes, assemblés dans une forme qui laisse visibles les traces du montage, comme si le spectacle exhibait ses coutures, échardes, outils, autres résidus de sa fabrication. Le front de scène en offre l’emblème : une image nette, haute définition, posée sur un écran recouvert d’une patine de saleté, matière biface qui conjugue le lisse et le rugueux, l’impeccable et le bricolé, et donne au visible sa profondeur tactile. Rien ne s’y fond ; les matériaux conservent leur altérité, et cette altérité devient la dynamique de la composition.

C’est dans ce cadre que s’inscrit la poétique propre au collectif du Singe de la métabolisation. L’enjeu ne consiste pas à adapter une œuvre réputée indigestible, ni à la réduire à un fil narratif lisible ; plutôt faire circuler l’illisibilité pour l’engager dans une expérience sensible, de la transmuter non en intensité visible. Ainsi métabolisa-t-il la Révolution française (Notre terreur) et Dostoïevski (Les Démons), Marx (Le capital et son singe) ou Peter Weiss (L’Esthétique de la résistance) ; ainsi métabolise-t-il Pétrole, non en apprivoisant la forme-monstre, mais en découvrant comment la scène peut la porter à son degré d’incandescence.

Métabolisme, combien de division ? Non, le métabolisme n’absorbe pas pour convertir, mais transforme en laissant subsister une tension entre ce qui se mêle et ce qui résiste. Dans l’organisme, anabolisme et catabolisme coexistent, l’un construisant, l’autre décomposant ; l’énergie ne se fixe pas, elle circule, elle s’échange. Creuzevault s’empare de cette image : métaboliser l’œuvre, c’est construire un espace où l’œuvre-source demeure active et non absorbée, non possédée, et où le spectacle invente sa propre vibration en dialoguant avec elle.

Cette métabolisation scénique s’invente comme palimpseste vivant : les strates apparaissent, résonnent, s’interpénètrent, mais aucune ne s’efface. La scène devient un organisme où les couches du texte continuent d’agir à travers leurs mutations, où l’origine circule sans jamais se figer. Il ne s’agit ni de citer ni de digérer, mais de transformer en maintenant l’altérité en mouvement. Le spectacle devient alors un lieu où les forces du roman travaillent encore, par propagation, contamination et sécrétion.

Parler de métabolisation engage ainsi un rapport à l’œuvre qui se joue dans la durée, son effort : traversée qui transforme autant ce qui est traversé que celui qui traverse. L’œuvre-source continue d’agir à l’intérieur du spectacle comme une matière active, irréductible à une citation ou à un motif reconnaissable, circulant dans les corps, les rythmes, les adresses, et affectant la forme même de la représentation. Ce qui se produit sur le plateau relève alors d’un travail de transformation continue, où la fidélité ne tient ni à la conservation des formes ni à leur transposition, mais à la persistance d’une énergie critique maintenue à vif, exposée dans son instabilité, et relancée de séquence en séquence.

Ce geste exige également un court-circuit de l’icône Pasolini. La figure de l’auteur, auréolée de scandale, de sainteté profane, de dissidence radicale, tend à occulter ce que l’œuvre transporte réellement : une force qui n’admet aucune idolâtrie. L’héritage pasolinien se charge d’une mythologie si dense qu’elle risque d’immobiliser ce qu’elle prétend défendre. Creuzevault répond à cette menace par une opération de démythification : il rend Pasolini à son tranchant, à sa violence théorique, à son éclat de pensée. La scène devient l’espace où l’auteur cesse d’être icône pour redevenir champ de forces — et silhouette. Il suffit finalement de lui mettre sur le nez ces lunettes noires iconiques pour en faire un pur signe de présence qui désamorce ce qui, dans l’icône, fait écran à cette présence : quand un acteur a ses lunettes, Pasolini paraît : voilà tout. Désinvolture qui a le mérite de court-circuiter les représentations en la saisissant comme représentation.

