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Jean Genet | L’art de la fugue, « Mises en pièce » (3)

France Culture, par Nedjma Bouakra

mercredi 13 août 2025


Une série de quatre épisodes autour de la vie et l’œuvre de Jean Genet pour France Culture, par Nedjma Bouakra – été 2025.


Épisode 3, « Mises en pièce »


Jean Genet : Un jeune écrivain m’a raconté avoir vu, dans un jardin public, cinq ou six gamins jouant à la guerre. Divisé en deux troupes, il s’apprêtait à l’attaque. La nuit, disaient-ils, allait venir, mais il était midi dans le ciel. Ils décidèrent donc que l’un d’eux serait la nuit. Le plus jeune et le plus frêle devenue élémentaire fut alors le maître des combats. IL était l’heure, le moment, l’inéluctable. De très loin, paraît-il, il venait avec le calme d’un cycle, mais alourdi par la tristesse et la pompe crépusculaire. À mesure de son approche, les autres, les hommes, devenaient nerveux, inquiets. Mais l’enfant, à leur gré, venait trop tôt. Il était en avance sur lui-même. D’un commun accord, les troupes et les chefs décidèrent de supprimer la nuit, qui redevint soldat d’un camp.

— Nedjma Bouakra : Ce qui est étonnant dans ce texte, c’est qu’il est à la fois dans la scène et à l’extérieur de la scène.
— Olivier Neveux [1] : Et moi, ce qui me plaît beaucoup dans ce texte, c’est le petit théâtre qui se crée, qui est un théâtre dont tout le monde est dupe, et dont personne n’est dupe. C’est-à-dire qu’on confie à quelqu’un la responsabilité d’être la nuit. Et il va être la nuit, et il y a cette phrase magnifique, « il arrive trop tôt, il était en avance sur lui-même. » Il est trop bien la nuit, il est trop bien la nuit à midi, l’ombre. Et que cet assentiment de tous fait que tout le monde est effrayé et qu’il faut rompre immédiatement l’illusion. Et je trouve que quelque chose se dit de la labilité des métamorphoses chez Genet. Il suffit d’une décision et d’un mot, de dire « je suis la nuit ». Cet enfant qui joue la nuit et qui ne joue plus la nuit, parce qu’il a trop bien joué la nuit…

Jean Genet : Il y a encore une chose que je voudrais vous dire. J’ai su très vite, dès l’âge de 14-15 ans à peu près, que je ne pourrais être que vagabond ou voleur, un mauvais voleur bien sûr. Mais enfin, voleur. Ma seule réussite dans le monde social ne pouvait être de de cet ordre, si vous voulez. Contrôleur d’autobus, ou peut-être être boucher, ou une chose comme ça. Et comme cette sorte de réussite me faisait horreur, je crois que je me suis entraîné, très jeune, à avoir des émotions telles qu’elles ne pourraient me mener que vers l’écriture. Écrire, c’est peut-être ce qui vous reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée.

En 1938, audience du tribunal militaire de Marseille. Le soldat de première classe Jean Genet, régiment d’infanterie coloniale du Maroc, a été déclaré déserteur. Examen du psychiatre militaire : L’inculpé, beau-parleur, aime manier la mystification – qui sait s’il ne se mystifie pas lui-même. Dès son jeune âge, ces traits de caractère sont accusés. Il n’est bien que seul, seul pour se promener à l’aventure et rêver à des exploits imaginaires dont il sera le protagoniste et le seul bénéficiaire. Sa première révélation sexuelle se place vers ses 12 ans, nous dit-il, dans un champ de trèfles. Un camarade l’initie. Sitôt perverti, il aime et n’ose lui dire, le boucher du village. Instabilité dans le vice. Où qu’il soit il est emporté par son imagination hallucinante qui lui montre le chemin des évasions. Conclusion : schizoïde, fugueur, amoral.

— Nedjma Bouakra : L’art de la fugue, partir, se détacher…
— Abdellah Taïa [2] : Je crois que c’est une stratégie de survie innée. Ce n’est pas quelque chose auxquels on pense d’abord, mais les circonstances, la vie, ce que les autres décident pour nous, en tout cas pour moi. À un moment donné, on n’a pas d’autre choix que de brutalement partir, essayer de trouver dans un espace loin, mais en même temps pas si loin que ça, des endroits où on peut peut-être réinventer les choses, ou peut-être se retrouver soi-même.

Jean Genet : Ils ont fait des vols, petits ou grands, des larcins, petits ou grands, des fugues, des vagabondages. Ce qu’on fait quand on a 15 ans et qu’on en prend pour 3 mois ou 6 mois. C’est que la société ne vous convient pas.

— Abdellah Taïa : L’abandon dans lequel on nous installe, dans lequel on installe les pauvres, et malheureusement, ce sont toujours les pauvres qui se coltinent, tout ce que les autres ne veulent pas résoudre, dans la société, dans un pays, dans un groupe social, etc. Et quand le cœur sec devient la norme, c’est quelque chose de très, très, très dur. Je ne sais pas comment dire. Le non-amour, le non-regard qu’on nous jette, parce que c’est vraiment un non-regard qu’on nous jette, parfois on va ailleurs pour le chercher, le trouver. Du coup, on croit que le retour à un état plus naturel, plus sauvage entre guillemets, c’est-à-dire de sortir de toute cette construction de la société et du monde, va nous apporter la solution. L’appel, cet appel peut être très, très, très, très dangereux, d’autant plus qu’il y a beaucoup de loups affamés, de crocodiles sans cœur, et des violeurs, de plus grands violeurs que ceux qu’on côtoie tous les jours.

