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Jean Genet | L’art de la fugue, « Une enfance perdue » (1)
France Culture, par Nedjma Bouakra
lundi 11 août 2025

Une série de quatre épisodes autour de la vie et l’œuvre de Jean Genet pour France Culture, par Nedjma Bouakra – été 2025.
Épisode 1, « Une enfance perdue »
— Albert Dichy [1] (lisant) :
« Quand, à quel moment, selon une ligne qui semblait incassable, j’aurais dû continuer dans la misère, le vol au moins, peut-être l’assassinat et peut-être aussi la prison à perpétuité, ou mieux. Cette ligne paraissait être cassée. Or, c’est cela qui m’a fait perdre toute innocence. J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre et, disant qui j’étais, je ne l’étais plus. Non rattrapable. »
— Nedjma Bouakra : Deux valises, l’une en skaï noir, l’autre en cuir, marron. Deux valises, pleines. Lourdes à portée.
— Albert Dichy : Oui, elles sont pleines de papiers, d’objets. Genet écrit sur tous les papiers qui lui tombent sous la main. Par exemple, cette feuille, elle est arrachée de la page d’un livre. Il prend vraiment tout ce qui lui tombe sous la main.
— Nedjma Bouakra : Éparses, des notes d’hôtel…
— Albert Dichy : On ne sait pas exactement pourquoi, mais en même temps, on voit bien que l’hôtel, ce n’est pas rien dans la vie de Genet. Parce que Genet a toujours vécu à l’hôtel, et c’est l’endroit où il est mort aussi. Je pense que pour Genet, une des grandes questions, c’était comment ne pas habiter ? Comment rester sur ce bord-là ? Et l’hôtel, c’est un de ces bords, à partir duquel il pouvait être à la fois dedans et dehors.
— Nedjma Bouakra : Il ne sait pas que cette note va être lue.
— Albert Dichy : C’est une note qui est écrite au fil de la plume, en tout cas, c’est visible. C’est un petit peu la clé de tout ce qui se trouve dans les valises parce qu’au fond, elle dit qui était Genet, et elle dit que celui qui écrit ces notes, celui qui s’engage, celui qui, avant d’être un intellectuel, avant d’être un penseur, peut-être même avant d’être un écrivain, c’est un homme qui vient de la prison. C’est un homme qui est, comme il le dit, issu du vol et de la prison, et de la misère. À quel moment a-t-il franchi la ligne ? C’est la question qu’il se pose. C’est à quel moment est-ce que il est sorti de la ligne qui lui était destinée, c’est-à-dire de finir en prison ? Et il est devenu, au fond, tout ce qu’il détestait, c’est-à-dire un homme respectable, un écrivain. Et toute son œuvre est écrite contre cela.
Extrait de Notre-Dame-des-Fleurs : « Je me recouche jusqu’à l’heure du pain. L’atmosphère de la nuit, l’odeur qui monte des latrines bouchées, débordantes de merde et d’eau jaune, font que les souvenirs d’enfance se soulèvent, comme une terre noire minée par les taupes. L’un provoque l’autre et l’oblige à surgir. Et toute une vie que je croyais souterraine et à jamais enfouie revient à la surface, à l’air, au soleil triste, qui lui donne une odeur de pourris dont je me délecte. Et la réminiscence qui m’endolorit avec le plus d’efficacité, c’est celle des cabinets de la maison d’ardoise. Ils étaient mon refuge. La vie que je percevais, lointaine et brouillée à travers leur ombre et l’odeur, une odeur attendrissante où le parfum des sureaux et de la terre grasse dominait. Les cabinets, étant tout au bout du jardin, près de haies, la vie me parvenait singulièrement douce, câline, légère ou plutôt allégée, échappée à la pesanteur. Je parle de cette vie qui était les choses extérieures au cabinet. Tout ce reste du monde qui n’était pas mon petit réduit de planches criblées de trous d’insectes. Elle me semblait flottée un peu, à la façon des rêves peints, tandis que moi, dans mon trou, pareil à une larve, je reprenais une existence nocturne reposée et parfois j’avais l’impression de m’enfoncer lentement, comme en un sommeil, en un lac ou un sein maternel ou un inceste aussi au centre spirituel de la terre. »
— Bertrand Ogilvie [2] : Se sentir vivre au ras des choses, et au ras des choses les plus humbles, même plus que ça, les plus obscures, les plus sales, les plus dégoûtantes, mais les plus délicieuses aussi parce qu’elles sont l’expression de ce qu’on est, sans masque, sans sélection, tout ce qu’on est. C’était très intéressant que cette méditation extrêmement métaphysique se fasse dans des chiottes. C’est le lieu où l’on se vide, où l’on se vide ou l’on devient un autre en quelque sorte. Et où du coup Dieu ne peut plus rien, ne peut plus me désigner moi parce que ce moi-là est en train de s’écouler quelque part dans un endroit immonde et incernable. C’est une spiritualité à l’envers. Au lieu de s’élever, on s’enfonce au cœur de la terre, je ne sais plus quelle est la phrase qui dit ça, c’est une spiritualité terrienne, sépulcrale, mais joyeuse en même temps.
