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Genet | Lignes fuyantes de l’œuvre
Essai de bibliographie
mardi 23 décembre 2025

— Présentation
— Bibliographie
Présentation
« Il se peut que je fuie mais dans ma fuite je cherche une arme » [1].
Il est vain d’établir la cartographie de l’œuvre de Jean Genet en termes de territoires, même archipéliques. Ce n’est pas que l’écriture soit ailleurs : c’est que la vie la devance toujours, ou la dévore. Or, cette vie ne connaît ni feu ni lieu, pas même des stations et de trajectoire édifiante, comme Sartre l’aurait tant voulu, ni étapes ; elle se laisse plutôt lire en termes de lignes brisées et fuyantes, d’accélérations brutales et de brusques arrêts, à la faveur desquels l’écriture s’assemble puis se dilapide, s’espace, se relance et s’abandonne furieusement.
Plusieurs lois tâchent de mal ordonner ces flux de la vie et de l’écriture, lois auxquelles Genet, bien sûr, désobéit plus souvent qu’à son tour. Les arrêts où la vie se cabre possèdent les dimensions d’une cellule : ce n’est pas une métaphore, on le sait bien, tant celle-ci hante l’œuvre comme principe ou configuration, et pas seulement (mais aussi) comme lieu, image, expérience et sensation : la prison. C’est là que Genet écrit d’abord, écrira toujours, et sur n’importe quoi, puisque de la prison s’invente la plus terrible des libertés qu’on arrache au possible même qui entrave ; enveloppe, toile de jute, papier toilette, à même la paroi des murs sans doute aussi, on peut rêver, on rêve. Des pièces qu’on ne lira jamais, dont on a pour certains les titres et seulement les titres : Journée casillane, Persée, Don Juan, Les Guerriers nus – on vient d’en faire paraître l’une d’elles, Héliogabale, dont la première page du manuscrit porte la mention d’une date, d’un lieu : Fresnes, juin 1942. Combien d’autres sauront ainsi se faire la belle et s’échapper indemnes des cachots ? Si peu. Quand Genet est dehors, il est trop occupé à vivre pour écrire : à voler ce qu’il peut puisqu’on lui a tout pris — mère, enfance, vie —, trop soucieux d’être ailleurs, à ne pas cesser de s’évader, à lutter avec ses frères d’armes, de la prison de Soledad aux camps palestiniens. Lire les titres des œuvres de Genet, c’est ainsi d’abord suivre les temps incarcérés d’un corps soudain mis aux arrêts, et qui se jette contre ses murs et sur la page. Entre les dates couverts de titres d’ouvrages, la vie aux portes battantes.
L’autre principe à l’œuvre dans l’œuvre si désœuvrée de Jean Genet, c’est qu’il ne peut écrire que sous une contrainte excessive, qui ne tient pas seulement aux conditions matérielles de l’écriture (nulle part ailleurs qu’en cellule, à Fresnes, il n’est aisé — voire possible — d’écrire), mais à la conjoncture même de cette existence et de celles des autres : d’où ces saillies soudaines, ces mois où s’écrivent cinq pièces, deux romans, combien de scénarios de film (perdus), où s’esquissent des ébauches d’essais sur la mort, le théâtre ou leur envers — et ces années où rien. Le silence de Genet est moins mystérieux que celui de Rimbaud : quand, en 1949, le président Vincent Auriol lui « accorde » la remise définitive de ses peines (expression d’une cruauté infinie aux yeux du poète), le voilà plus dépouillé encore que jamais. Le vol commis sur lui est d’une violence qui le défigure : il est innocenté par le pouvoir, lui qui n’existait plus que comme coupable aux yeux de tout pouvoir. Genet n’écrirait donc que poussé par une terrible nécessité intérieure —« Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’au- teur n’a pas été contraint ? [2] — phrase de Bataille, qui ne concerne Genet qu’à la condition de charger ce mot de « contrainte » de toutes les violences possibles, y compris celles qu’à soi-même on exige et qu’on exige de la vie.