— Mélina Balcazar [3] : J’ai été très touchée par ce passage où il dit qu’il restera fidèle à cette image de lui, mendiant, ayant faim, finalement, dans le dénuement physique. C’est quelque chose qui revient souvent – le froid.
— Nedjma Bouakra : Et cette faim-là, elle le poursuit, elle poursuit aussi Divine…

Les Paravants : Rose, le ciel est rose.

Le Miracle des Roses : Dans une petite ville, où les matins dorés, roses ou blafards, des clochards à l’âme qu’allait voir on croirait naïves, de poupées, s’abordent avec des gestes que l’on dirait fraternels. Ils viennent de se lever d’un banc, des allées où ils dormaient, d’un banc de la place d’armes, ou de naître d’une pelouse du jardin public. Ils se confient des secrets qui concernent les asiles, les prisons, la maraude et la marée chaussée. Le laitier les dérange à peine. Pendant quelques jours, je fus aussi des l’heure. Je me nourris alors de quelques croutons mêlés de cheveux trouvés dans les poubelles.

— Albert Dichy [4] : Là, il va faire une espèce de traversée, en mendiant de l’Europe de l’Est. Il prend le bateau pour fuir, donc il arrive en Italie. Puis, comme il a des papiers qui ne sont pas très en règle, qu’il a traficotés, il se fait arrêter à chaque fois. Il débarque en Albanie, on l’expulse d’Albanie. Il arrive en Tchécoslovaquie. Là, il est pris en charge par la Ligue des droits de l’homme à qui il s’adresse. On est quand même peu avant la guerre. En Tchécoslovaquie, il y a encore tous les Allemands qui fuient, qui essaient de se mettre à l’abri. Il est pris en charge par une famille juive qui l’héberge. On le charge d’un message secret, il traverse l’Allemagne, pour un officier allemand qui est contre Hitler, qui lutte contre la main mise par le nazisme de l’Allemagne. Il lui confie ce message, cet officier qui deviendra général, va être pendu par Hitler au moment de la révolte des généraux. Genet continue son périple, il traverse l’Allemagne et l’Hitlerienne. Il trouve que ce n’est pas un bon pays pour voler, parce que le mal règne sur l’Allemagne, et on ne commet pas le mal dans le mal. Il dit « je vole à vide ». Alors il préfère rentrer en France pour devenir un vrai voleur.

— Jean Marais [5] : C’est un être qui m’a beaucoup intrigué. Le C’était merveilleux, parce que Jean Genet écrivait, mais il vivait de vol. Jean Cocteau lui a dit, écoute tu es un grand poète, mais tu es un très mauvais voleur puisque tu te fais prendre tout le temps. Il ne faut plus voler, non pas par morale, mais parce que tu fais ça très mal, et écrire. Et comme Jean Genet disait : « Mais avec quoi je vivrais ? », Jean Cocteau lui dit : « je vais demander à mon secrétaire de devenir éditeur et on va éditer ton livre Notre-Dame-des-Fleurs. À ce moment-là, Paul Morienne vendait les livres de Jean Genet en cachette. C’est-à-dire que dans sa librairie, il n’y avait que deux ou trois livres de Jean Genet et tous les autres livres étaient dans un garage rue Montpensier, parce qu’on avait peur d’une descente de police – on était sous le coup de la loi si on avait été pris avec des livres soi-disant érotiques.

Miracle de la Rose : La nuit, quand une voiture sur la route l’éclairait tout à coup, mais pour lui-même et pour elle, en évidence, ces pauvres loques. Il faut peut-être descendre encore dans la honte. […] Je recevais des crachats dans ma bouche distendues que la fatigue n’arrivait pas à refermer. Nous étions au centre du parc le plus fleuri de France. J’attendis des roses. Je priais Dieu de fléchir un peu son attention, de faire un faux mouvement afin que les enfants ne me haïssent plus mes masses. Ils auraient continué ce jeu, mais avec des mains pleines de fleurs.

— Albert Dichy : Le personnage de Divine, qui est quand même un travesti flamboyant qui traverse tout le roman de Notre-Dame-des-Fleurs. Genet prête son enfance à Divine – les souvenirs de ses fugues où il erre dans les villes… Il dit d’ailleurs qu’il met sur ses épaules à la fois ses hayons et ses habits de prince. Et donc on a un personnage qui est à la fois splendide et misérable. Et Divine, c’est au fond le personnage par lequel Genet fait son entrée dans la littérature. Et c’est Genet lui-même qui se projette en lui.

Notre-Dame-des-Fleurs : Être les filles de la honte. La honte produit sa propre lumière. […] Elles arrivaient, provocantes ou timides, parfumées, maquillées, s’exprimaient avec recherche. Elles n’étaient plus le bocage de papier crêpelé fleurissant aux terrasses des cafés. Elles étaient de la misère bariolée. (D’où viennent les noms de guerre des tantes ? Mais, d’abord, notons bien qu’aucun d’eux ne fut choisi par ceux qui les portent. Pour moi, il n’en est pas de même. Il ne m’est guère possible de préciser les raisons qui m’ont fait choisir tels ou tels noms : Divine, Première Communion, Mimosa, Notre-Dame-des-Fleurs, Prince-Monseigneur, ne sont pas venus au hasard. Il existe entre eux une parenté, une odeur d’encens et de cierge qui fond, et j’ai quelquefois l’impression de les avoir recueillis parmi les fleurs artificielles ou naturelles dans la chapelle de la Vierge Marie, au mois de mai, sous et autour de cette statue de plâtre goulu dont Alberto fut amoureux et derrière quoi, enfant, je cachais la fiole contenant mon foutre.)

