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Jean Genet | L’art de la fugue, « Écrire sous écrou » (2)
France Culture, par Nedjma Bouakra
mardi 12 août 2025

Une série de quatre épisodes autour de la vie et l’œuvre de Jean Genet pour France Culture, par Nedjma Bouakra – été 2025.
Épisode 2, « Écrire sous écrou »
Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs : L’enfant qui nous occupe était à ce point hors d’ici que de sa fugue, il devait retenir : une vieille accroupie que l’arrivée soudaine de l’enfant fait pisser sur ses bas de coton noir ; devant les glaces des restaurants explosant de lumières, de cristaux et d’argenterie, encore vides de dîneurs, il assistait, médusé, aux tragédies qu’y jouent des garçons en frac, échangeant des répliques qui ont du panache, disputant de questions de préséance jusqu’à l’arrivée du premier couple élégant qui jette à terre et le brise, le drame ; des pédérastes qui ne lui donnaient que cinquante centimes et s’enfuyaient, pleins de bonheur pour une semaine ; aux grandes gares de bifurcation il observait de la salle d’attente, la nuit ; les multitudes de rails parcourus d’ombres mâles porteuses de tristes fanaux ; il eut mal aux pieds, aux épaules. Il eut froid.
— Emmanuelle Lambert [1] : Genet commence ses premières fugues à l’âge de 10 ou 11 ans sans qu’on puisse bien les expliquer, il écrira : « Mon enfance a rêvé de palmiers » . Il prend le train, il prend le train sans billet, et c’est là que la délinquance commence. C’est toutes ces petites infractions qui vont conduire à la colonie pénitentiaire de Mettray.
Jean Genet, entretien à la BBC, 12 novembre 1985 : Je vous ai dit – ça marche ? la caméra ? très bien – je vous ai dit hier que vous faisiez un travail de flic. Et vous le continuez maintenant, ce matin. Et je vous l’ai dit hier, et vous l’avez déjà oublié.
— Emmanuelle Lambert : À son entretien tardif à la BBC avec Nigel Williams, on dirait qu’il est acculé, en fait, par le journaliste…
Jean Genet : Exactement. Comme le voleur que j’étais il y a 30 ans était interrogé par une escouade des policiers. Sur le petit siège, seul, interrogé par plusieurs personnes.
— Emmanuelle Lambert : Il a cette phrase géniale, il dit : « Je suis tout seul ici »…
Jean Genet : Vous, deux, trois, quatre, cinq, six, sept...
— Emmanuelle Lambert : Et ça commence très tôt, et oui, il répond. Il répond aux policiers qui l’interrogent quand on le prend après ses fugues. Il répond évidemment aux psychiatres parce qu’il est bien obligé de leur répondre. Il a quand même répondu qu’il était ingénieur-électricien. Je sais plus qu’un interrogateur de police. « Qu’est-ce que c’est votre profession ? », évidemment, il ne peut pas dire « Je suis voleur », il répond : « Je suis ingénieur-électricien. » Donc, ça commence, il est adolescent, il faut quand même se représenter. Il est très jeune. On a ses empreintes digitales. On les a dans les registres d’écrou, des prisons. Tout ça, il va le travailler dans ses romans, où il y a évidemment des scènes d’interrogatoires à l’intérieur de commissariat, dans des tribunaux, dans des cabinets médicaux. Le fait d’être soumis au regard médical, évidemment, était doublement significatif pour lui, en tant que délinquant d’une part et en tant qu’homosexuel de l’autre. Puisque c’était vraiment considéré à l’époque comme une perversion, une anomalie.
6 mars 1926. Jean Genet est écroué sous le nom de « Genest ». Au tribunal pour enfants, le greffier observe : « il se ronge les ongles ». Au juge pour enfants, Jean Genet promet de s’amender. Larcin, fugue, s’enchaînent. Le directeur de l’Assistance Publique note : « Pour l’instant, il n’a reçu que le pardon et l’exhortation au bien. Il est intelligent, bien trop intelligent. »
— Nedjma Bouakra : À qui appartient-il, Jean Genet ?
— Bertrand Ogilvie [2] : C’est un enfant qui ne s’appartient pas à lui-même, d’abord, et qui est jeté dans une histoire qui remonte loin, qui est très symptomatique, très intéressante de la répression, une histoire de la création des lieux d’enfermement.
Mandat de dépôt, 29 avril 1926. La peine d’enfermement, jusqu’à la majorité, 20 ans, est le lot commun des mineurs vagabonds, soudain, contraint aux silences et à l’immobilité, à la surveillance continue. La Petite Roquette construite en 1836 comprend 588 cellules individuelles. L’isolement y est une pratique dite thérapeutique. Les dimensions des cellules sont les suivantes :hHauteur, 2,25 mètres ; profondeur, 2,35 mètres ; largeur, 2,80 mètres. Jean Genet l’a décrit peint en noir à mi-hauteur. Il s’en souvient dans Miracle de la rose.
— Nedjma Bouakra : Que ce soit la Petite Roquette, puis à la colonie pénitentiaire de Mettray, Jean Genet va subir des périodes d’isolement complets ?
— Jean-Michel Sieklucki [3] : La Petite Roquette, c’est l’horreur. C’est l’horreur. Alors, on est à l’époque où on considère que des mineurs délinquants vont s’amender par la solitude et le remord. Et donc, il y a un système, qui est le système philadelphien, qui consiste à vivre en prison dans l’isolement de jour et de nuit. Même dans la chapelle de la Petite Roquette, ils sont dans des niches, ils ne se voient jamais les uns et les autres.