Extrait de Notre-Dame-des-Fleurs : Et le miracle eut lieu. Il n’y eut pas de miracle. Dieu s’était dégonflé. Dieu était creux. Seulement un trou avec n’importe quoi autour.
— Bertrand Ogilvie : La seule façon de croire à Dieu, c’est de ne pas croire à lui, c’est de l’abandonner complètement, affronter ce risque de rien.
Un chant d’amour monte des latrines, des pissotières, d’un grenier, d’une chambre d’hôtel, où un vieil enfant s’évade. Les enfants seuls sont tortueux, repliés, dépliés, clairs, confus. Ils se nomment Jean Genet. « Je me suis institué interprète du déchet humain, des maudits », dira-t-il. Enfant pupille, sans attache, autre qu’un matricule, 1952, 102, il s’arrime au langage, à sa malice, à tout et n’importe quoi autour, et transmue cette matière en poète. « Jean Genet, l’art de la fugue ». Une enfance perdue.
— Albert Dichy : Au fond, le destin de Genet est assez classique si on prend l’ensemble de la première partie de sa vie, c’est-à-dire qu’on a un enfant de l’Assistance Publique qui, à partir de l’âge de 12-13 ans, commence à commettre des larcins, il va en prison pour la première fois à l’âge de 15 ans, et ensuite il est envoyé à la colonie pénitentiaire de Maîtres et puis il s’engage dans l’armée, et puis il devient volant. Ce destin de délinquant banal, Genet le renverse. Dans la vie courante, il n’y a pas beaucoup de façon de renverser un destin et de passer du dernier échelon de la vie sociale au premier, sans gravir les échelons. Au fond, je n’en vois que deux, c’est-à-dire l’art, ou alors la servante dans un monastère qui fait un miracle et devant laquelle la grande abbesse vient se prosterner. Voilà la sainte – ou le saint –, ou l’artiste, qui sont capables de renverser d’un seul coup un destin de misère.
— Emmanuelle Lambert [3] : À chaque fois, il y a une conscience poétique, souvent maladive, souvent malheureuse au monde, qui fixe sur une image. Mais ça reste une image, ça reste quelque chose qui lui apparaît, et derrière ça évidemment discrètement, derrière cette idée d’apparition, on a discrètement une thématique religieuse, bien sûr. On a un peu l’idée, vous savez, de ces saints ou de ces saintes, Genet avait quand même la passion de Sainte Thérèse, de ces saints à qui apparaissent des choses. Donc il y a toute cette réflexion-là, sur l’image et sur la manière dont une conscience arrive à la recevoir, à la digérer, à la recréer et à la faire apparaître à nouveau. Et ça, c’est le moteur, je dirais quasiment de tout son désir, au fond, d’écrivain et de poète. C’est de faire surgir comme ça, des images, des apparitions, qui de fait, quand vous vous êtes pris le soin de le lire, c’est-à-dire que vous ne vous êtes pas contenté de refermer le livre, mais vous l’avez rouvert après le premier état un peu inconfortable dans lequel il vous a mis, et bien après, c’est inoubliable. Après, ça vous grave des images dans le cerveau. Et il ne faut pas oublier quand même que les grands amours de Genet, ces grands amours de lecteur, ce sont avant tout des poètes. C’est d’abord dans la poésie qu’il forge sa conscience. Ronsard, Nerval, évidemment Baudelaire, il a quand même volé du Verlaine, donc ça devait quand même beaucoup compter pour lui, Mallarmé.