— Agnès Vannouvong [6] : Notre-Dame-des-Fleurs est un texte qui circule dans un premier temps sous le manteau. Cocteau adorait ce texte, Cocteau a même même que c’était bombe littéraire, qu’il aurait aimé écrire. C’est un texte qui parlait de la marge, avec ses figures travestis, Divine, Mimosas… Et toute cette bande de copines qui étaient entre filles, garçons, et qui faisaient leur vie et leur nuit à Montmartre. C’est un texte de la marge qui s’adresse peut-être à des gens en marge. Et de la marge, il est passé à la lumière. Genet ne cesse d’écrire entre la boue et le ciel. Effectivement, les vespasiennes des carolines qui rendent hommage à ces toilettes disparues à Barcelone dans Journal du voleur, et le ciel que les bonnes regardent avant de tuer madame, c’est de cet espace sacré et désacralisé que jeunesse écrit.

Rose ? Le ciel est rose. Rose.

— Albert Dichy : Dans Notre dame des fleurs, lorsqu’il évoque Divine, il dit « Divine née secret », comme si c’était son nom de jeune fille. Son premier livre, c’est Notre dame des fleurs, puis Miracle de la rose, on a comme ça une floraison de ce nom à travers l’ensemble de son œuvre. Le premier mot des Paravents, c’est rose.
— Nedjma Bouakra : Le ciel est rose.
— Albert Dichy : « Rose ? Le ciel est rose. »

— Albert Dichy : Lorsque le premier éditeur de Genet lui propose de supprimer son nom de l’édition, pour qu’il n’encourt pas des risques de poursuite, Genet est absolument offusqué. Il dit « Je risque ma vie en écrivant mes livres, mais l’éditeur a peur de me rejoindre en prison ». Il refuse absolument qu’on touche à son nom parce qu’au fond, il n’a rien d’autre. Il a dû attendre l’âge de 15 ans pour savoir comment son nom s’écrivait, tout simplement – à sa première condamnation. Il ne savait pas très bien s’il fallait mettre un accent circonflexe sur le « e ». Son baptême dans le village à Alligny mentionne “Genest »… il y a une incertitude qui l’a pendant toute son enfance sur son propre nom. Genet est quelqu’un qui de toute sa vie n’a jamais rencontré quelqu’un qui était parent à lui. La première fois qu’il entend le nom de sa mère, c’est dans un procès.

— Jean Marais : D’après Jean Genet, il a été mis à l’Assistance Publique, puis il s’est évadé, il est allé en maison de correction, puis il s’est évadé, et a été mis en prison. Et il aurait fait toute son éducation, qui est immense, il est d’une culture, il sait tout, Jean Genet… en volant des livres, en les lisant et en les revendant après. Mais moi, je crois que c’est une légende qu’il s’est donnée, c’est pas possible, c’est pas possible, comment voulez-vous ?…

— Albert Dichy : Il y a quelques témoignages qui me montrent même que Genet transportait avec lui des manuscrits, même lorsqu’il était vagabond en Tchécoslovaquie… Il y a des choses… mais il y a un moment où l’écriture prend. C’est-à-dire où le livre brusquement se dessine : c’est 1942. C’est l’année la plus noire de sa vie, parce qu’il est en prison, il encourt la prison à perpétuité pour récidive de vol, il est à son 13e ou 14e vol, il est sur le point de disparaître. Et il se trouve que c’est aussi l’année la plus noire de l’histoire de France. Et c’est quand même inouï parce qu’entre 1942 et 1947, c’est-à-dire en l’espace de cinq ans, Genet qui n’a rien publié, il va publier à la fois cinq romans – des romans chacun importants – et encore quatre ou cinq pièces qui sont de cette période… c’est-à-dire qu’il y a comme un phénomène irruptif dans l’œuvre de Genet.

— Nedjma Bouakra  : 1943. Il risque la déportation, Jean Genet ?
— Emmanuelle Lambert [7] : Oui, il risque la déportation parce qu’il a multirécidivé et qu’il n’a pas d’homisile. Il est dans un camp d’internement en attente d’être déporté et c’est vrai qu’il va être sauvé par les relations de son premier bienfaiteur qui est Jean Cocteau, qui a lu Le condamné à mort et qui en a été tout à fait bouleversé.



— Albert Dichy : Il se trouve au camp des Tourelles qui est effectivement un camp de triage pour la déportation. C’est là d’ailleurs que passent Dora Bruder, l’héroïne du roman de Modiano. Des enfants juifs, mais aussi des vagabonds, des prisonniers politiques… il est effectivement dans cet espace. Alors la seule chose qui va jouer un rôle important quand même dans sa vie, c’est que lorsque la guerre s’achève, Genet voit les prisonniers de droit commun qui sont condamnés à rester dans la prison alors que les prisonniers politiques sont libérés. Il ne comprent pas la chose, et pour lui c’est le même combat. Les droits communs et les politiques, c’est le même combat. Et c’est une des ambiguïtés d’ailleurs qui va nourrir et féconder l’ensemble de son œuvre.

Notre-Dame-des-Fleurs : Le tribunal. Les policiers, fauteurs d’anarchisme, se retirèrent en faisant au président une courbette jolie. Dehors, la neige tombait. Cela se devinait au mouvement des mains dans la salle, redressant le col des parts dessus. Le temps était couvert, la mort s’avançait à pas de loup sur la neige.