— Bertrand Ogilvie : Ça fait partie de la politique rééducative de ces institutions qui visent à faire de l’internement du système punitif de la prison, un système de réinsertion. C’est ce que Foucault décrit très bien dans Surveiller et punir. Il s’agit de faire que ces moments d’enfermement ne soient pas ce qu’ils sont devenus – on le dit couramment à la prison, c’est l’école de la criminalité. Le projet de départ, c’est l’inverse. C’est l’idée qu’il faut que les enfants soient isolés pour se retrouver face à Dieu, face à leur conscience morale. C’est marqué sur les murs, c’est marqué « Dieu te voit ». Donc l’équivalent du panoptique, c’est un panoptique qui n’est pas architecturale, mais qui est disséminé en quelque sorte de bon.
— Nedjma Bouakra : On sait que Foucault a rencontré Jean-Genet en 1972. Ce qu’ils se sont dit, on ne sait pas.
— Bertrand Ogilvie : On ne sait pas, mais on peut l’imaginer. J’imagine que Foucault a dû écouter Genet, parce que Foucault savait écouter, et qu’il a eu la confirmation dans ses entretiens, dans ses discussions, de la représentation qui se faisait à partir des textes, de ce que c’était que ces institutions très particulières de cet archipel carcéral, qu’il théorise dans Surveiller et Punir. C’est-à-dire le fait qu’il y ait une logique carcérale d’enfermement, de contrôle, d’observation, de dressage, qui va depuis les institutions les plus dures, les plus enfermantes, jusqu’à celles qui sont en apparence les plus ouvertes, une espèce de continuum – il appelle ça un continuum carcéral –, c’est-à-dire le fait qu’il y ait une logique carcérale d’enfermement, de contrôle, d’observation, et Foucault établit une continuité surprenante et choquante aux yeux de certains, entre l’école et la prison, entre l’école et l’asile, entre l’école et l’exclusion psychiatrique et pénale. Et Genet est un représentant assumé de cette violence que la France exerce sur ses propres enfants de façon soit explicite, soit diffuse.
Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs : Les douces cellules de prison. Après la monstruosité immonde de mon arrestation, de mes différentes arrestations, dont chacune est toujours la première, qui m’a paru avec ses caractères d’irrémediable, en une vision intérieure d’une vitesse et d’un éclat fulgurant, fatals, dès l’emprisonnement de mes mains dans le cabriolet d’acier brillant, beau comme un bijou ou comme un théorème, la cellule de prison, que j’aime maintenant comme un vice, m’apporta la consolation de moi-même, par soi-même.
Enchaîné au gardien qui le conduit par des menottes, Jean Genet arrive de la prison de la Roquette à la colonie pénitentiaire de Mettray par un soir de septembre. Conduit au quartier de discipline, attenant à l’Église Mirador Centrale, il entend le pas cadencé de sabots et les cailloux fendus à la carrière. À la colonie pénitentiaire de Mettray, le travail et la discipline sont les voies de la rédemption. Rasé, il reçoit le matricule 426. Jean Genet connaît les années noires de la colonie. Les conditions sanitaires se dégradent en 1926. Tuberculose, rougeole, 400 enfants flottent dans leur tenue de marins. La place d’arme, une large place rectangulaire, deux rangées de pavillon, 12 mètres de long sur 6 mètres de large, plus étroits que des casernes, servent le jour d’atelier et de dortoir la nuit. Tête bêche, 50 colons de 10 à 20 ans dorment dans des hamacs.
« Simon, dit le Petit Bâtard, onze ans et demi, deux ans de prison pour vol d’un lapin et de deux canards. » [4]
Jean Genet, Le Miracle de la Rose : J’arrivais à la colonie, un soir très doux de septembre […] j’eus la stupeur et l’épouvante de constater que nous y étions, sans avoir franchi de murs, de barbelés, de ronces, de pont-levis. La colonie de Mettray n’est pas un pénitencier, c’est une grande famille.
Un chef de famille, deux frères aînés, ont tout pouvoir de discipline. Jean Genet est affecté à la famille B.
— Albert Dichy [5] : Je pense que c’est là où au fond, Genet établit une une classification très précise de la hiérarchie qui règne à la colonie, c’est-à-dire entre les enfants. Donc il y a ce qu’il appelle les vautours, il y a ce qu’il appelle les caïds, et puis il y a la dernière catégorie qui est constituée par les cloches. Et Genet se classe parmi les cloches. Et c’est là aussi qu’il découvre cette admiration pour les durs.
Jean Genet, Le Miracle de la Rose : Comment rendre sensible, compréhensible la saveur d’un dimanche matin ? Un marle me rasait les joues et les caressait. J’étais seul au monde. La colonie était mon univers. La famille B était ma famille.
— Jean-Michel Sieklucki : Il y a eu dans toute – et encore à Mettray, il n’y a pas eu vraiment de révoltes –, mais dans beaucoup de colonies en France, il y a des révoltes. Il y a la célèbre révoltes de Belle-île-en-Mer, il y en a un peu partout. Et les deux motifs de révoltes, c’est la discipline des gardiens – la dureté des gardiens – et la nourriture. La nourriture qui est insuffisante en quantité et épouvantable en qualité. Et dès qu’il y a une punition, c’est privation de nourriture, pain sec, à l’eau, etc. Comme on est quand même en présence d’adolescents, évidemment, c’est tout à fait dramatique et préjudiciable. Il faut savoir qu’il y a des portions au départ qui sont prévues. Et puis, ça passe entre les mains des gardiens. Donc, il y a des prélèvements, il y a du commerce qui est fait. Et ce qui arrive dans l’assiette à la fin, dans l’assiette du colon, n’a rien à voir avec ce qui est prévu à l’origine. Oui, oui, ils ont faim.
— Nedjma Bouakra : Jean Genet évoque ces marles qui trahissent, qui sont à la fois ceux qui sont choisis, désignés, et ceux qui ne cessent de trahir leur condisciple.