— Albert Dichy : Genet ne commence à écrire qu’à l’âge de 31 ans, donc assez tardivement, et avant cette période, il n’est socialement rien, c’est-à-dire qu’il est au dernier échelon de la vie sociale.
Jean Genet [4] : J’étais venu au monde au 22 de la rue d’Assas. - Je saurai donc quelques renseignements sur mon origine, me dis-je, et je me rends rue d’Assas. Le 22 était occupé par la Maternité. On refusa de me renseigner. Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande, et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais, des fleurs de genêt, j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi, peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s’inclinent sans s’incliner, mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j’ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais. Par cette plante épineuse des Cévennes, c’est aux aventures criminelles de Vacher que je participe. Enfin par elles dont je porte le nom, le monde végétal m’est familier. Je peux sans pitié considérer toutes les fleurs, elles sont de ma famille. Si par elles je rejoins aux domaines inférieurs – mais c’est aux fougères arborescentes et à leurs marécages, aux algues, que je voudrais descendre – je m’éloigne encore des hommes.
Matricule 192-102 : évadé. Signalement de l’enfant : teint pâle, allure efféminée.
— Emmanuelle Lambert : C’est vraiment troublant parce que la biographie de Genet fait que c’est l’un des écrivains français les plus documentés par l’administration, et notamment ça fait une sorte de vie parallèle à sa vie réelle d’une part et à sa vie écrite de l’autre, c’est la vie écrite pour lui par l’administration. Et là, vous avez la présence de Genet quasiment uniquement à travers des interrogatoires.
— Madame Verne [5] (Feuilletant des documents) : Là vous avez… C’est une chose totalement illisible pour moi… Alors effectivement il y a ces tampons « Assistance Publique et enfants secourus »…
— Emmanuelle Lambert : Donc de cette position de faiblesse, de cette position où jamais il ne peut décider de rien puisque ce sont les autres qui pour lui et qui parfois mettent beaucoup de bonnes volontés à le faire.
— Madame Verne : J’ai des numéros barrés ; j’ai des archives de Paris… […] Il habite Paris, il habite Saulieu, Saulieu, le procureur, les commissariats, et là on a une multitude de documents qui vont s’échanger autour de Genet. Alors, cette lettre-là est datée du 28 mars 1911, et il arrivera à Saulieu qu’au mois de juillet, ensuite je pense qu’il va être transféré à Saint Vincent de Paul ou à Paris, et ensuite il sera dirigé vers l’agence de Saulieu, l’agence de l’Assistance Publique de Saulieu. De Saulieu, il sera placé ici à Alligny chez Eugénie Régnier et là je pense qu’il a six, sept mois.
— Jean-Pierre Renaud [6] Quand il arrive, quand il arrive gamin, il arrive là sur la place de l’église (rires). Les bruits d’eau, vous voyez, des silences sur l’eau. Il fait très froid ici.