— Albert Dichy : C’est une œuvre où Genet se débat en permanence. On a à la fois un auteur qui est entre deux mondes, mais aussi qui utilise la langue comme un immense violoniste utilise son instrument. La langue, on sait aussi ce que c’est que la langue. La langue, c’est la loi, c’est la grammaire. Le premier entretien que Genet donne dans une toute petite revue, il est encore totalement inconnu, il y a quelqu’un qui lui pose quelques questions, et qui lui demande quel est le livre qui pour vous a été le plus important. Et Genet dis pas Dostoiesvski, Dante, Shakespeare, il dit le livre de grammaire.
— Nedjma Bouakra : La grammaire comme rigueur.
— Albert Dichy : Oui, il est en prison et il n’a qu’une seule chose, c’est la langue. Et là, il l’utilise comme une arme et c’est par elle qu’il va sortir de prison. Et en même temps, il sait bien que la langue, c’est plus qu’un instrument, c’est quelque chose qui vous construit en même temps qu’on l’utilise. C’est un écrivain, c’est une œuvre qui est produite par quelqu’un qui est dans un état d’urgence. Et ce qu’il fait à ce moment-là, c’est qu’il a le sentiment qu’il est en train d’écrire, et qu’il est peut-être le seul à le faire, pour dire l’envers du monde. C’est-à-dire… Genet est le seul écrivain qui ne provient de nulle part. Il ne vient pas d’un milieu populaire, il ne vient pas d’un milieu ouvrier, il ne vient pas d’un milieu agricole, il vient de nulle part. C’est-à-dire d’une frange sociale qui n’appartient à aucune catégorie. Et il va faire son œuvre en pensant qu’il est le seul à pouvoir dire ce qu’est le monde des exclus, ce qu’est le monde des petits délinquants, des enfants placés en colonie pénitentiaire — ça compte énormément pour lui, l’envers du monde. Donc ça, c’est aussi faire effraction à l’intérieur du monde littéraire, donner libre cours à cette parole qu’on n’entend pas et qui vient d’ailleurs. Ce n’est pas pour rien qu’il commence à écrire en prison : il a besoin d’être mis hors de ce monde pour pouvoir l’exprimer. Et au fond, c’est la prison qui lui donne son lieu d’expression, son lieu d’énonciation capitale. C’est-à-dire qu’à partir du moment où Genet n’est plus en prison, il n’arrive plus à écrire.

Entre 1937 et 1944, Genet effectue treize séjours en prison. Premier flagrant délit : vol de mouchoir à la Samaritaine, puis une rafle. Il est poursuivi par le bruit des imperméables caoutchouté des inspecteurs. Il détient le passeport d’un Allemand antinazi, falsifié avec tant de maladresses qu’on s’en est aperçu. Et un pistolet de poche. De la prison de la Santé, il est déféré à la maison centrale de Fresnes. Il écrit à Jean Cocteau : « je n’ai plus de papier . De préférence, un cahier d’écolier, épais ». Évoque un amant : « Que te dire de lui ? Ma séparation me fait l’idéaliser. Il prend sa place dans mon œuvre. C’est ma façon de posséder les gens que j’aime. Je les fixe, je les mure vivants dans un palais de phrases. On entend crier les pierres. »

Le Condamné à mort, son poème, est sans doute composé à Fresnes en septembre 1942. Puis vient Miracle de la rose, Haute Surveillance, tous écrits par un homme tenaillé par la faim, s’enroulant dans des phrases hallucinatoires. Il se brouille avec Cocteau et surgit Jean-Paul Sartre. À la demande de Gaston Gallimard, Sartre rédige une préface destinée à légitimer la publication de Jean Genet. Elle fera 500 pages, un tome, le premier des éditions complètes de Jean Genet : Saint Genet, comédien et martyr. Je cite :

Un phare éblouissant le transperce de ses feux : le regard de l’autre, le pouvoir de nommer. »

Celui de Sartre aussi.

— Emmanuelle Lambert : Et ce n’est pas inintéressant parce que Genet doit finalement d’avoir pu continuer à vivre à Cocteau, et il doit sa nouvelle vie à Sartre. Et c’est aussi un écrivain, je crois, qui va se sortir de ses dettes, ou va essayer de se sortir de ses dettes, ce qui est compliqué parce qu’on ne sait jamais à quel moment une dette s’arrête – d’où, sans doute, d’ailleurs, la dépression arguée par Genet à la suite de l’écriture du Saint Genet par Sartre. C’est sans doute vrai que de se voir mis à nu, comme il le dit lui-même, ça a été d’une très grande violence. Mais il y a aussi quelque chose qui était sans doute tout aussi violent, c’est qu’au fond Genet était devenu une sorte de coqueluche du tout-Paris, parce qu’il avait été créé par deux de ses plus éminents représentants qui étaient Cocteau pour les poètes, et Sartre pour les intellectuels. Et ça, ça vous met dans une position dont il faut pouvoir se tirer.

— Bertrand Olgivie [8] : J’ai toujours senti une espèce de diarque dessous entre Genet et Sartre, que Genet souligne parfois d’ailleurs quand il dit lui-même, qu’à plusieurs reprises, quand il l’écoute, finalement, ça l’ennuie ou l’endort. Quand il le lit, au bout de trois pages, il laisse tomber.
Nedjma Bouakra : Jean Genet reconnaît à Sartre le fait d’être un immense interprète, et d’ailleurs il lui parle de longues heures. Et par exemple, Sartre insiste sur une chose : quand il vole, il n’envie pas l’objet. Mais il vole parce qu’il souhaite être lui aussi propriétaire, puisqu’il n’est pas « fils de ». Il souhaite aussi être dans cette ligne-là qui permet de dire qu’on a quelque chose à soi.
Bertrand Olgivie : C’est une position winnicottienne, en quelque sorte. Les voleurs sont toujours ceux qui essayent de récupérer un statut qu’ils n’ont pas eu : à savoir d’être effectivement dans le cercle de la propriété, avoir un « propre », un « propre de ». C’est ce que Winnicott analyse. Mais je pense que Sartre ne connaissait pas Winnicott, mais enfin, oui, il a raison sur ce point bien sûr.