Surtout, une analogie profonde relie alors le roman et le plateau. Pasolini lui-même s’essaie au cabajoutis dans ce roman : il dérange la forme romanesque en la forçant à accueillir une multiplicité de registres, d’allégories, de voix, de vitesses, dans une coprésence qui ne connaît ni arrière-plan, ni profondeur hiérarchisée, ni perspective. Creuzevault transpose cette opération au théâtre en la redoublant par son théâtre : il crée une forme où tout se présente sur un même plan d’immanence, où l’exégèse et la farce, la pornographie et la théologie, la satire géopolitique et le lyrisme archaïque, la psychanalyse et le roman d’espionnage se déploient ensemble, dans un même rythme, sans niveler leurs écarts.

Cette mise à plat ne constitue ni un aplatissement ni un chaos : elle produit un espace où les contraires coexistent sans jamais se résoudre, où la pensée respire par tensions simultanées, où la négativité demeure active. La division de Carlo en deux personnes fournit la clé : une coprésence qui défie la synthèse, une organisation qui fait tenir les incompatibles. Le spectacle assume cette structure mentale, non pour l’expliquer, mais pour en faire l’expérience, en y ajoutant son propre langage scénique.

Le geste fondateur consiste alors à offrir au spectateur une intelligibilité moins clarifiée, mais intensifiée : non pas simplifier, mais rendre saisissable ce que l’œuvre transporte d’obscur, de violent et d’intraitable. Le poète, exigeait Rimbaud, doit donner forme à ce qui en a, et donner l’informe lorsque cela s’impose. La métabolisation de Creuzevault reprend ce mot d’ordre : « trouver une langue » pour l’informe, donner corps à ce qui résiste à la forme, et inscrire dans la matière scénique ce qui ne peut être circonscrit par la rationalité.

Cette langue, Creuzevault la forge par ses images les plus franches : jusqu’à cet acteur qui éjacule du pétrole, image à la fois obscène, rituelle, politique, qui condense le rapport du sujet à l’énergie, au désir, au pouvoir, au capitalisme, et transforme la matière du roman en substance scénique. Le plateau devient un lieu de sécrétion et de combustion, où le texte, loin de s’illustrer, se métabolise.

Ainsi, le spectacle ne résout pas le roman : il en active la dynamique interne, et en prolonge la monstruosité afin de mieux en éprouver la puissance. La scène devient le lieu où l’informe acquiert sa langue, où la pensée pasolinienne se donne à vivre dans son éclat, sa pluralité, son désordre fertile. Et dans ce passage, le théâtre découvre sa fonction : offrir un organisme vivant à ce qui, dans le texte, déborde toute forme.


Note G. De la vidéo et de l’impasse théâtre / pas théâtre

Sur le plateau vide, un conteneur : c’est ici, boîte noire de la boîte noire, que va se jouer une très grande partie du spectacle, sinon sa totalité. L’immense plateau de l’Odéon laissé vacant, désœuvré, inutilisé, donc — au profit (au détriment ?) de scènes tournées dans le conteneur et projetées sur l’écran sur quoi on aura donc les yeux rivés. Vraiment ? Mais rien ne m’empêchera de poser les yeux, comme on dit, sur le vide du plateau pour en éprouver le possible et le manque, ou la chair à vif, rendue disponible, et voilà aussi de quoi je suis responsable. Loin d’être inutilisé, le plateau est la surface du visible qui me rend présent ici : face à quoi je suis celui qui regarde (même un écran).

J’entends, ici et là (partout), les plaintes à l’égard d’une essence trahie du spectacle par l’usage castorfien d’une vidéo dévoratrice, qui laisse le plateau nu, enferme les comédiens dans des espaces isolés, « se contentant » de les filmer en direct et de les projeter dans ce théâtre devenu cinéma. Face à ces plaintes qui ne cessent (depuis au moins 2005 et les proto-scandales d’Avignon) de réclamer du théâtre qu’il soit ce qu’il est, on peine à répondre que le théâtre n’est seulement que ce qu’il fait : qu’il met en présence le travail du présent. Qu’un écran levé sur un plateau n’est plus une novation depuis au moins les années 20 (celles de l’autre siècle) et qu’à ce titre l’image animée ne peut plus se penser comme posée sur le plateau, plutôt que comme produite par lui — qu’elle est une part de son vocabulaire désormais. Déplore-t-on avec la même force d’indignité la disparition des lustres et de la bougie ? L’électricité a-t-elle vendu le théâtre aux maquereaux de la technologie impure ?