— Madame Verne : C’est une terre d’accueil le Morvan. Ce sont des familles qui quand même sont pauvres et sont à la recherche d’un complément financier en permanence. Ces nourrices sur lieu, ces nourrices sur place, ça apporte un complément financier indispensable pour vivre un petit peu mieux, et puis on va voir ce qu’on appelle nous les « petits Paris », ce sont les enfants de l’Assistance Publique qui sont à Paris et qui vont être placés dans les familles d’accueil dans le Morvan. Alors, (lisant) « Monsieur le Directeur de l’Assistance Publique, je suis mère d’un bébé de deux mois… »
— Albert Dichy : Avec Camille, on a vraiment une figure de misère, c’est-à-dire qu’elle est abandonnée d’abord par le père de Genet qui apparemment vient la voir à la maternité les premiers jours puis disparaît, ensuite elle est obligée de reprendre son métier, de lingère, et pour pouvoir travailler elle place son enfant chez une nourrice en banlieue, et au bout de quelques jours elle n’a plus assez d’argent pour pouvoir payer la nourrice, elle fait une demande à l’Assistance Publique qui lui donne un peu d’argent mais pas suffisamment, à peu près trois francs par jour, mais elle a un franc et demi à payer pour l’enfant, donc ça représente la moitié de son salaire, il faut qu’elle vive, elle vit dans une chambre d’hôtel, elle n’a pas de maison donc elle est incapable de réunir et d’avoir l’argent pour aller chercher l’enfant, donc elle décide à un moment donné de l’abandonner pour qu’il ait une chance dans la vie, et elle écrit une lettre déchirante.
— Madame Verne (lisant) : « Monsieur, malgré tout mon travail et toute ma bonne volonté il m’est absolument impossible d’arriver à payer les mois de nourrice et les divers frais pour mon enfant, je suis seule, absolument seule, je suis obligée de vous l’abandonner, malgré tout mon chagrin, et les sacrifices imposés jusqu’ici. Veuillez avoir la bonté de l’envoyer chercher, je ne puis pas y aller moi-même, et puis à vrai dire je n’en aurai pas le courage, et puis l’argent me manque. Pardonnez-moi monsieur, mais je ne puis le garder, je n’ai même pas un logement à moi, pas d’argent, un travail si peu payé que j’ai grande peine à vivre, et Dieu sait comment il sera certainement plus heureux, le pauvre petit, et j’espère que plus tard il pardonnera sa mère…
Camille Genet. »
— Albert Dichy : Camille, on trouve tellement peu de choses sur Camille, je n’ai jamais réussi même à trouver une photo d’elle, on ne sait pas du tout à quoi elle ressemble. On a quelques éléments, elle est née à Lyon, elle a un autre enfant après Genet, qui est probablement mort… On sait aussi une chose qui est importante et que Genet n’a probablement jamais su, c’est qu’elle demande des nouvelles de Genet à l’Assistance Publique de façon régulière et qu’elle souhaite récupérer Genet mais qu’elle n’y arrive pas. Une fois que l’abandon a été prononcé, il est irrévocable, donc elle a essayé, y compris l’année où elle meurt, elle a à peine 30 ans et tout ce que l’Assistance Publique peut lui dire c’est qu’il est toujours vivant, et lui ne l’a jamais su.
Jean Genet : … des fleurs de genêt, j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi, peut-être la fée de ces fleurs.
— Jean-Pierre Renaud : Il a tout le temps rodé autour dans le coin, il partait en quatre L, ici pour, voilà, je ne sais pas, une inscription constante présente à la mémoire. Il y a une espèce d’inconscient du lieu qui fait qu’il revenait ici…
Jean Genet : Enfin par elles dont je porte le nom le monde végétal m’est familier. Je peux sans pitié considérer toutes les fleurs, elles sont de ma famille.
— Jean-Pierre Renaud : Écrire, c’est toujours parler de l’enfance…
Jean Genet : … si par elles je rejoins aux domaines inférieurs – mais c’est aux fougères arborescentes et à leurs marécages, aux algues, que je voudrais descendre – je m’éloigne encore des hommes.
Extrait de Notre-Dame-des-Fleurs : Le village possédait parmi ses accessoires un vieux château féodal entouré de fossés bruissant de grenouilles, un cimetière, la maison de la fille-mère et la fille-mère elle-même, un pont à trois arches de pierre sur trois arches d’eau claire, où pesait chaque matin un brouillard épais, qui finissait par se lever sur le décor. Le soleil le tailladait en lambeaux, qui allaient un instant habiller les arbres maigres et noirs. […] Il ouvrait la porte de sa chambre, qui était de plain-pied avec le jardin, enjambait la barre d’appui - geste d’amoureux, de cambrioleur, de danseuse, de somnambule, de baladin – et sautait dans le potager, limité par une haie de sureaux, de mûriers, d’épines noires, mais où l’on avait su arranger, entre les planches de légumes, des bordures de réséda et de soucis.