— Emmanuelle Lambert : Il y a la phrase de Sartre qui dit qu’il convoite l’état de propriétaire quand il vole, qu’il ne convoite pas l’objet. Moi je dirais qu’il convoite aussi l’état de voleur. Pourquoi le convoite-t-il ? Eh bien parce qu’il y a une pensée de la solitude et des libertés chez Genet qui passent par la trahison.
— Nedjma Bouakra : Est-ce que vous partagez le regard de Sartre sur Jean Genet ? Quelle est cette littérature ? Est-ce que c’est une littérature qui choisit délibérément le mal ?
— Emmanuelle Lambert : De fait, c’est une entreprise de prédation intellectuelle absolument hallucinante. Mais elle a le mérite de dire ce qu’elle fait, elle ne se cache pas derrière des vertus qu’elle n’aurait pas. Et donc dans Saint Genet, Sartre déplie à peu près tout ce qui peut être déplié des livres de Genet. Or, les livres de Genet, comme on le sait, parlent de sa vie. Et il en fait, non pas un portrait, mais vraiment une analyse, qui le rapporte à ses propres théories sur la liberté, sur le fait que nous sommes des glaises, qu’il ne tient qu’à nous de nous modeler en allant à l’encontre de ce qu’on a fait de nous. De tout ça, il ressort effectivement un Genet écrivain fasciné par le mal – donc une créature quasiment baudelairienne au fond –, et moi, je trouve que ça reste quand même une lecture d’une pertinence extraordinaire.

— Albert Dichy : Ce n’est pas pour rien que Sartre dit Saint Genet, comédien et martyr. Donc il y a bien sûr comédien, mais il y a la question du salut. Je dirais que Genet ne veut pas d’un salut bon-marché, c’est-à-dire d’un salut qui ne rachète pas le mal. Il n’y a pas que le saint, il faut que le criminel y soit inclus. Il n’y a pas, non pas vraiment un rachat — ce serait peut-être un terme trop chrétien — mais il y a quelque chose qui essaie d’être sauvé dans l’œuvre de Genet. Ce qui essaie d’être sauvé, c’est le lien avec ceux qui sont considérés comme les derniers des hommes : les grands criminels, les assassins, mais aussi les miliciens, tous ceux qui font l’objet d’une réprobation sociale unanime ou d’un vomissement social, tous ceux qui sont les représentants du mal absolu, cette espèce de reste de la société. Je crois que Genet écrit au nom des coupables : il n’écrit pas tellement les innocents qu’il défend. Eux, il sait qu’ils sont défendus, mais il défend ce que personne ne défend.

Les Bonnes : Madame est bonne. Madame est belle, Madame est douce, mais nous ne sommes pas des ingrates, et tous les soirs dans notre mansarde, comme l’a ordonné Madame, nous prions pour elle. Jamais nous n’élevons la voix et devant elle nous n’osons même pas nous tutoyer. […] Madame nous adore ; elle nous aime comme ses fauteuils, comme son bidet, plutôt comme le siège en faïence rose de ses latrines. […] Ainsi, avec sa bonté, Madame nous empoisonne, car Madame est bonne, Madame est belle, Madame est douce. […] J’en ai assez, assez d’être l’araignée, le fourreau de parapluie, la religieuse sordide, et sans Dieu, sans famille, j’en ai assez d’avoir un fourneau comme hôtel. Je suis la pimbêche, la putride. […] Madame est bonne, Madame est bonne, Madame nous adore et nous ne pouvons pas nous aimer. La crasse n’aime pas la crasse. C’est facile d’être bonne et souriante et douce quand on est belle et riche, mais être bonne quand on est une bonne…

Jean Genet s’ennoblie des crimes les plus retentissants. Il a lu Détective et dit avoir croisé l’assassin Pilorge, ce qui est faux, il s’approprie aussi le crime des sœurs Papin. Mais Jean Genet au travail est en train d’écrire Les Bonnes lit Jacques Lacan dans la revue Le Minotaure, et réfléchit à la question de la paranoïa, c’est ça Jean Genet au travail ?

— Olivier Neveux : Oui, les sœurs Papin, il le dément, et il le dément en partie malhonnête parce qu’il est évident que l’inspiration a à voir avec ce fait divers, mais c’est intéressant qu’il le démente, parce que c’est une indication pour lire la pièce. Je crois que c’est un petit théâtre mental, c’est quelqu’un qui travaille sur la paranoïa, qui est peut-être d’ailleurs en partie la sienne, qui travaille sur les représentations, les représentations qui engendrent d’autres représentations qui font qu’il n’y a aucune solidité de la représentation, aucun moment où ça s’arrête, ça n’arrête pas de proliférer comme ça. Et ça a à voir avec la paranoïa, et ça a à voir avec une espèce de mise en crise du regard. Qu’est-ce que je suis en train de regarder ? Qui me regarde ? Est-ce que je suis en train de regarder ce qui me regarde ? Ça s’empare de questions dont on voit bien que psychiquement et politiquement, elles sont extrêmement précises, précieuses et importantes : la question de la persécution, la question de la domination, la question de la vengeance, la question de la haine et de la haine de classe. Mais oui, il n’écrit pas des dissertations, c’est-à-dire que l’œuvre résiste constamment à ces gros mots qu’on peut poser dessus, parce qu’il y a encore une fois, à chaque signe, se voit soutirer son sens. Mais ça a à voir avec le théâtre de Genet : derrière les mots, il n’y a rien, derrière les mots, il y a d’autres mots, derrière l’apparence il n’y a rien, il y a du vide, derrière le signe, il n’y a pas un sens, il y en a beaucoup, ou pas.