Soit donc : un conteneur où tout se déroulera, filmé en direct et dont les images seront projetées sur l’écran tendu en fond de scène. L’intérieur restera littéralement invisible, mais il deviendra l’espace actif d’au moins toute la première partie : lieu clos, éclairé de l’intérieur, qui joue le rôle d’un organe opaque. On devinera seulement que quelque chose s’y déroule, et cette privation attise le regard que l’écran frontal reçoit et redistribue. À la seconde partie, un arbre se substitue au conteneur, comme si le monde prenait soudain racine dans une verticalité nouvelle, et l’on se rappelle les phrases de Kafka : l’impatience qui chasse du jardin, la paresse qui empêche d’y revenir. Le plateau : ce lieu d’hypothèses : espace de travail et table mentale où les formes se mettent en mouvement.

L’usage de la vidéo transforme alors cette scénographie en dispositif de vision. Creuzevault note que l’adresse frontale, telle que le théâtre la pratique, ne permettrait pas d’atteindre la force d’adresse que produit le roman. Le texte de Pasolini s’adresse comme au théâtre, mais cette théâtralité littéraire ne peut être rejouée frontalement sans se dissoudre dans sa propre convention ; il a fallu donc trouver un autre plan d’adresse, une autre ligne, un autre axe que le théâtre seul, qui aurait reconduit l’adresse dans ses propres termes, sans la saisir comme adresse. Ce déplacement que le roman a trouvé dans le théâtre, le théâtre le trouve dans la vidéo : un regard mécanique, objectif, intrusif, qui redonne au théâtre sa frontalité perdue — son autorité même — en la déplaçant vers l’œil technique.

Creuzevault parle d’un « corps théâtral qui manque de dictature » pour désigner l’adresse théâtrale : formule qui désigne la nécessité d’un cadre formel strict, d’une règle qui impose sa pression et qui oblige la pensée à se resserrer. La caméra institue cette pression : elle accélère le jeu, condense la masse de signes, rend possible une adaptation qui ne renonce à rien, car elle abolit la distance physique et installe l’acteur au plus près du spectateur. L’image devient ainsi l’outil d’une vitesse nouvelle, la matière même d’une intelligence scénique.

Logique tripartite : Carlo II est projeté sous une lumière écrasée, Carlo I en noir et blanc, et les « visions » en couleurs. Chromatique qui n’illustre pas ; oriente les strates du regard pour déplier l’espace mental où les figures se déplacent. La vidéo installe elle aussi donc un processus de désubjectivation : elle objective le regard et multiplie les points de vue, expose l’acteur à une surveillance qui, loin de réduire son jeu, en révèle la texture la plus fine. La caméra fabrique par là une subjectivité nouvelle, non pas celle de l’acteur, mais du point de vue ; elle ouvre un espace où la scène se voit elle-même tout en se dérobant, puisque la plupart des actions se déroulent dans le conteneur fermé. On nous prive des corps pour mieux nous donner leur image. L’intérieur devient extériorité sur l’écran, et cette inversion offre une intensité qui n’existe nulle autre part qu’au théâtre. Par là voit-on qu’un tel usage de la vidéo le met au travail, et qu’il est ainsi à sa tâche, et pleinement.

Le gros plan ouvre alors une seconde scène : le visage devient icône négative, un site où la présence vacille, où les affects se lisent comme des intensités brisées. Le visage — sa nudité exposée — entre en combat, on le sait, avec les signes voilés du sexe, exhibé ici avec jeu : dès lors, il propose un régime d’apparition qui contourne le hiatus entre ce que le corps montre et ce que le texte profère. Ce travail du visage dialogue explicitement avec celui de Castorf, ou de Julien Gosselin, ou de Séverine Chavrier, et toute une tradition désormais où la caméra décompose le corps pour le jeter ensuite à sa totalité quand elle l’expose en scène, selon une oscillation troublante : voit-on mieux le corps agrandi dans le cadre, ou le corps entier mais au lointain, dans l’espace de la scène ?

Scène proprement miraculeuse où le corps de Carlo, vêtu des signes de la sainteté (voire : de son costume imaginaire, avec auréole, toge, et tout le reste), prend corps sur scène, après des heures de retrait, mais à contre-jour, comme si, au moment où l’on pouvait « enfin » voir un corps, on n’était capable d’en percevoir que son excès, ou son retrait, au lieu même de son exposition. Présence réelle du corps glorieux de l’acteur.