— Nedjma Bouakra : La fenêtre de sa chambre donne sur la cour d’école. Jean Genet imagine dans Notre-Dame-des-Fleurs un écolier vêtu d’une élégante culotte de serges bleus, boutonnée dans le dos à l’aide de boutons de porcelaine blanche. Mais sa rêverie s’interrompt et il aperçoit un autre enfant. « Il n’était en deuil de personne et c’était touchant de le voir tout en noir. Il appartenait à la race des enfants pourchassés. » Le village accueille 175 enfants, une petite personne sur dix dans la commune. En 1911, 702 enfants dépendent comme lui de l’agence de Saulieu et sont placés dans les villages voisins. Ils sont tous distingués par une pèlerine noire, les enfants de l’assistance, si « tôt ridés ».
— Jean-Pierre Renaud : Pour aller à l’école, on peut penser qu’il avait la pèlerine. C’est celle que tous les gosses de l’assistance portent, c’est leur trousseau. Le maître d’école avait demandé d’écrire une petite rédaction.
Jean Genet [« Die Zeit », 13 février 1976.]] : « Je vous rappelle que je n’ai ni père ni mère, que j’ai été élevé par l’Assistance Publique, que j’ai su très jeune, que je n’étais pas français, que je n’appartenais pas au village. J’ai été élevé dans le Morvan. Je l’ai su d’une façon bête, niaise, comme ça. Le maître d’école avait demandé d’écrire une petite rédaction. Chaque élève devait en décrire sa maison. J’ai fait la description de ma maison. Il s’est trouvé que ma description était, selon le maître d’école, la plus jolie. Il l’a lu à haute voix et tout le monde s’est moqué de moi en disant « Mais c’est pas sa maison, c’est un enfant trouvé. » Et alors il y a eu un tel vide, un tel abaissement. J’étais immédiatement tellement étranger [7]
— Madame Verne : Effectivement, c’est un cataclysme. C’est un enfant extrêmement brillant. L’instituteur a demandé de faire une rédaction sur leur maison, et lui, il décrit la sienne. Et puis dans la classe à un moment donné, un des élèves dit « Mais c’est pas ta maison. » Et là, il découvre qu’il est un enfant de l’Assistance Publique. Il appelle ses parents nourriciers, papa, maman, Berthe, c’est sa sœur… Et là tout d’un coup toute sa confiance dans cette famille s’écroule et tout d’un coup il est nappé de honte.
— Nedjma Bouakra : Jean-Pierre Renault, vous vous dites « Il l’a toujours su, il l’a toujours su qu’il était trouvé. »
— Jean-Pierre Renault : Je ne sais pas à quel moment… Bon, là, il le réalise. Parce qu’avant… Un enfant, il est avec sa mère : il est avec sa mère, c’est tout ; sa mère c’est Eugénie.
— Nedjma Bouakra : Ils sont quand même désignés comme des enfants différents avec leurs habits différents dans le village.
— Jean-Pierre Renault : Oui, c’est drôle ce que vous me dites, parce qu’il y a une communauté, effectivement, ils peuvent se reconnaître puisqu’ils portent les pèlerines – mais bon ils sont nombreux quand même –, donc… Ils portent le collier d’os, ils sont reconnaissables. C’est là qu’il y a le numéro de l’Assistance Publique, le numéro de l’enfant qui doit toujours porter sur lui et le toubib quand il vient faire les contrôles régulièrement, il faut qu’il l’ait toujours autour du cou. Le collier de chien.