La seconde défiguration opère sur un autre flanc : la publication des Œuvres complètes en 1951 — il écrit depuis moins de dix ans, et cela fait déjà deux ans qu’il n’a rien publié — est précédée d’une préface de Sartre qui occupe un volume entier, 573 pages et trois appendices, qui désosse l’œuvre et la vie d’un seul geste, comme on détrousse un cadavre ou dépèce une bête. Il reste à peine les viscères sur la table d’opération : rien, donc. Le silence de Genet qui suit répond à cette grande œuvre de Sartre, et il serait odieux de se demander si ce silence relève encore de l’œuvre : non, Genet est ailleurs. Certes, il reviendra, mais pour l’heure, ici, Sartre se livre à une mise à nu (une mise en examen ?) de l’œuvre hantée des propres projections existentialistes : la croyance que l’essentiel n’est jamais ce qui a été fait de nous, mais ce que nous choisissons d’en faire. En reconduisant l’œuvre de Genet à une dramaturgie du projet et de la liberté, il en neutralise la violence historique et sociale, et lui coupe ainsi la parole. Il faudra six ans de voyages et de déroutes, de détours par l’art dans l’atelier de Giacometti ou les regards de Rembrandt, de rencontres secrètes et d’autres blessures pour autant de trahisons, pour reprendre la parole que Sartre lui avait arrachée, et être ailleurs. Et voici que six ans après le coup de grâce d’Auriol s’ouvre la séquence de haute intensité du milieu des années 1950, qui verra l’écriture des grandes pièces de ce milieu de siècle — et des autres —, couronnée par Les Paravents.
Et ensuite ? Ensuite, il y a ce qui n’appartient à l’œuvre que par ses marges, mais s’agissant d’une écriture qui refuse le cahier paginé pour préférer fleurir sur des liasses éparses, jetées en vrac dans de grandes valises, ce qui scelle ensemble la vie et son envers. Il refusera de dire, et même, cette fois, de mentir. Il ne faut pas d’effort pour deviner : la rencontre avec Abdallah, le funambule, et l’écriture du Funambule ; ce qui sépare le nom de l’italique, le rêve terrible que l’un fait sur l’autre, ce qui se venge dans le passage de l’un à l’autre, ce qui s’accomplit ou se conjure : le numéro de cirque projeté sur toute l’Europe, et le nœud tragique autour duquel s’enroule l’amour ; l’équilibre sur le fil qui se rompt dans la chute, le funambule brisé qui ne peut plus l’être, ce qui se brise, hors toute loi du vertige ; le suicide d’Abdallah. Il resterait tant à vivre, mais il n’y aura que peu de textes désormais. La blessure secrète au pli de la vie l’ouvre et la ferme, autour de quoi pivotent les silences de l’écriture. Puisque l’art ne répond plus au désir d’inventer la vie, c’est lutter contre elle dans les termes mêmes du combat qu’il s’agit. Rejoindre le monde dans ses failles : les émeutes raciales de Chicago et les collines de Palestine, et écrire comme combattre, dans la ferveur partagée avec les camarades Black Panthers ou Feydahin. Beaucoup d’articles décisifs : sur les prisonniers politiques afro-américains assassinés dans les prisons de Soledad, sur les immigrés nord-africains de France humiliés, sur les Palestiniens — autant de frères d’armes qu’il se choisit envers et contre tout.
Il y aura ces méditations terribles où l’art devient regard oblique — et encore, qu’en reste-t-il ? Des conversations sur la poussière avec un sculpteur bavard, et ce qu’on sauve à peine, à grand-peine, d’un manuscrit déchiré en petits carrés et jeté aux chiottes. Il y a des rêves d’architecture qui consistent essentiellement à bâtir des théâtres au plus près des cimetières. Il y a cette promesse de ne plus écrire et ces centaines de pages noircies qu’on retrouvera dans deux valises, seuls biens qu’il possédait — pages serait beaucoup dire : fragments arrachées, notes d’hôtel, pages arrachées à des livres, factures, sur quoi il jette les mots en désordre et d’une précision impeccable, comme par exemple ceci :
« Quand, à quel moment, selon une ligne qui semblait incassable, j’aurais dû continuer dans la misère, le vol au moins, peut-être l’assassinat et peut-être aussi la prison à perpétuité, ou mieux. Cette ligne paraissait être cassée. Or, c’est cela qui m’a fait perdre toute innocence. J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre et, disant qui j’étais, je ne l’étais plus. Non rattrapable. »
Et il y a Sabra et Chatila, et peut-être n’y aura-t-il plus que cela : ceux qu’on massacre, et les mots pour le dire dans la langue du bourreau, pour lui faire honte. Il y a ce qui reste en travers de la gorge de cette humiliation qu’est vivre : une simple toux qui deviendra ce cancer rongeant jusqu’au poumon, et chercher l’air dans l’air rance de l’époque, qui viendra fatalement à bout du corps. Mais il aura beau avoir raison de nous, ce monde, nous aura-t-il convaincus ? Écrire avec la langue du bourreau pour que le bourreau la reconnaisse et s’y voie, affreusement : le contraindre à reconnaître que c’est dans cette langue aussi par laquelle il tue, juge, enferme, humilie. Scandale imparable de l’œuvre : donner voix aux humiliés dans le plus haut de la langue – glorifier le crime dans la syntaxe même de la domination, portée à ce point de raffinement afin que ceux à qui elle appartient s’y voient atrocement. Trahir la langue : Écrire ; écrire, « dernier recours quand on a trahi », quand on est fils sans savoir de qui, abandonné parce qu’on ne valait rien avant même d’être, condamné à être paysan dans le Morvan, et qu’il faut s’échapper, qu’on nous rattrapera toujours, que le monde sera de toute manière une colonie pénitentiaire, et qu’il nous a faits criminels pour l’habiter ; que pour lui échapper il faudra être pire que criminel. Écrire sera alors l’œuvre patiente et rigoureuse de défaire, un à un, les ressorts de cette société humaine. La lire aujourd’hui, alors que l’injonction adressée à l’art ne tient qu’à vouloir de toute force « réparer les vivants » et enseigner à coup de trique à « mieux vivre-ensemble » n’est pas sans joie : et aussi salubre que le vent.