Reste ce qui fait qu’un spectacle demeure un spectacle : le jeu de l’acteur, sa présence continue, sa capacité à faire surgir une pensée dans la langue, occuper la scène dans un présent sans cicatrices, sans aucun « noir de plateau », présent étiré traversé par les tirets successifs d’une pensée qui cherche incessamment à « décoller ».

Dans l’entretien récent paru aux Éditions théâtrales — passionnant échange avec Olivier Neveux pour sa collection « Méthodes » — Creuzevault semble faire du mot « théâtre » le synonyme de « jeu d’acteur » : réduction qui a le mérite de la clarté et de la radicalité. À ce titre, la vidéo, loin de le remplacer, le met en mouvement, le dédouble et l’intensifie. Le plateau devient le lieu où se fabrique la théâtralité de la vidéo, et où la vidéo, ne cessant jamais de se montrer telle, n’existe plus que comme scène du jeu : la pensée circule dans le corps, non dans l’image, et c’est cette circulation que le spectacle expose.


Note H. Apprendre le texte ?

Comment travaillent les acteurs chez Creuzevault ? Habituellement, pas tout à fait comme ça, donc. S’écrivaient dans les autres spectacles des situations dans lesquelles les acteurs s’engouffrent, répétition par immersion, par vertige ; personne ne « retient » un texte quand il s’agit de le libérer au présent de la représentation — et que, des semaines durant, on s’acharne plutôt à en laisser tomber les traces dans le corps, improvisé avec l’élégance du désordre. Mais Pasolini n’offre ni situation ni dialogue : des forces, et éparses qui plus est. Des sautes, des creux, plaques tectoniques. Une langue sans interlocuteur, et qui souvent parle seule, contre elle-même.

Le metteur en scène a pu décrire concrètement par où passait ce geste [6] : travailler un texte commence par le démonter — voir la fascination d’enfance pour ces scènes de films où quelqu’un démonte une arme à toute vitesse, geste sûr, pièces qui s’alignent sur la table dans un ordre aussi précis qu’élégant. Voilà le travail ; on démonte, on sépare, on étale. On pose les morceaux sur le plateau, on les regarde, on les déplace, on les combine. Tel fragment accroche tel autre texte, dérape vers tel geste, vient s’aimanter au corps de tel acteur, déclenche telle association imprévue. Ça circule, ça trafique et contamine. Le texte cesse alors d’imposer sa masse et devient une matière maniable (inflammable ?), nerveuse et disponible. Improviser : démonter pour exposer les pièces, faire jouer les possibles avant toute tentative de recomposition. Démonter, ici, serait le contraire — ou l’envers ? — de l’explication ; geste d’exposition. Voire de destruction. (Genet : tout livre qui n’inscrit pas en lui-même son principe de démolition est une imposture). Le reste appartiendrait au travail de l’acteur : l’art de remettre ces éléments en mouvement pour les faire passer dans une présence vivante, mélange de précision et d’intuition où le corps pense autant que la tête.

Ce geste de démontage, Creuzevault le nomme d’un mot : conspiration. Il renvoie peut-être d’abord à son sens le plus littéral, presque archaïque : respirer ensemble. Faire conspirer des fragments, des corps, des textes, des gestes, c’est les engager dans une même respiration (une même tension) sans les fondre ni les réconcilier. La conspiration préfère la mise en relation à la mise au pas ; la circulation à l’orientation ; la copulation à la contractualisation. Ce à quoi cela conspire n’est jamais donné d’avance : puissance commune qui trame son risque. Conspiration : conjuration : appeler et détourner ; la scène devient alors le lieu où se conjure ce qui menace d’être neutralisé — la charge d’un texte, la violence d’une pensée, l’inquiétude d’un corps — en les maintenant à l’état de forces irréductibles.

À cet endroit, l’acteur n’est plus seulement interprète : il devient acteur-dramaturge, pris dans l’intelligence active de tout le dispositif. Il travaille la parole, mais les images aussi (et surtout ?), les cadres, les rythmes et les machines et les accidents ; tout ce qui circule sur le plateau, y compris ce qui déborde l’interprétation. Jouer consisterait alors à capter et infléchir des forces : conspirer avec elles. L’acteur respire avec le texte démonté, avec les autres corps, avec la vidéo, avec l’histoire elle-même telle qu’elle travaille la matière sans jamais se fixer en récit. Pétrole déjà conspirait : par démontage, ou par faisceaux d’indices, montages instables, et révélations partielles qui refusent toute vérité pacifiée.