Extrait de Notre-Dame-des-Fleurs : « … un village aux jours non moins étranges que les nuits, où des cortèges, les jours de Fête-Dieu ou de Rogations, traversaient la campagne crispée par le soleil de midi, de processions composées de fillettes aux têtes de porcelaine, vêtues de robes blanches et couronnées de fleurs d’étoffe, d’enfants de chœur balançant dans le vent des encensoirs couverts de vert-de-gris, des femmes raides dans leur moire noire ou verte, d’hommes gantés de noir soutenant un baldaquin oriental d’allure, empanaché de plumes d’autruche, sous lequel le prêtre se promenait en portant un ostensoir. Sous le soleil, parmi les seigles, les pins, les luzernes, et se renversant dans les étangs, les pieds au ciel. »
— Albert Dichy : Il fait partie de ces écrivains de cette génération qui ont reçu le cinéma, qui était encore relativement récent quand il était jeune, il voit ses premiers films dans le village d’Alligny les jours de foire, il pense tout de suite qu’il fera quelque chose dans le cinéma.
— Nedjma Bouakra : Nous sommes dans quelle campagne ? C’est une campagne humide, fraîche.
— Yves Pagès : C’est un peu vallonné au loin, mais là on est dans un creux, et oui il y a un lac pas loin, donc il y a en effet de l’humidité… les activités principales, c’est la coupe du bois, et on ouvre le film sur un rite funéraire. On suit un petit cortège funèbre, c’est une vue de loin, on peut imaginer aussi que c’est les rituels, le dimanche.
Mademoiselle, film de Tony Richardson, d’après un scénario de Jean Genet, avec Jeanne Moreau.
— Mademoiselle ! Mademoiselle ! Qui a donné l’alarme ?
— Je ne sais pas !
— Mademoiselle !
— Yves Pagès : L’héroïne, la nuit, enflamme les granges, empoisonne les lavoirs, dans une discrétion absolument totale que personne ne peut soupçonner. Comme il est impossible qu’on la suspecte, qui va-t-on suspecter ? On va suspecter ce saisonnier, cet étranger. Alors lui c’est un corps muscléux magnifique, c’est l’étranger fantasmatique, avec la démarche chaloupée, toutes les attitudes corporelles du bûcheron lui-même sifflant. On a très peu connaissance de lui sinon par son corps et voilà cet homme des bois qui surgit souvent de façon un peu imprévue à l’intérieur du sous-bois…
Nedjma Bouakra : Il apporte quelques seaux d’eau, pour sauver le village, éteindre le feu…
Yves Pagès : Ensuite, ce personnage a un fils, et ce fils, on apprend que sa mère est morte, on le voit un peu dans des scènes de classe, et on voit que cette institutrice essaie de prendre en charge ce môme qui évidemment est un peu paumé dans la classe, et puis ensuite elle va littéralement le bizuter – la darkside des instituteurs de la IIIe République –, avec des scènes qui sont très dures, où elle réprouve ce gamin dans une esthétique qui allie la brutalité et la tendresse et la douceur, qui allie même à certains moments des micro-scènes d’humiliation, de crachat… Il y a à peu près toutes les teintes et toutes les humeurs du désir.
Extrait du film Mademoiselle : Vous, Bruno, qui étiez la Reine à cette époque ?Naturellement vous ne savez pas, vous ne savez jamais rien. Venez ici, regardez vos genoux, ils sont sales. Enlevez vos chaussures. Regardez vos pieds. Ils sont sales. Vous êtes dégoûtant.
— Nedjma Bouakra : C’est vraiment un souffre-douleur, ce petit Bruno…
— Yves Pagès : Oui. Alors Bruno, c’est un souffre-douleur plutôt abîmé, plutôt passif, plutôt…
— Nedjma Bouakra : Comment appellent-on les enfants qui sont justement ces enfants, les enfants pupilles de la nation et qui sont placés dans le Morvan ?
— Jean-Pierre Renault : Les « metteurs de feu ». Oui, ils étaient surnommés comme ça par les gens du village, les « petits Paris », les gamins, peut-être pas sans raison, avec des traces de faits divers, peut-être… c’est le langage populaire, les « metteurs de feu ».