— Jean-Michel Sieklucki : Si vous voulez, on retrouve à Mettray en plus jeune et un peu plus petit ce qu’on voit en Guyane, c’est vrai. Le bagne des adultes va inspirer le bagne des enfants. Et pour obtenir des faveurs, on est prêt à tout, c’est vrai. On retrouve tout, il y a tous les commerces, il y a du proxénitisme, il y a de la prostitution, il y a tout ça, à Mettray dans l’entre-deux-guerres, en tout cas. Quand vous isolez dans une prison des gens, que la société rejette, ils vont avoir pour premier souci de recréer une hiérarchie. Tout en bas, il y a les lopes, les faibles qui subissent, qui subissent. Lui dira que la moitié des colons passe son temps a enjambé l’autre moitié. Vous mettez des adolescents ensemble, c’est des pulsions, il y a des connaissances, il y a des découvertes, etc. Voilà, il se passe des choses et les gardiens ne s’en privent pas.
Jean Genet, Le Miracle de la Rose : Quand on me parla de lui, à mon arrivée à Mettray, il était en prison à Orléans. Lors d’une évasion, les gendarmes l’avaient repris à Beaugency. Il était rare qu’un colon puait aller plus loin en direction de Paris. Et après un séjour assez bref, au quartier de punition, il sortit, affecté à la famille B, la mienne. Le soir même, je pus sentir dans sa bouche la saveur des mégots ramassés dans les lauriers, aussi désespérante que le jour que je la connus pour la première fois de ma vie. J’avais dix ans. Sur le trottoir, je marchais la tête au ciel quand je heurtais un passant, un jeune homme. Il allait à ma rencontre, tenant entre ses doigts, à hauteur de sa poitrine, donc de ma bouche, une cigarette allumée. Et ma bouche se colla contre elle, quand je butai dans ses jambes. Cet homme était le cœur d’une étoile. Convergeant à sa braguette, les plis que forme jusque sur les cuisses le pantalon, lorsqu’on s’assied, demeurait, pareil aux rayons très aigus d’un soleil d’ombre. Enlevant les yeux, je vis le regard brutal, agacé du jeune voyou. J’avais éteint sa cigarette entre mes dents. Je ne saurais dire la douleur qui supplanta l’autre, la brûlure au lèvre ou au cœur. Ce n’est que cinq ou dix minutes plus loin que je distingue la saveur du tabac, et quand léchant mes lèvres, ma langue rencontra quelques grains de cendres et de gris. Je reconnus cette saveur dans l’haleine chaude que la bouche de Divers me soufflait, alors que je savais les difficultés de trouver du tabac. De quelle race plus souveraine était Divers.
— Bertrand Ogilvie : On enferme les enfants, on les sépare pour qu’ils se retrouvent face à Dieu et à la conscience, et en fait ils se retrouvent face à leur imaginaire, leur imaginaire foisonnant, leur imaginaire érotique, aux aux passions bouillonnantes qui vont se déployer quand ils vont sortir de l’isolement et retrouver cette espèce de famille étrange organisée, selon les modèles qui sont à la fois militaires et familiaux dans la cité de Mettray, et qui vont produire cette espèce de double vie très étrange avec des mariages de nuit qui se déroulent dans la chapelle… C’est le fameux épisode Dans le miracle de la rose où Genet se marier avec un des détenus, avec une description extraordinaire de tous ces enfants aux crânes rasés qui s’introduisent la nuit dans la chapelle et qui accomplissent un mariage, un mariage inversé, un mariage, je ne dirais pas civil, mais un mariage sauvage qui va consacrer son couple avec cet amoureux du moment qui s’appelle Divers.
Jean Genet, Le Miracle de la Rose : Ce fut par une nuit claire et glacée, étincelante. Du dedans, on entrebâilla la porte de la chapelle. Un gamin passa sa boule rasée, regarda dans la cour, un spectacle clair de lune, et moins d’une minute après, le cortège sortait. Description du cortège. Douze couples de colombes ou colons, de quinze à dix-huit ans, tous beaux, même le plus laid, leur crâne était rasé. En tête courent le marié, Divers, et moi, la mariée. Je n’avais sur la tête ni voile ni fleur ni couronne, mais flottait autour de moi dans l’air froid, tous les idéales attributs des noces On venait de nous marier secrètement en face de toute la famille B réunie, moins les cloches ou clodos, bien entendu. Le colon, qui d’habitude servait d’aumonier, avait volé la clé de la chapelle. Et vers minuit, nous y étions entrés pour accomplir le simulacre des noces, dont les rites furent parodiés, mais les vraies prières murmurées du fond du cœur. Et le plus beau jour de ma vie fut cette nuit. Silencieusement, parce qu’il était pieds nus dans des chaussons de drap beige et qu’il avait trop froid et trop peur pour parler, le cortège gagna l’escalier de la famille B, l’escalier extérieur, en bois qui conduit au dortoir. Plus nous allions vite et plus l’instant s’allégeait, plus notre cœur battait, plus nos veines se gonflaient d’hydrogène. La surexcitation suscite la féérie.
— Nedjma Bouakra : Ici, il se trouvait un immense crucifix…
— Eric Labayle [6] : Oui.
— Nedjma Bouakra : Un immense crucifix en bois.
— Eric Labayle : En bois, apparemment, oui. De trois mètres de haut, trois, quatre, mètres de haut. Le cœur de la chapelle est constitué d’un grand vitrail, un vitrail décoré de motifs floraux avec une grande croix au centre, qui était autrefois une sorte de vitre sans tain, derrière laquelle les pensionnaires de l’institution la Paternelle venaient assister à la messe sans être vus des autres colons de la colonie. Les jours de messe, les colons entrent dans l’église, et ce qu’ils ne savent pas, ce qu’ils ne peuvent pas voir, c’est que de l’autre côté du grand vitrail qui marque la fin du cœur de l’église, il y a d’autres enfants qui eux aussi assistent à la messe sans pouvoir être vus, qui sont les pensionnaires de la Paternelle, qui est une institution spécialement consacrée à des enfants placés par leur famille pour être rééduqués, pour être châtiés d’avoir commis des actes ou avoir eu des comportements réprouvés par le milieu social de leur famille.