Et si Pétrole n’est pas une pièce de théâtre, ce n’est pas non plus tout à fait un roman, plutôt une lutte contre toute forme donnée d’avance — vision, note sèche, article, poème, citation, plagiat, scénario — écriture qui déborde la dramaturgie pour rejoindre quelque chose de plus brut, tout en étant passée au filtre d’une conscience qui l’élabore toujours en la réajustant. Ce qui rapproche Pétrole du théâtre tient pourtant à cette sensation (propose Creuzevault) de travailler avec une fièvre directement reliée au corps de l’auteur » : des pages-corps, un corps-trame Pasolini, non pas autobiographique au sens psychologique, mais politique, au sens presque cynique du terme — en chair et en os.

On comprend donc pourquoi cette fois Creuzevault a demandé aux acteurs d’apprendre le texte, ce qui revient à le faire passer par le corps, et à en éprouver physiquement la trame, à laisser la répétition l’appréhender comme une matière vivante. Le jeu commence là : dans cette appropriation corporelle d’un texte qui ne se donne pas à interpréter, mais à traverser. Mais donc, apprendre quoi dans le texte ? Pas tant les apunti, les notes, que les continuités dans ce texte sans continuité, sa langue sans personnages, son architecture qui ressemble, explique le metteur en scène, « à un homme dont on aurait la main, puis plus rien, puis soudain l’épaule ». Voilà, se disent-ils, « tu as la main, pas l’avant-bras, puis l’épaule. Débrouille-toi avec ça. » La partition paraît ce corps manquant. Alors apprendre ces notes, c’est apprendre d’elles, leur rythme — à toute allure, avec ce style de diction qui tient du sprint philosophique, où une phrase enjambe l’autre comme si elle la poussait du pied pour prendre son élan. Le roman souffle, souffle sur le plateau pour devenir lui-même cette parole soufflée (et a-t-on bien entendu ce qu’on a entendu ?). Les répétitions, dit-il, consistaient alors à raccorder les vides, bâtir des situations à partir des creux mêmes du texte, comme si le théâtre devait fabriquer les membres absents du marbre — membres fantômes qui démangent, là, sous le ventre. Le texte donne la pulsation, et l’acteur la cadence. Pasolini écrit au couteau ; Creuzevault demande qu’on joue au nerf : langue qui file, glisse et se dérègle, qui doit tenir au bord de la perte. Là gît l’invention du jeu : porter une pensée avant de la comprendre, lui prêter son souffle, puis découvrir qu’elle pense à travers soi.

Reste dans le spectacle quelques séquences « habituelles » du Singe : moments de repas, zones où le collectif respire, où les acteurs se jettent dans la situation, où l’on reconnaît leur façon d’habiter un cadre avec une désinvolture presque documentaire. Mais le cœur, cette fois, c’est le texte — et le texte seul, qui gouverne le rythme comme un métronome détraqué.

Et l’acteur donc ? Médium électrique d’une langue qui ne lui appartient pas, mais qui l’habite comme une voix venue du dessous. Avance dans les notes comme on traverse un paysage sans carte : reconnaît des reliefs, des failles, des trouées, mais jamais le tout. Doit sentir, poser, relancer. Le jeu, dès lors, n’incarne rien ni personne, ou alors une logique, des intensités de quelque nature, une coupure, pensée qui n’a pas encore pris forme, qui va l’être, là, peut-être, on attend, on est au bord comme de la jouissance, et on comprend, ensuite, que c’est en nous que la pensée vient, née là-bas, morte ici.

Cette manière de travailler — humble et téméraire — donne au plateau sa sensation de risque : quelque chose peut rater à chaque instant (rate), s’effondrer, déraper, mais ce sera tant pis pour nous, et pas tant pis pour la scène : d’ailleurs, tout reprend à chaque instant, parce que l’échec n’est pas l’envers de la réussite, mais la condition du présent. Le spectateur voit des acteurs qui pensent en jouant, qui jouent en pensant, qui traversent un texte comme un champ magnétique.