Le Balcon [9] : Carmen, c’est moi qui ai décidé de nommer mon établissement une maison d’illusion, mais je n’en suis que la directrice. Et chacun, quand il sonne, entre, il apporte son scénario parfaitement réglé. Moi je n’ai plus qu’à louer la salle et à fournir les accessoires, les acteurs et les actrices. Ma maison, je l’ai détachée de terre, tu vois ce que je veux dire. Je lui ai donné depuis longtemps le coup d’envoi et de vol, je coupais les amarres, tout s’envole, lustres, miroirs, tapis, piano, cariatides, tout s’envole. Mes salons, mes célèbres salons. Le salon dit des Foins, tendu de scènes rustiques, le salon des Tortures, éclaboussé de sang et de larmes, le salon Salle du trône, drapé de velours, fleurs de liseré. Le salon des miroirs, le salon d’apparat, le salon des jets d’eau parfumés, le salon Urinoir, le salon Clair de Lune, tout s’envole. Ah ! J’oubliait le salon des Mendiants, des Clochards, où la crasse et la misère sont magnifiées. J’oubliais le plus beau de tous. Parure définitive, couronne de l’édifice, si sa construction est un jour achevée. Je parle du salon Funéraire, orné d’urnes de marbre. Le salon de la Mort solennelle, le tombeau. Salon, filles, cristaux, dentelles, balcon, tout fout le camp, s’élève et m’emporte.

— Emmanuelle Lambert : Le Balcon, c’est un bordel. Par exemple, il y a des clients qui veulent se déguiser en juge, d’autres qui veulent se déguiser en pape – en évêque, je crois. Toujours est-il que ce sont les figures, on va dire, de l’exercice de la domination. C’est le jeu du pouvoir et le pouvoir, c’est toujours une idée du pouvoir. Et ça, c’est quand même très fort politiquement. C’est-à-dire que ce n’est pas uniquement de l’exercice du pouvoir, mais c’est d’abord l’idée qu’on s’en fait. C’est d’abord une image. Et tout l’enjeu de la pièce, c’est qu’évidemment, à un moment donné, comme il y a des forces révolutionnaires qui poussent fort à l’extérieur pour renverser le pouvoir, et que ça fonctionne, comment on fait quand il y a un vide ? Comment on fait ? On le remplace par une illusion. Et donc, d’un seul coup, il faut trouver des gens à la hauteur pour incarner ces figures du pouvoir. Et ce que dit, finalement, Genet, à travers la pièce, c’est que le pouvoir, c’est toujours une idée du pouvoir. Qu’est-ce que ça génère comme fantasme ? Qu’est-ce que ça génère comme fausse réalité ? Qu’est-ce que ça provoque comme éclat, au fond, chez les gens ? Et Genet démonte tout ça. Il démonte l’écho de la chose. Mais la chose en elle-même, il s’en fout. C’est pas un écrivain réaliste. C’est un poète qui fait du théâtre.

Archives d’actualités : Dans quelques jours, sera créé à Paris, au Théâtre de Lutèce, la nouvelle pièce de M. Genet, Les Nègres, par la troupe des Griots, sous la conduite de Roger Blin. M. Genet est un auteur qui s’ébroue volontiers comme Artaud ou Malaparte dans le scandale.

La compagnie des Griots, mise en scène : Les Nègres.

— Roger Blin, 1959 : Et alors ? Je ne sais pas. Ce qui me réjouit le plus, enfin ce que j’aime le plus dans le Théâtre de Genet, c’est son insolence. C’est une jubilation. C’est un mot qui ne peut servir qu’à lui. Jubilation de l’enfant puni qui se venge, jubilation du nègre révolté. Mais plein d’humour. Genet n’a pas vu la pièce à Paris, il l’a vue à Londres, je l’ai montée en anglais après. Et il m’a fait l’amitié d’être content.

Les Maîtres fous, de Jean Rouch (extraits) : Accra, capitale de la Gold Coast, est une véritable Babylone noire. Ici se retrouvent des hommes venus de toute l’Afrique occidentale, du Nigeria, du Niger, de Haute-Volta, du Soudan, pour vivre la grande aventure des villes africaines.

Genet a vu le film Les Maîtres fous de l’ethnologue Jean Rouch. Dans une clairière de forêt vierge, je cite : « des nègres refont les blancs ». L’un est le gouverneur, l’autre le général, tel autre la femme du docteur, tel autre enfin la locomotive qui, bien qu’étant un engin mécanique, est supposée appartenir à juste titre, à juste titre poétique, à la race blanche.

Jean-Genet destine sa pièce Les Nègres à un public blanc. Il dira de lui : « En naissant blanc et en étant contre les blancs, j’ai joué sur tous les tableaux à la fois. Je suis ravi quand les blancs ont mal et je suis couvert par le pouvoir blanc puisque moi aussi, j’ai l’épiderme blanc, les yeux bleus, verts et gris. »

— Olivier Neveux : C’est un théâtre qui se donne un destinataire, le blanc, et qui décide : je suis là pour le blesser. Et le blanc, c’est aussi Genet. De fait, il a dit : « le fait d’être blanc et d’écrire contre les blancs, c’est intéressant, ça a mis la pagaille en moi. Mais ce dont on est sûr, c’est qu’on ne donnera pas d’arme à la blancheur pour s’en sortir une fois de plus. » Quand on soutient la lutte des militants noirs nord-américains, on ne fait pas un théâtre chaleureux et de la réconciliation. On ne vient pas émanciper les noirs, ce serait évidemment obscène, mais on ne vient pas plus émanciper les blancs. On ne vient pas faire assaut de vertu sur un plateau. On va aller chercher la situation la plus douloureuse et la plus extrême. Et puis on va jouer avec ça puisque ce sont des personnes noires qui portent des masques blancs, qui jouent un tribunal, qui vont condamner des personnes noires. Bon, dans une espèce comme ça de renversement permanent.