— Nedjma Bouakra : Certains pouvaient contaminer les autres ?
— Eric Labayle : En fait, derrière le vitrail du cœur ici, on a un alignement de cellules qui se font face, de part et d’autre d’une allée centrale, dans le prolongement de l’église. On a d’un côté la maison de Dieu, et de l’autre côté la maison des réprouvés.
— Eric Labayle, : Là on arrive à une porte qui amène à un escalier extrêmement étroit qui permet de descendre sous l’église, où se trouvent une douzaine de cachots alignés de part et d’autre d’un couloir central. Maintenant, nous sommes dans une cellule, avec la grille au soupirail qui parvient à peine à éclairer la cellule. Un plafond en arc de cercle. Une voûte.
— Nedjma Bouakra : Il fait froid…
— Eric Labayle : Oui.
— Nedjma Bouakra : Une porte en bois, un oeilleton, une petite lucarne qui se referme avec un volet en bois, tout petit volet en bois. Des cellules, qui mesurent combien ?
— Eric Labayle : Oh, deux mètres sur deux. Deux mètres sur deux, oui. Avec chacune à un petit regard sur l’extérieur, un petit souperail, avec une lumière blafarde qui descend sur les personnes qui sont enfermées. Il y a un bas, un bas pour débours, une enclume, ici, on a des binettes, des fourches, qui sont des vestiges de la colonie.
— Nedjma Bouakra : Ce sont des outils imposants si l’on pense à la taille des enfants et des adolescents qui les manipulaient.
— Eric Labayle : Pour des petites mains, pour les colons les plus jeunes, effectivement, ce sont des outils d’adulte. Il n’y a pas d’adaptation de la taille de l’outil à l’âge de l’enfant.
— Jean-Michel Sieklucki : Il y a des grands propriétaires qui vont prendre le statut de colonie. Ça dure quatre, cinq ans, ça ne dure pas longtemps, ça leur permet d’avoir des gamins et de les faire travailler gratuitement. Mettray a accueilli des gamins qui avaient 9 ans. Et les premiers colons qui vont arriver vont aller dans les carrières, chercher des pierres et vont travailler sur leur maison. Il y a 700 hectares et il n’y a rien. Ça choque personne. Aujourd’hui, ça nous choquerait. À l’époque, ça choque personne de faire travailler des gosses de 14-15 ans. Dans des conditions dures, dans une carrière à extraire des pierres. Non, ça choque pas.
— Nedjma Bouakra : « Colon » , arrêtons-nous à ce mot « colon ». « Colon » pour la terre, c’est ça ? et de la terre pour les colons ?
— Frédéric Chauveau : Alors, les colons, parce que dans l’imaginaire collective de cette époque-là, c’est la colonie. Et qu’est-ce qu’on colonise ? Des terres. Donc l’idée, c’est de pouvoir assurer le redressement moral des enfants par le travail de la terre. Au moment où Jean Genet est présent dans la colonie, en 1920 et 1930, c’est ce qu’on appelle la décennie noire. En 1926, par exemple, les récoltes ont chuté.
— Nedjma Bouakra : Alexis Danan [7] dénonce
« un surveillant général aujourd’hui à la retraite, il y a notoirement tué des enfants. Tous ont à leur actif des souffrances, des agonies sans nom. A cause d’eux, des enfants se sont enduits, les yeux de chaud vivent, ont absorbé du grésil, de la peinture, du verre pillé, ont enflammé leurs plaies de réveil matin, ont provoqué en telle ou telle partie du corps des abcès, des ulcères, se sont froidement mutilés dans l’espoir de mourir. Et, le plus odieux de tous ces tortionnaires, comment ne vous le citerez-je pas, M. le ministre ? Leur instructeur et leur chef, celui qui fut pendant près de 40 ans, M. le surveillant général Guépin, ancien moniteur de Joinville, Aujourd’hui, à la retraite. »
Cet homme mourra peu de temps après. Jean Genet a croisé cet homme ?
— Frédéric Chauveau : Dans Le miracle de la rose, Jean Genet affirme avoir croisé Guépin. Guépin est responsable directement de la mort de plusieurs colons.
— Nedjma Bouakra : Ces enfants sont confrontés à une absolue détresse.
— Frédéric Chauveau : Les enfants qui arrivaient, surtout les plus jeunes, étaient placés dans un pavillon qu’on appelait le pavillon Jeanne d’Arc. Et, comme ils étaient relativement jeunes, ils peuvent très bien avoir 8 ans, 10 ans ou 11 ans. Ils étaient les plus démunis, les ressources pour faire face. Il y a une expression à l’époque qui circulait, c’était celui de « gibier pénal ». Donc, on pouvait, à ce moment-là, s’acharner sur eux, s’en craindre beaucoup de réactions.
— Jean-Michel Sieklucki : Il faut dire les choses, entre les deux guerres, qu’est-ce qu’on va embaucher, comme surveillant, des anciens de 14 ? Donc, des garçons traumatisés par ce qu’ils ont vécu, des garçons alcoolisés, parce qu’on sortait pas des tranchées à jeun, bien évidemment. C’est des périodes noires où il va y avoir des gamins tués par des surveillants. Alors, après qu’on bien eu de victimes, on a sûrement eu un certain nombre, bien sûr. Alexis Danan a eu le courage dans Paris Soir de nommer les surveillants assassins, comme il dit, les nommés Guépin, les nommés Bienvaux. J’ai retrouvé des exemples d’un gamin, grelotant de fièvre, arrosé d’eau glacée et qui va en mourir, d’un autre qui est tabassé, coup de pied dans le ventre, qui va en mourir… bien sûr.
Jean Genet fait le récit des colons s’organisant pour déjouer l’attention et puis trahi par d’autres. Lui-même tente de s’enfuir. En 1926, on compte 189 tentatives d’évasion et 22 décès.