Faire du jeu d’acteur non la traduction d’un sens, mais d’un lieu où le texte se met à exister pour la première fois. Le roman inadaptable ne le sera pas : à la place ? Autre chose, plus loin — en soi, dans l’intervalle.


Note I. Du présent imprésentable : et de l’actualité sans actualisation

Il faudrait, un jour, faire l’histoire de cette obsession consistant à demander aux spectacles de « parler du présent », comme si le théâtre devait se justifier dans le bulletin d’information de ses actualités en temps réel. Quoi qu’il en soit, cette scène-là n’actualise rien : laisse plutôt l’actualité venir. Et elle arrive d’elle-même, par la géologie, par la structure, par les coordonnées politiques qui n’ont cessé de se répéter, depuis les années 70, avec la fidélité impitoyable des cauchemars. Les noms des politiciens italiens nous glissent entre les doigts, presque illisibles ou usés par l’air du temps ; mais la situation, elle, continue d’irradier à travers eux, intacte, presque neuve ; Pasolini avait parlé de nous en parlant d’hier. Voire : lisant Pasolini, on prend de nos nouvelles.

Ici donc, pas un clin d’œil, signal, de flèche lumineuse vers la France de 2025 ; le plateau refuse l’allusion, comme il refuse l’ironie complice, ou la facilité du « vous voyez bien de quoi on parle ». Mais on parle bien de cela, bien sûr : la stratégie néo-fasciste, par laquelle la démocratie représentative ventriloque le fascisme pour l’empêcher d’arriver au pouvoir — et, pour cela même, exerce son pouvoir à sa place.

A-t-on besoin de le dire et d’un spectacle pour le voir ? On a besoin d’un spectacle pour traverser ce paysage et en éprouver à l’échelle le terrain où le temps a lieu, et mieux prendre position : ce paysage, bien sûr, c’est le nôtre. Pasolini avait prévenu : « pas de perspective historique ». Nous sommes dedans. Dedans, encore. Il ne s’agit alors pas de comprendre, mais de suivre. Suivre le mouvement, la crête, les fractures, les zones de silence. Suivre ce qu’il y a entre les fragments plutôt que les fragments eux-mêmes. Et c’est peut-être la grande délivrance de ce spectacle : on ne nous demande jamais de nous attacher aux personnages — Carlo I, Carlo II, les mineurs, les pontes de l’ENI, les psychanalystes sur leur chaise longue : ils passent ; ils agissent, se dissipent, reviennent, se dissolvent. Aucune empathie possible : comment être affecté par ce qui leur arrive ? En lieu et place, être plutôt affecté, oui, par ce qui arrive — flux continu de catastrophes qui ne cesse de déborder sa propre scène.

Pétrole est une œuvre fondée sur les sens, oui — le sexe exhibé, le corps offert, la chair laborieuse — mais elle est loin d’être sensible ; la beauté y est ailleurs : dans la langue, sa vitesse, dans sa manière de perforer le réel. Au mi-chemin de l’intelligible et du sensible, on erre aussi, dans cette zone où l’intelligence chauffe tellement qu’elle devient sensation, et où la sensation se tend tellement qu’elle devient pensée. Une intelligibilité sensible, une sensibilité devenue intelligible : vibrante ?

Et ce miracle (critiques unanimes, au moins sur ce point) : on n’est jamais perdu. On devrait l’être, cent fois. La fable ricoche, les blocs se succèdent, les registres se renversent, les voix bondissent d’un corps à l’autre. Mais l’histoire n’est pas la matrice de la lisibilité. Ce qui rend le spectacle lisible, c’est le geste qui le fabrique. Pasolini l’avait compris : l’adresse directe, cette façon de parler au lecteur pour lui dire ce qu’on est en train de faire, de déplier, de projeter — c’était déjà du théâtre, théâtre pointé vers un lecteur mental. Creuzevault reprend cette adresse et la retourne dans la forme : la mise en scène devient adresse, non pas métaphorique, mais littérale, frontale, médiatisée par la caméra, le geste, ou l’oscillation du corps. Les signes font signe sur leur propre fabrication : un acteur s’adresse à une caméra, puis se retourne vers une seconde caméra, puis revient à la première, et la scène, en l’espace de trois gestes, devient une fabrique d’angles (on s’adresse à nous à trois endroits à la fois : à trois endroits de nous différents), une petite machine à montrer que ce qui fait sens est son signe : l’opération de montrer.