Le Funambule. Funambule. Une paillette d’or et un disque minuscule en métal doré, percé d’un trou. Mince et légère, elle peut flotter sur l’eau. Il en reste quelquefois une ou deux accrochées dans les boucles d’un acrobate. […] Tu entres et tu es seul, apparemment, car Dieu est là. Il vient d’une saison et peut-être que tu l’apportais en entrant ou la solitude le suscite, c’est pareil. C’est pour lui que tu chasses ton image, tu danses le visage bouclé, le geste précis, l’attitude juste, sévère et pâle, danse, et si tu le pouvais, les yeux fermés.

— Nedjma Bouakra : On sait qu’Abdallah chute. À plusieurs reprises.
— Abdellah Taïa : C’est ça qui peut-être me serre le cœur, cette image de quelqu’un comme Abdallah, qui est donc français d’origine étrangère, et même en rencontrant quelqu’un comme Jean Genet, il chute et il vit l’abandon. Ça me fait étrange que voilà, que… L’ombre de Jean Genet domine encore la vie et le suicide d’Abdallah. Puisqu’on dit Abdallah s’est suicidé, Jean Genet s’est arrêté d’écrire.

Le Funambule : Le fil te portera mieux, plus sûrement qu’une route. Je ne serai pas surpris quand tu marches par terre, que tu tombes et te fasses une entorse. La mort, la mort dont je te parle, n’est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort, décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Plus rien ne te rattachant au sol, tu pourras danser sans tomber. Mais veille de mourir avant d’apparaître et qu’un mort danse sur le fil.

— Antoine d’Agata [10] : J’avais le « Le Funambule, et ça m’avait troublé à quel point la mort est présente… 
— Nedjma Bouakra : Il incite son amante tant aimée à être au plus près du vertige et de la mort.
— Antoine d’Agata : Je parlais de Dieu… Il me semble qu’il y avait de très belles définitions en creux de Dieu dans Le Funambule. La somme des possibilités, des actions, des gestes possibles, quelque chose choses comme ça… Je trouve que c’est une manière très efficace de définir ce qu’est Dieu, qui est plus un inconnu qui t’habite, dans lequel on subsiste. C’est ce que je trouvais beau dans sa façon de parler de Dieu, c’était qu’il n’y avait rien de spirituel. C’était un rapport à notre ignorance et à la condition qui est la nôtre, qui nous est faite, mais ça impliquerait que quelqu’un en train de le faire. Il y avait un rapport très clair, c’est un rapport au vide. Il parle de solitude aussi. C’est cette solitude dans le néant et de fait, ce vide et ces possibles, et ces doutes, et cette ignorance elle-même devient… prend une forme divine.

Le Funambule : Il va de soi que je n’ai pas voulu dire qu’un acrobate qui opère à huit ou dix mètres du sol doive s’en remettre à Dieu, à la Vierge, les funambules. Et qu’il prie et se signe avant d’entrer en piste, car la mort est au chapiteau. Comme au poète, je parlais à l’artiste seul. Danserais-tu à un mètre au-dessus du tapis, mon injonction serait la même. Il s’agit, tu l’as compris, de la solitude mortelle, de cette région désespérée et éclatante où opère l’artiste.

— Albert Dichy : Abdallah est né dans un cirque, il y travaille, il est funambule. Genet fait pour lui un numéro de funambulisme qui est formidable. Il dessine son costume, il trouve la musique adéquate, il l’accompagne de cirque en cirque. Et puis un jour, il se passe cette chose : Abdallah tombe du fil, il se casse le genou, il remonte. Il retombe une seconde fois et cette fois-ci, c’est fini. Genet essaie de trouver d’autres manières… le faire monter à cheval, des numéros de voltige à cheval. Mais Genet, d’une certaine façon, à partir du moment où il ne travaille plus avec Abdallah, se désintéresse un peu de lui.

— Nedjma Bouakra : Abdallah qui va attendre de longues heures Jean Genet quand il sera handicapé.
— Abdellah Taïa : Et Jean Genet ne vient pas. Il ne vient pas, il l’a abandonné, il l’a délaissé. Il lui a loué, je crois, un petit studio et quand il comprend qu’il ne reviendra pas… d’ailleurs comment il s’est suicidé, c’est très symbolique. Il a mis tous les livres de Jean Genet autour de lui, autour de son petit lit et il s’est ouvert les veines. Et on l’a trouvé mort avec les livres de Jean Genet imbibés du sang d’Abdallah. L’image est claire : il y a là l’image de Jean Genet comme un grand soleil qui avale… Je me suis rendu compte qu’à chaque fois on présentait cet Abdallah d’une manière un peu romantique et que même sa mort tragique, ultra tragique, était devenue un mythe qui empêchait de voir qui était cet Abdallah.

Jean Genet : J’ai connu Abdallah, je l’ai emmené en Grèce, il était déserteur, il était demi-allemand et demi-algérien, donc demi-français, du même coup, puisque son père était algérien donc français, et il devait faire son service militaire pendant la guerre en Algérie et je l’ai fait déserter. Et on est venus en Grèce où il a appris à danser sur le fil. Mais Abdallah, ça fait partie de ma vie tellement intime que je préfère ne pas en parler devant la caméra. Je ne veux pas en parler plus.