— Yves Pagès : On les appelle « Culs-de-feu », qui est un terme déjà qui a dû marquer extrêmement Genet, c’est évident, et qui font le lien entre son vécu et l’imaginaire ultérieur de ce scénario : « culs-de-feu », perpétuellement suspectés de mettre le feu et avec des petites boîtes d’allumettes, c’est un enfantillage. Et il transforme cet enfantillage périlleux, dangereux, il le transforme là en une démarche extrêmement intentionnelle et délibérée chez cette femme. Il a grandi...
— Nedjma Bouakra : Jean Genet…
— Yves Pagès : Il a grandi, il utilise tous ses savoir-faire de l’enfance pour affiner des provocations.
Extrait de Notre-Dame-des-Fleurs : Comme la fraîcheur de la nuit tombant sur sa robe blanche lui donnait des frissons, il s’approchait de la fenêtre grande ouverte, se glissait sous la barre d’appui, refermait la fenêtre et se couchait dans un immense lit. Avec le jour, il redevenait l’écolier pâle, timide, que le poids des livres fait plier.
— Albert Dichy : Mais si on prend Jean Genet à Alligny-en-Morvan, on peut penser d’abord que la question centrale, c’est qu’il est accueilli mais il n’a pas de place. Donc même si cette période reste peut-être une des périodes heureuses de sa vie, où il grandit, on voit bien d’ailleurs qu’il se développe bien, qu’il est premier de la classe, même s’il reste un enfant très solitaire, mais au fond, dans la maison de ses parents nourriciers, il est plutôt bien accueilli, il a des parents qui sont bienveillants, mais il sait qu’il n’a pas de place.
— Nedjma Bouakra : À 13 ans, les enfants de l’Assistance Publique doivent trouver du travail. Comme garçon de ferme, c’est son destin, Jean-Genet, d’être garçon de ferme ?
— Albert Dichy : Le destin de Genet, oui, c’était d’être valet de ferme. Lorsque j’ai fait mes recherches autour de Genet, brusquement, regardant la liste des enfants qui étaient dans le village, dans les années où ils y étaient, je vois brusquement le nom d’un enfant qui s’appelle Jean Querelle. Querelle. Ça ne peut qu’attirer l’attention. J’ai demandé où se trouvait ce Querelle, il était encore vivant. Je lui ai posé des questions, je lui ai demandé s’il se souvenait de Genet, il ne se souvenait de rien. Et puis à un moment donné, il m’a dit, voilà, j’ai été valet de ferme toute ma vie, j’ai travaillé toute ma vie pour les autres. Et aujourd’hui, je n’ai rien oublié parce que je n’ai rien à me rappeler de ma vie. En sortant, je me suis dit, Jean Querelle est exactement ce que Genet aurait dû être. Et ce que Genet a fait en écrivant, c’est inventer, inventer une place à lui.
— Monsieur Cortet [8] : La plupart du temps, les enfants sont placés dans les fermes. La famille compte parfois là-dessus pour faire un revenu substantiel.
— Nedjma Bouakra : Ils remplacent, ils ouvrent, ils récoltent. C’est le cas d’un jeune homme, par exemple, dont il est question dans Notre-Dame-des-Fleurs…
— Monsieur Cortet : Alors Culafroy, oui, c’est un jeune homme qui a été, enfin, un enfant qui a été élevé ici aussi. Et je crois que lui, comme Genet, était très intelligent, il aurait pu poursuivre. Mais il me semble bien qu’il a été placé dans une ferme. Dans beaucoup de témoignages, les enfants disent qu’ils sont mis un peu à part, que certains même sont plus ou moins bien traités, voire mal traités. Ce n’est pas le cas général dans le Monvan, mais ça existe. Ils sentent très bien qu’ils ne font pas partie de la famille.
— Jean-Pierre Renault : C’est-à-dire qu’ils n’ont pas tous le même destin, comme l’enfant Culafroy, les gamins. Il était battu.
Extrait de Notre-Dame-des-fleurs : Les camarades l’appelaient « Culasse » et ce nom, prononcé au milieu des jeux, le souffletait.
— Jean-Pierre Renault : Ils allaient aux champs, et quand ils rentraient, ils ne mangeaient pas à table, et ils l’attachaient au pied de la table.