Genet relit les premières épreuves d’Un Captif amoureux dans sa chambre d’hôtel du 19, rue Stéphane-Pichon dans le treizième arrondissement. On retrouvera son corps quelques jours plus tard, le 15 avril 1986, qu’on mettra en terre un peu à l’écart du vieux cimetière espagnol de Larache, au nord du Maroc, face à la mer. La pierre du tombeau est blanche, et seule. Quelques mois après, l’inscription qui ornait la tombe fut volée. L’ami Jacky Maglia en écrivit une autre, à la main.
La bibliographie qui suit ne vise ni l’exhaustivité ni l’ordre, mais la possibilité d’un passage : y circuler comme Genet circulait lui-même, par bonds, par ruptures, par reprises, en cherchant moins un système qu’une arme. Se repérer dans l’ordre grand ouvert de l’œuvre de Genet, ce serait accepter alors de n’y voir que des lignes fuyantes et brisées, aux angles desquelles se forment d’étranges éclats coupants.
Les œuvres sont ici ordonnées selon leur date d’écriture. À chaque entrée sont associées, lorsque cela est possible, la première publication et la première création scénique.
1942
- Notre-Dame-des-Fleurs (roman) — anonyme & clandestine, Denoël/Morihien, 1943 [3].
- Le Condamné à mort (poème) — Imprimé à compte d’auteur, septembre 1942.
- Pour « la Belle » (théâtre, première version de Haute surveillance).
- Héliogabale (théâtre) — Publication posthume, Gallimard, 2024 [4].
1943
- Miracle de la rose (roman) — L’Arbalète, mars 1946.
1944
- Pompes funèbres (roman) — anonyme, Gallimard, novembre 1947.
1945
- Querelle de Brest (roman) — anonyme, éds. Paul Morihien, décembre 1947.
- Journal du voleur (récit) — anonyme, éds. Albert Skira, septembre 1948 [5].
- Les Bonnes (théâtre, 1re version) — L’Arbalète, mai 1947 [6].
1946
- Les Bonnes (théâtre, 2e version) — Pauvert, janvier 1954 [7].
- Haute surveillance (théâtre, 2e version), revue La Nef, mai 1947 [8] [9].
1948
- ’adame Miroir (ballet) — éds. Paul Morihien, février 1949 [10].
- L’Enfant criminel (récit radiophonique) — éds. Paul Morihien, février 1949 [11].
- Splendid’s (théâtre) [12].
1950
- Un chant d’amour (court-métrage).
1951
- Œuvres complètes, t. 2, Gallimard [13].
1952
- Œuvres complètes, t. 1, Gallimard [14].
1953
- Œuvres complètes, t. 3, Gallimard [15].
1955
- Le Balcon (théâtre, 1re version) — L’Arbalète, juin 1956 [16]
- Les Nègres (théâtre) — L’Arbalète, janvier 1958 [17].
- Elle (théâtre) — posthume.
- Les Paravents (ébauche).
1957
- Le Funambule (poème) — revue *Preuves*, septembre 1957.
- L’Atelier d’Alberto Giacometti (essai) — Maeght, juin 1957.
1958
1960
- Le Balcon (théâtre, 2e version) — L’Arbalète, février 1960.
1962
- Le Balcon (théâtre, 3e version) — Publication L’Arbalète, mars 1962.
- Sur Rembrandt — Publication sous le titre Ce qui reste d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutus aux chiottes , revue Tel Quel, mai 1967 [20].
1968
- Œuvres complètes, t. 4, Gallimard [21].
à partir de septembre 1976, l’œuvre de Genet commence à être publiée au format poche, dans la collection « Folio » des éditions Gallimard.
1979
- Œuvres complètes, t. 5, Gallimard [22].
1985
- Haute surveillance (théâtre, 3e version) — Publication Folio Gallimard, 1985 [23].
- Un captif amoureux (récit) — posthume, Gallimard, 1986.