Dans le conteneur comme sur le plateau, la parole traverse les arbres, ou s’élève vers les cintres, où une caméra la saisit d’en haut, comme si la pensée tombait du ciel sur le corps de l’acteur. Le spectacle dit alors : l’actualité n’est pas un décor ; elle n’est pas un clin d’œil ; elle n’est pas un sens : elle est un régime d’apparition. Elle arrive parce que le monde est déjà là, avec nous, dans chaque béance de la forme — et que le théâtre, lorsqu’il ne cherche pas à être actuel, est entièrement ce présent capable d’accueillir tous les passés, et tous ses devenirs.


Note J (et dernière). Image finale : abandon, et ce qui reste de l’œuvre

Carlo revient donc ; nous sommes trois heures et demie après le début, et tout va s’achever — et il se manifeste enfin, corps restitué après ces heures d’absence, d’effacement, de duplication, silhouette qui sort de l’ombre pour entrer dans une lumière si forte qu’elle efface ce qu’elle révèle. Il a revêtu ce costume d’ange, de saint : l’attirail dérisoire et bouleversant d’une sainteté de théâtre. Il avance à contre-jour, irradié, intouchable : le corps nous est rendu au moment même où il nous échappe. Dans ce théâtre sur le pouvoir, voilà qu’il affirme son propre pouvoir : offrir une présence en la retirant, produire la figure au lieu exact où elle se dissout.

C’est à cet endroit précis que le spectacle accomplit son geste le plus risqué, en acceptant de s’abandonner à ce qu’il a lui-même mis en mouvement. Rien ne vient refermer la forme, rien ne vient en garantir le sens, comme si l’œuvre ne pouvait trouver son point d’équilibre que dans cet état de suspension où elle continue d’agir tout en se retirant. L’inachèvement cesse alors d’apparaître comme un manque pour devenir une condition de possibilité : celle d’un théâtre qui renonce à maîtriser ce qu’il fait surgir, et qui consent à laisser la pensée, les corps et les images poursuivre leur trajectoire au-delà de la représentation.

Carlo s’allonge dans une flaque de pétrole, bat des ailes, tandis qu’est prononcé le récit d’eau et d’enfance, souvenir de l’auteur qui trouva refuge en Calabre, alors que l’écriture du roman se refusait à lui : la mer apparaissait comme une barrière bleue, suspendue au-dessus d’un ciel plus clair, et où la décision de mourir, prise calmement, presque en dehors de lui, se donnait comme un devoir silencieux. Est décrit le fond de la mer, la lumière diffuse, les tourbillons, les ombres transparentes, cette vision d’Enfer et de Paradis (dissociation de l’éternité du présent) qui s’ouvre au moment où il touche l’abîme. Achève : non, n’achève pas : ne trouve pas d’image : queue de poisson, donc, dernière plaisanterie lancée du fond des profondeurs.

Quelle vision de suprême beauté se présenta à mes yeux ! La lumière, là-dessous, était diffuse et en même temps comme emplie d’éclairs et de tourbillons, très doux, et d’ombres transparentes, qui dessinaient dessinaient autour un immense paysage paradisiaque. Donc (..) je n’étais pas, comme je le croyais, à quelques dizaines de mètres de la côte, mais vraiment dans les abîmes marins : le fond, que les lumières et les ombres suggéraient en ondoyant, était le fond inexploré de l’océan. Tout autour de moi était tiède, ainsi que mœlleusement lumineux : et la respiration était merveilleusement facile et légère. Dans cette immensité, je montais et descendais, je faisais de lents tours sur moi-même, comme un bienheureux : je ne pourrais pas dire que j’étais en train de nager, mon lent frétillement là-dedans ressemblait plutôt à un vol sans ailes... Voilà, mon histoire est toute là. Elle - c’est vraiment le cas de le dire - « desinit in piscem » : mais ne croyez pas que, pour être hallucinatoire, elle en soit moins réelle.

Fin du spectacle.