— Abdellah Taïa : Je cherchais quelqu’un qui avait connu Abdallah, le fameux funambule, le grand amour de Jean Genet. En tout cas c’est comme ça qu’il est présenté. Parce que j’ai croisé plusieurs fois la fille de Monique Lange, Carole Achache, qui a très très bien connu Jean Genet, et elle était abîmée par le milieu culturel que fréquentait sa mère Monique Lange et Juan Goytisolo. Juan Goytisolo était le mari de l’écrivaine Monique Lange, qui était elle-même l’assistante de Jean Genet aux éditions Gallimard. C’est Carole Achache, quand je l’ai rencontrée, qui elle, à mes yeux, a rendu justice à Abdallah, en disant qu’on n’avait pas le droit de faire de quelqu’un ça.

Little Blue Girl, Mona Achache : Genet m’invite à déjeuner en tête-à-tête pour son hôtel. Je suis fier, Monique aussi, elle est si contente qu’il s’intéresse à moi. Nous sommes les deux êtres qu’elle aime le plus au monde, même Juan n’a pas cette place-là. Fréquenter Genet, la meilleure chose qui puisse m’arriver en ce moment, je ne peux que tirer profit de sa singularité. Elle se dit que c’est merveilleux, c’est une chance inouïe et c’est vrai, je sens qu’il a du plaisir à me découvrir. Il se marre avec moi, il m’apporte une façon insolite de réfléchir, il m’aide à confirmer ma révolte, à ne pas être comme les autres. Il est joyeux en ma présence, j’ai des dons que Monique n’a pas, je leur donne le goût de vivre, je suis bien plus marrant qu’elle, et en lui des moments infantiles aussi puérils que les miens.

Et un soir, à ta très grande bibliothèque, tu t’es pendue.

Contre Jean Genet est portée une accusation d’abus. Depuis, cet auteur de toutes parts traversé par son œuvre, qui se joue des logiques perverses, se trouve accusé de perversité lui-même. Cet abus n’est pas celui de Jean Genet, mais de son jeune amant, avec une toute jeune fille, Carole Achache, fille de son éditrice Monique Lange. Jean Genet n’a jamais été accusé de pédophilie de son vivant. Mona Achache, fille de Carole Achache, décide de rendre justice à sa mère, victime donc de l’amant de Jean Genet et selon elle de la complicité de Jean Genet, autorisant la levée des interdits. Nous sommes quelques années avant mai 68, et dix ans plus tard, une tribune puis une pétition signée dans Le Monde par 80 intellectuels français, parmi lesquels Jean-Paul Sartre, Michel Foucault et Françoise Dolto, plaident pour décriminaliser les rapports sexuels entre les adultes et les enfants de moins de 15 ans. Le consentement des mineurs est au cœur des débats. Pourtant, comme il peut nous sembler retors, ce tour de force libéral, faire du consentement des mineurs l’argument offrant aux adultes toute licence vis-à-vis des adolescents, voire des enfants. Dans Little Blue Girl, Mona Achache interroge la violence des mères, laissant leur fille à la merci de leur propre fascination pour des hommes de lettres. Une question demeure : pourquoi faire de Jean Genet ce pivot de relations débordantes ? Le fut-il ? Et puis Jean Genet, auteur de la dépossession, que ferait-il de cette accusation là portée en ricochet ? Il ne serait peut-être pas surpris de se voir accusé de « sale type ».

— Antoine Agata : C’est là peut-être où on se rejoint, c’est-à-dire que… je ne sais pas comment le dire… mais souvent je fais des images qui sont ambiguës et qui peuvent être comprises ou vues comme inacceptables. Et ces images, elles sont tout le contraire de ce qu’elles disent, elles sont plutôt des contresens volontaires, mais ma matière c’est cette violence. Et cette violence, pour la montrer, je n’ai pas à la traduire ou à l’introduire, je la jette au visage du spectateur.

Jean Genet : À chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du cœur je répondrais oui. Avais-je prononcé ce mot en moi-même ? Je sentais le besoin de devenir ce qu’on m’avait accusé d’être.

— Bertrand Olgivie : Oui, il y a un jeu avec la limite, un jeu avec la limite qui consiste justement à se placer sur la limite, dans une position de bascule, de telle façon qu’en étant d’un côté et de l’autre à la fois, celui qui est accusé, celui qui assume, celui qui revendique même des crimes imaginaires, etc., il fait apparaître la présence saisissante, indubitable de la limite elle-même, comme étant finalement la vie comme norme. Au fond, la grande question que Genet pose peut-être toute sa vie, c’est : que faire du fait que la vie est imposée comme norme ? Alors qu’en réalité, elle est autre chose, elle est aussi déchet, elle est grossièreté, elle est perte, elle est violence, elle est insaisissable. Et la norme, sans cesse, l’a ramené à une univocité que Genet ne cesse de rejeter, sous une forme grotesque, violente, brutale, insupportable, insupportable à voir et à saisir, parce que c’est la norme elle-même, mais vue à l’envers, qui devient du coup monstrueuse. Toute l’œuvre de Genet, et surtout son théâtre, c’est cette ambivalence permanente et ce jeu avec les codes et cette passion d’assumer la mauvaise place.


 Avec Abdelatayah, Melina Bal azar, Emmanuel Lambert, Olivier Neveux, Albert Dichy, Antoine d’Agata, Bertrand Ogilvyie
 Responsable éditoriale : Emmanuel Laurentin. Coordination : Christine Bernard. Chargée de programme : Anne-Vanessa Prévot. Bruitage : Aurélien Bianco. Documentation musicale : Antoine Villose. Équipe technique : Emmanuel Couturier, Benjamin Tureau et Nicolas Matias. Prise de son : Hélène Langlois. Mixage : Bruno Mourland. Documentation : Alice Signoré.

Portfolio

[1Universitaire

[2Écrivain et cinéaste

[3Universitaire et autrice

[4Auteur, directeur littéraire de l’IMEC

[5Acteur

[6Romancière.

[7Autrice

[8Philsophe

[9Mise en scène par Peter Brook, 1975.

[10photographe