— Frédéric Chauveau : Jean Genet tente de s’échapper. Les colonies agricoles et pénitentiaires n’est pas clôturées. Il n’y a pas des fils de fer barbelés ni de murs d’enceinte. Il suffit d’aller jusqu’au bout du chemin, de traverser les espaces agricoles, de franchir la petite rivière ou le cours d’eau, avec leur petit sabot. Et à ce moment-là, il n’y a pas d’obstacles. Et certains, par contre, ont enlevé les sabots et sont nu-pieds pour essayer de s’échapper parce que du coup, il y a moins de traces sur le sol parce que les sabots écrasent l’herbe par exemple et c’est plus facile de retrouver leurs traces. Mais à ce moment-là, on organise une chasse à l’enfant.
— Nedjma Bouakra : Je crois qu’il y a un petit train qui passe non loin de la colonie de Mettray. Est-ce qu’un enfant, au moins un, a pu s’échapper ?
— Frédéric Chauveau : Je crois pas. Je n’ai rien trouvé. Non, non. Et même Jean-Genet dit que aucun enfant n’a réussi à s’évader.
— Jean-Michel Sieklucki : Les fermières de la Touraine sont des coquines parce que elles savaient que les évadés voulaient changer de vêtements. Donc elles mettaient, comme il y avait des primes pour les ramener, eles mettaient sur leur fil à linge un pantalon et une chemise. Mais elles mettaient une petite clochette au bout du fil à linge donc elles étaient alertées et on pouvait arrêter les évadés et toucher la prime.
Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs : Nos enfants attendirent donc une nuit favorable à leurs nerfs, pour voler chacun une jupe, un caraco et une cornette […] ; Ils marchèrent vite. Les paysans s’étonnèrent à peine ; ils s’émerveillèrent plutôt de voir sur les routes ces deux petites bonnes sœurs au visage grave, l’une en sabots, l’autre boitant, se presser ainsi, avec des gestes mignons : deux doigts fins qui relevaient trois plis d’une lourde jupe grise. Puis la faim crispa leur estomac. […] le soir, le chien-loup d’un berger ne se fût approché de Pierre en reniflant. Le berger, qui était jeune et élevé dans la crainte de Dieu, siffla son chien, qui n’obéit pas. Pierre se crut découvert. Il partit, aux jambes la frousse agile. Il courut en boitant jusqu’à un pin isolé sur le bord de la route, qu’il escalada. Culafroy eut la présence d’esprit de grimper sur un autre arbre plus proche. Ce que voyant, le chien se mit à genoux sous le ciel bleu, dans l’air du soir, et fit la prière : « Puisque les sœurs, comme les pies, font leurs nids dans les pins-parasols, Seigneur, accordez-moi la rémission de mes péchés. » Puis, s’étant signé, il se releva et rejoignit le troupeau. À son maître le berger, il redit le miracle des pins, et tous les villages alentour en furent avertis le soir même.
Jean Genet : Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute votre vie sera décidée par eux. S’ils sont si forts que seuls leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c’est à Mettray que j’ai commencé et à 15 ans que j’ai commencé à écrire. Écrire c’est peut-être ce qui vous reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée [8].
Sur la place d’arme de Mettray, un navire fut longtemps posé ventre à terre. Les jeunes gens y apprenaient le gréement, et les usages de la marine. La frégate a disparu mais pas les rêves d’un ailleurs pour ces jeunes captifs appelés à servir dans les colonies comme soldats. « Mène-moi loin d’ici, battre notre campagne. »
— Nedjma Bouakra : La période d’errance de Jean Genet, elle est assez secrète. Il est dans l’armée, il devient soldat, lui dit j’y suis restée 3 jours et je me suis évadée mais ça c’est Rimbaud, ce n’est pas Jean Genet. Il est resté six ans, non ?
— Albert Dichy : Oui, Genet, il l’ a dit d’ailleurs dans Journal du voleur, il dit « la vérité n’est pas mon fait », et effectivement on peut le vérifier sur un certain nombre de points, comme sur l’armée – l‘armée qui a été une période très importante pour Genet, puisqu’au fond une fois sorti de Mettray, qu’il a réussi à échapper à cette enfance enfermé, il n’a aucun lieu où aller. Donc il s’engage dans l’armée, il a une période dans lequel il vagabonde, je pense que cette période de vagabondage qui est aussi une période où il ne sait pas quoi faire de sa vie, il n’est pas encore un écrivain il n’est rien, et là, il y a un rapport de l’Assistance Publique, qui décrit l’état de misérabilisme et de pauvreté dans lequel il se trouve. Il traverse l’Europe en clochard. Au fond, ce voyage en Espagne, il le décrit comme une épopée alors que c’est une débandade misérable.
Jean Genet, : Le long des côtes espagnoles, tous les trois ou quatre kilomètres les douaniers ont fabriqué des huttes d’où l’on peut surveiller la mer. Quand j’étais misérable marchant dans la pluie ou le vent, la plus petite anfractiosité le moindre abri devenait habitable. Quelquefois je lorgnais d’un savant confort tiré de ses particularités. Là j’ai le théâtre, la chapelle d’un cimetière, une caverne et une carrière abandonnée, un wagon de marchandises.
— Nedjma Bouakra : Jean Genet, lui-même prostitué, dit-il ?
— Albert Dichy : Effectivement, les prostitués occupent dans l’œuvre de Genet une place très importante. D’abord parce qu’il a pu penser que sa mère était une prostituée, c’est une chose qu’il a pu penser, qui a été une des images qui ont traîné dans la légende de Genet. Mais aussi parce que lui-même s’est prostitué, quand il était jeune dans son voyage en Espagne. Et puis, il y a je pense aussi l’idée de la prostituée comme d’une figure un peu sacrée. Il y a une scène qui est très belle dans Journal du voleur, où il croise dans la rue une femme, c’est la nuit, à Paris, il fait quelques pas et puis il a l’idée que cette femme est sortie de prison, il dit son visage de poisson lune.