Ce n’est pas la fin du roman. Plusieurs notes suivent encore. Mais c’est la fin de l’écriture. La dernière image que Pasolini a laissée dans son manuscrit, déposée là comme une balise, mèche encore allumée au moment où il quitte son bureau, laisse le texte ouvert et la vie en suspens. Creuzevault la choisit comme fin pour inachever le spectacle, peut-être parce qu’elle porte la signature du renoncement : le geste d’abandon, le point où l’œuvre lâche son auteur, ou l’inverse. Avec, évidemment, ce tour de force que ce renoncement de l’écriture — l’auteur laissant le manuscrit sur son bureau et rejoignant la mer —, on le trouve dans le manuscrit lui-même.

On relit donc, on revient à ce geste — non, Pasolini ne dit pas seulement qu’il renonce à ce roman, il écrit :

« Au moment même où je projetais et écrivais mon roman… je désirais aussi me libérer de moi-même, c’est-à-dire mourir. Mourir dans ma création : mourir comme on meurt en accouchant. Mourir comme on meurt en éjaculant dans le ventre maternel. »

Voici que se formule la tragédie sans faute ni destin (mais pas sans vengeance, peut-être) de l’écriture, où la mort n’est pas punition, mais passage, transformation, retour du corps à ce qui l’a précédé. Pasolini rêve d’une disparition dans la forme, d’une dissolution dans l’œuvre, d’un engloutissement dans la mer originelle.

Les pensées banales de ce qui se produira après notre mort (« Mais que va-t-on dire de moi sur ma tombe ? », et autres niaiseries), l’écrivain en fait l’épreuve à chaque livre : chaque mot. Sauf que cette épreuve n’est pas de l’ordre du jugement (éthique ou esthétique), mais existentielle : de ce qu’il laisse de lui, de ce qu’il met à mort de sa mort. Tragique qui n’est donc pas moral ; physiologique plutôt : mourir dans ce qu’on crée et se fondre dans la matière qu’on façonne, être repris par ce qu’on a tenu entre ses mains.

Dignité du spectacle de Sylvain Creuzevault : lever la beauté du moment où l’écriture renonce, cet instant qui désigne que l’œuvre poursuivait autre chose qu’elle-même, où le geste créateur devient geste d’arrachement. Mais abandonner l’œuvre n’est pas la quitter : c’est la laisser aller là où elle désirait aller. Alors Pasolini revient, ajoute une note, et une note encore, qui n’abolit pas celle qui disait la fin, mais — c’est le miracle — l’accomplit.

C’est donc dans cette image que le spectacle trouve sa fin : Carlo-ange, surexposé, couché dans une flaque noire, miroitement de pétrole et de ciel, battement d’ailes dérisoire, voix qui s’effile. Une fin suspendue, fin qui n’en est pas une, fin qui imite la mer : recouvre et ouvre, s’échoue sur ses propres rives.

Résonne cette phrase — note 9 : « On peut passer de la réalité au rêve ; mais il est impossible de passer d’un rêve à un autre rêve. »

Pétrole, ce rêve où l’on entre pour passer d’un rêve à l’autre — spectacle qui se laisse au bord de son rivage, et qui se rêve comme on le respire : comme on le joue, manœuvre contre les formes mortes que le monde formule pour nous : déjoue, défait — relance. Prendre le large pour mieux rejoindre. Passer d’un rêve à un autre rêve qui saura conjurer le cauchemar.


[1Déjà la critique devant Notre terreur avait fantasmé dans ses comptes rendus des scènes forcément sanglantes s’agissant d’un spectacle où il n’y avait pourtant nul sang, jetant ses préjugés sanguinolents sur le souvenir du visage pourtant seulement fardé de blanc de Robespierre : de même, pour le poète de Salò serait-il si convenu d’y trouver un tableau sanglant à l’orée du spectacle revenant sur son dernier roman inachevé par sa mort violente ; mais non : blancheur virginale, puissance de la page blanche sur quoi écrire la vie, sur-écrire le réel.

[2« [Le rhizome] n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, et dont l’Un est toujours soustrait (n-1). Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. À l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature. » Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, « Introduction : rhizome », Paris, Minuit, p. 30-32

[3P., p. 879

[4P., p. 872

[5Jean-Pierre Dupuy, Le sacrifice et l’envie. Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, Calmann-Lévy, 1992.

[6Entretien avec O. Neveux, Sérieux - Pas Sérieux, op. cit., p. 46