Jean Genet, Journal du voleur (p. 21) : … sous un réverbère, dans une rue de la ville où j’écris, le visage blafard d’une petite vieille, un visage plat et rond comme la lune, très pâle, dont je ne saurais dire s’il était triste ou hypocrite. Elle m’aborda, me dit qu’elle était très pauvre et me demanda un peu d’argent. La douceur de ce visage de poisson-lune me renseigna tout de suite : la vieille sortait de prison.
— C’est une voleuse, me dis-je. En m’éloignant d’elle, une sorte de rêverie aiguë, vivant à l’intérieur de moi et non au bord de mon esprit, m’entraîna à penser que c’était peut-être ma mère que je venais de rencontrer. Je ne sais rien d’elle qui m’abandonna au berceau, mais j’espérais que c’était cette vieille voleuse qui mendiait la nuit.
— Si c’était elle ? me dis-je en m’éloignant de la vieille. Ah ! Si c’était elle, j’irais la couvrir de fleurs, de glaïeuls et de roses, et de baisers ! J’irais pleurer de tendresse sur les yeux de ce poisson-lune, sur cette face ronde et sotte ! Et pourquoi, me disais-je encore, pourquoi y pleurer ? Il fallut peu de temps à mon esprit pour qu’il remplaçât ces marques habituelles de la tendresse par n’importe quel geste et même par les plus décriés, par les plus vils, que je chargeais de signifier autant que les baisers, ou les larmes, ou les fleurs.
— Je me contenterais de baver sur elle, pensais-je, débordant d’amour. (Le mot glaïeul prononcé plus haut appela-t-il le mot glaviaux ?) De baver sur ses cheveux ou de vomir dans ses mains. Mais je l’adorerais cette voleuse qui est ma mère.)
— Albert Dichy : Derrida tire le titre du livre qu’il a consacré à Genet de ce rapprochement entre le mot « Glaïeul » et « Glaviaux » – puisque le livre de Derrida s’appelle Glas, et donc le glissement de de glaïeul et glaviaux fournit la matrice du livre de Derrida. Ce sont deux mots contraires mais qui forment ce que Derrida appelle le « glas » de Genet.
Glisser, glaive, gland, gala, sanglot, sangle, glouton aveugle, goulu, glace, global, globe, églantine, glaise, église, gluant, glu.
Jacques Derrida, Glas (p. 137) : Et si tout ce labeur de galérien s’était épuisé à émettre (le mot émettre me paraît intéressant mais insatisfaisant, il faudrait dire aussi oindre, induire, enjoindre, enduire). GL […] Il est aussi imprudent d’avancer ou de mettre en branle le ou la GL, de l’écrire ou de l’articuler en majuscules. Cela n’a pas d’identité, de sexe, de genre, ne fait pas de sens, ce n’est ni un ton défini, ni la partie détachée d’un tout. GL reste gl. Tombe comme il faut le caillou dans l’eau.
Morceau de glose, Jacques Derrida, 1976 : Un calembour, un jeu de mots… J’essaie de démontre, l’affinité, disons sémantique si vous voulez, entre le lait comme héritage et le lait de la mère, le sein de la mère, le rapport entre le sein de la mère et la signature, etc. Pour solder, soudoyer, le déjà de l’aïeule absolue, c’est un déjà absolu, qu’il s’agit sans cesse sous le nom de la mère de renvoyer à un passé absolu qui n’est pas simplement le passé de la génération précédente, etc, ou de la veille, mais un passé qui n’a jamais été présent, c’est pourquoi je parle d’Aïeule absolue, tous les glaïeules du texte, renvoient à cette aïeule absolue.
Le glas, le glas de Gabrielle : Jean Genet évoque le prénom de sa mère, Gabrielle, et pourtant elle s’appelait Camille.
— Albert Dichy : La première fois qu’il entend le nom de sa mère, c’est dans un procès, où on prononce le nom de sa mère. Gabrielle. Alors Genet, dans Journal du voleur dit Gabrielle, mais en réalité, Gabrielle était son second nom, le premier nom c’était Camille, mais c’est comme si Genet n’avait pas voulu donner son premier nom, il n’avait pas voulu le conserver pour lui. On est dans l’ordre du secret. Et, dès qu’il est sorti, de la colonie de Mettray, il fait des premiers recherches, et il écrit à plusieurs reprises, il rencontre les gens de l’Assistance Publique, mais à cette époque-là l’institution était garante du secret, et il a voulu – alors ce qui est aussi assez émouvant c’est que la dernière fois où il s’adresse à l’Assistance Publique pour avoir des renseignements sur sa mère, c’est exactement en 1941, c’est-à-dire l’année qui précède ses premiers écrits connus. Il écrit pour écrire sa légende, et cette légende elle naît sur l’absence. Quand il est dit « Tout aura lieu sur fond de nuit », il est né sur fond de nuit.
Jean Genet est en deuil et ses premiers romans commencent peut-être tous par des funérailles, comme dans Pompes funèbres : « Avant que je connaisse Jean, du bâtard de la fille mère, j’avais choisi l’enterrement plus loin, disait par les mots maquillés par eux, ornés par eux défigurés. » Nous suivons la procession derrière le cercueil une petite bonne qui est la mère de cet enfant et peut-être de Jean Decarnin, l’amant, de Jean Genet.
— Nedjma Bouakra : Tous ses premiers livres sont des livres de deuil ?
— Albert Dichy : Genet est marqué par le deuil dès le départ de son œuvre. C’est comme si, au fond, c’est comme s’il était mort quand il était jeune. Et il y a une phrase de lui qui dit : “Survivre, c’est survivre à un enfant mort.” C’est de lui dont il parle : il survit, il a survécu toute sa vie à un enfant mort. On ne sait pas exactement à quel moment survient cette mort, mais on voit bien qu’au cours de son enfance elle a eu lieu. »
— Emmanuelle Lambert (lisant Pompes Funèbres) :
« La petite bonne rentra dans sa chambre : il faisait nuit. Elle ne prévint personne. Elle s’assit sur son petit lit de fer, toujours coiffée de sa couronne, comme d’une casquette de voyou. Le sommeil la surprit ainsi, assise, balançant une jambe et sa marguerite fanée à la main. Quand elle se réveilla tard dans la nuit, un rayon de lune, passant par la fenêtre, faisait une tache claire sur le tapis râpé. Elle se leva et, tranquillement, pieusement, elle déposa sa marguerite sur cette tombe merveilleuse de sa fillette. Puis elle se déshabilla et s’endormit jusqu’au matin. »
La petite bonne est un personnage particulièrement bouleversant, parce que c’est un personnage innocent. Mais elle a une forme d’innocence, elle a une forme de naïveté. Et le livre se clôt avec elle, le livre se clôt avec le retour de la petite bonne chez elle, après avoir subi deux des pires choses, je crois, qui puissent arriver à quelqu’un : c’est-à-dire la perte d’un enfant et le viol.
— Nedjma Bouakra : Pas de consolation…
— Emmanuelle Lambert : Pas de consolation, sinon une : une consolation dans ce qu’il appelle le merveilleux, c’est-à-dire, comme l’imaginaire, ce rectangle de lumière découpé sur un petit tapis. Et puis cette petite offrande… Là, on est au cœur, pour moi, de ce qui fait la beauté de l’écho des livres de Genet : c’est-à-dire cette pensée tellement forte de la solitude, ces personnages qui rentrent en eux-mêmes, et qui, en eux-mêmes, trouvent quelque chose de l’ordre du sacré pour résister au monde. Voilà. Si on veut chercher un personnage qui serait proche, au fond, de ce qu’on connaît de Genet quand on le fréquente, eh bien, je dirais que c’est sans doute le personnage qui est le plus proche d’être son double.
— Melina Balcazar (Universitaire, autrice) : C’est vraiment un texte qui est construit, dirigé, pensé, senti pour les morts, par cette dédicace constante, c’est-à-dire un jeune mort, des gens qu’il aimait. C’est une dédicace concrète, vraiment. Mais en même temps, ça se rapproche de quelque chose de plus fondamental : ce qui est peut-être la nature même du langage, cette manière d’être en rapport avec l’absence. Parce que c’est comme être une manière de se dépouiller, quelque chose de plus radical, d’encore plus exigeant, d’une manière qui est plus que pertinente aujourd’hui. Et il y a beaucoup de tentatives pour presque salir ce rapport profond au politique chez lui. En disant qu’il était marqué par la fascination du mal, par la haine, par les ressentiments. Mais je pense que ce n’est pas de tout ça. Il y a tous ces morts qui n’ont pas le droit d’être pleurés, parce que ce sont des marginaux, des gens qui n’appartiennent pas à la communauté politique.
— Emmanuelle Lambert : C’est très difficile de lire Pompes funèbres sans revenir à la situation de départ. On a le narrateur, Jean Genet, qui est devant le cercueil de son amant mort. Cet amant, c’était quelqu’un qui avait vraiment existé dans la vie de Genet : Jean Decarmain, qui était résistant, communiste, et qui est mort pendant la Libération de Paris. Et donc, en fait, tout le livre se présente comme un long délire issu de ce deuil, de la manière dont il se représente les derniers instants de la vie de son amant, et dont il se représente la vie de ceux qui l’ont approché de près ou de loin, y compris ses bourreaux. C’est un livre qui fonctionne comme ça, par métamorphoses successives, qui fait des plongées dans la conscience des personnages, y compris ceux qui incarnent l’abomination de l’époque, c’est-à-dire l’Allemagne nazie, l’idéologie hitlérienne, mais aussi le collaborationnisme et la milice. Dans Pompes funèbres, Genet va très loin. Et il le fait de manière très peu claire, très peu univoque. On s’arrête parfois en se demandant si on a bien lu ce qu’on est en train de lire. Et d’ailleurs, même au-delà du fait que ce qu’on est train de lire nous paraît trop choquant ou trop scandaleux, mais du simple point de vue du sens… est-on bien là où on croit qu’on est ? Parfois, il y a des embardées soudaines : de grands passages lyriques sous la lune, sous les éléments, on est avec les bêtes rampantes, et puis d’un seul coup, on se retrouve dans le salon de la maitresse d’un personnage qui se trouve être un officier nazi ; puis on repasse à Berlin… Il y a cette technique de collage des lieux, des temps et des consciences, qui fait qu’en fait c’est un livre qui vous maltraite, Pompes funèbres, c’est un livre qui vous promène d’un point de vue à l’autre, et c’est une expérience d’hallucination, c’est vraiment une traversée du mal, et de ce que Genet — c’est-à-dire le narrateur du livre — perçoit alors de la société française, au moment où il écrit, en pleine Libération. Et là le contenu politique du livre fait mal.
— Albert Dichy : Hitler est à la fois ce que Genet appelle « le diamant du mal », la pointe de ce qui a représenté le mal et puissance du mal de son temps, et en même temps Genet renverse cette figure en figure grotesque : il se fait sodomiser par des soldats français… Il est donc à la fois celui qui a voulu régner par le culte de la beauté, et en même : temps il y a une dérision énorme qui s’applique au nazisme. Cela a créé beaucoup d’ambiguïtés par rapport à Genet, parce que certains lecteurs ont pu croire, un moment, qu’il était dans le culte du nazisme ou du fascisme. Alors que si on lit vraiment Genet, c’est absolument impensable, et on ne peut pas imaginer ce qu’on aurait pu penser un véritable officier nazi en train de lire Pompes funèbres. On a beaucoup parlé des ambiguïtés de Genet par rapport à l’armée d’occupation, à Hitler, au nazisme. Genet a dit en effet qu’une des images érotiques les plus grandes, pour lui, c’était celle d’un soldat allemand, en grand uniforme noir, qui bat du tambour. Mais en même temps qu’il le dit, il dit quelque chose de ce qu’a été effectivement le nazisme : la construction d’une image fascinante, qui a fonctionné parce qu’elle était fascinante, et qu’il déconstruit complètement dans Pompes funèbres.
— Yves Pagès [9] : On est alors dans l’immédiat après-guerre, dans un consensus qui peut nous sembler aujourd’hui étonnant, allant des gaullistes – recyclant parfois quelques personnes de la collaboration – et les communistes, le parti des fusillés. Voilà, ils font consensus. Et pour lui, dès qu’il y a consensus, c’est louche, c’est suspect. Donc c’est une opposition à ces fausses gloires de la victoire. Tout Pompes funèbres est une adresse provocatrice à la bourgeoisie des juges, des notables, des policiers, de l’ordre bourgeois exploiteur dominateur, qu’il a fui en étant un piètre voleur, mais néanmoins un voyou. Et en même temps, on entre dans la réalité de ce qu’il pouvait y avoir dans une conscience de réprouvé de l’époque qui, d’une certaine manière, se disait : “Mais ça me venge.” C’est aussi un type de discours qui a pu traverser la tête de tellement gens massacrés dans leur existence par l’ordre, par tous les réprouvés, les êtres infâmes, qui avaient été victimes de la violence de l’ordre morale de la IIIᵉ République.
Jean Genet : Personne ne peut dire si je sortirai d’ici, ni si j’en sors quand ce sera.
— Bertrand Ogilvie : Le Miracle de la rose commence par la description de Fontevrault. Il y a un passage magnifique sur Fontevrault, qui est très beau parce que c’est un passage dans lequel Genet montre à quel point que le nom de Fontevrault — sa sonorité, son signifiant, sa puissance d’évocation — est en quelque sorte un résumé de tout un pan de l’histoire de France. Et c’est cette ambiance qui règne à Fontevrault, et qui va se prolonger à Mettray sous d’autres formes, a comme caractéristique très claire et très frappante que c’est un lieu où les condamnés, les délinquants, les relégués peuvent aller jusqu’au bout de la logique qui les enferme, qui est la mort. Il y a tout ce passage très long où il va rencontrer ce détenu qui s’appelle Harcamone, condamné à mort, et qui représente à ses yeux le destin suprême : celui qui exprime de la façon la plus claire la situation de rejeté, de déchet, d’homme jetable, auxquels ils sont tous voués.
Jean Genet, Le Miracle de la Rose : « J’arrivais le matin, venant d’une cellule de punition où, […] j’avais commencé la rédaction de ce livre sur les feuilles blanches qu’on me remettait pour la confection de sacs en papier. Mes yeux étaient effarouchés par la lumière du jour, et tout endoloris par le rêve de la nuit : un rêve où l’on ouvrait une porte à Harcamone.
— Yves Pagès : Tout à coup, il fait naître une image à travers la grande « une » et la photo dans un journal d’un criminel, dans un point de vue qui est probablement un point de vue de masturbation, puisqu’il collait comme ça ses images de criminels adorés dans sa cellule. Finalement, il nous fait rentrer par l’image dans ce qui est un pur imaginaire. C’est-à-dire, la cellule du prisonnier est un dispositif de boîte noire cinématographique.
— Nedjma Bouakra : Il découpe ses images.
— Yves Pagès : Il les découpe, et puis ensuite il enchaîne dans un univers totalement irréel, avec un présent de la narration qui est le présent même de la claustration.
Jean Genet, Le Miracle de la Rose : Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête emmaillotée de bandelettes blanches, religieuses, et encore aviateur blessé, tombé dans les seigles un jour de septembre révélant au bourgeois attristé que leur vie quotidienne est frôlée d’assassins enchanteurs, élevés sournoisement jusqu’à leur sommeil qu’ils vont traversé par quelques escaliers d’office qui, complices pour eux, n’a pas grincé. Sous son image éclatée d’aurore, ses crimes — meurtre un, meurtre deux, meurtre trois, et jusqu’à six — disaient sa gloire secrète et préparaient sa gloire future. Ces assassins, maintenant morts, sont pourtant arrivés jusqu’à moi. Et chaque fois qu’un de ces astres de deuil tombe dans ma cellule, mon cœur bat fort, mon cœur bat la chamade — si la chamade est le roulement de tambour qui annonce qu’une ville capitule. Et s’ensuit une ferveur comparable à celle qui me tordit, et me laissa quelques minutes grotesquement crispé, quand j’entendis au-dessus de la prison l’avion en allemand passer et l’éclatement de la bombe qu’il lâcha tout près. Toutes les cellules étaient tremblantes, grelottantes, folles d’épouvante. Les détenus cognaient aux portes, se roulaient sur le plancher, vociféraient, pleuraient, blasphémaient et priaient Dieu. Je vis — dis-je, ou crus voir — un enfant de dix-huit ans dans l’avion, et du fond de ma cellule 426 je lui souris d’amour.
– Avec Albert Dichy, Bertrand Ogilvie, Emmanuelle Lambert, Melina Balcazar, Eric Labayle, Frédéric Chauveau, Maître Jean-Michel Sieklucki, Yves Pagès.
– Jean-Genet est interprété par François Chaignaud, Thierry Ancisse, Zakary Bairi.
– Responsable éditoriale Emmanuel Laurentin ; coordination Christine Bernard, chargée de programme Anne-Vanessa Prevot ; documentation musicale Anoitne Vilose ; Bruitage Aurélien Bianco ; Prise de son Jérémye Tuile et Emmanuel Côturier ; Mixage Bruno Mourland, Documentation Anne-Lise Signoré.