Extrait de Notre-Dame-des-fleurs : Mais ces sortes d’enfants, comme les vagabonds, ont dans leur sac des roueries charmantes ou terribles pour faire s’ouvrir devant eux des refuges douillets et chauds où l’on boit du vin rouge qui soûle et où on est aimé en secret. Par le plafond de l’école du village, tel un voleur traqué, Culafroy s’évadait, et parmi les écoliers sans soupçons, pendant les récréations clandestines (l’enfant est le re-créateur du ciel et de la terre), il retrouvait Jean-des-Bandes-Noires.
— Jean-Pierre Renault : Jean Genet, il emmenait la vache comme ça puis il allait rêver dans le pré au-dessus des Paillus. Sinon, il est seul. Il est seul. Tu es un enfant qui est toujours tout seul. Dans la cour de l’école, il était toujours tout seul. Ou alors, il partait sur la route là pour aller à l’étang neuf avec un livre sous le bras, et tu le voyais partir et puis toute la journée, tout seul à l’étang. Là, il était déjà… Je ne sais pas si c’était écrire, mais… Il était déjà en position d’écrivain.
Extrait de Notre-Dame-des-fleurs : Divine la Cascadeuse n’était encore qu’un gamin de village et s’appelait Louis Culafroy. […] Les ardoises bleues et coupantes, les pierres de granit de la maison, les vitres des hautes fenêtres, isolaient Culafroy du monde. Les jeux des garçons qui habitaient après la rivière étaient des jeux inconnus, que les mathématiques et la géométrie compliquaient. Ils se jouaient le long des haies, et, pour spectateurs attentifs, avaient les boucs et les poulains des prés. Les joueurs eux-mêmes, acteurs-enfants sortis de l’école, sortis du bourg, reprenaient leur personnalité agreste, redevenaient bouviers, dénicheurs de merles, grimpeurs, faucheurs de seigle, voleurs de prunes.
— Jean-Pierre Renault : Donc ça lui plaît pas trop d’aller déshabiller les chèvres et tous les autres travaux. Allez garder la vache auprès des Paillus là-bas…
— Monsieur Cortet : Mes grands-parents avaient une ferme qui était sur le chemin du pré où ils conduisaient la vache d’Antonin Renaud. Et il s’arrêtait souvent là parce que mon père avait une sœur plus âgée que lui, qui avait seulement deux ans de moins que Jean Genet et ils jouaient ensemble. Ils faisaient de la cuisine, ils faisaient des gâteaux, ils faisaient un peu de couture. Ils compulsaient des journaux de mode. Voilà ce que j’ai entendu dire à mon père. Mais après, on sait qu’il est parti dans une école peut-être quand même, mais ça s’arrête là. On sait qu’il a fait beaucoup de fugues, qu’il était voleur, parce qu’en général les fugues et les vols étaient liés, qu’il a séjourné en prison, c’est tout ce que j’entends dire.
Extrait de Notre-Dame-des-fleurs : Il appartenait à la race des enfants pourchassés, tôt ridés, volcaniques. Les émotions ravagent les visages, arrachent la paix, gonflent les lèvres, plissent les fronts, agitent les sourcils de frissons et convulsions subtils.
— Nedjma Bouakra : Jean Genet, ignorait-il qu’il serait chassé de sa famille à 13 ans, comme tous les enfants de l’Assistance Publique, gagés au marché de Saint-Jean pour aller travailler au champ ? Ignorait-il qu’il était de l’Assistance avant toute chose, lui qui baptisait poupée, chien dans l’eau de la fontaine et appelait sa mère nourricière Eugénie Rénier, maman. Peut-être. Celle qui ignorait ses chapardages, ses manières différentes, Eugénie Rénier meurt le 4 avril 1922, et jamais sous sa plume, son nom n’apparaît.
Je suis Jean Genet parce que je suis un voleur. Sinon je serais une eau claire [9].
— Jean-Pierre Renault : Il perd sa mère, il reste avec Berthe et Antonin Renaud. Et là, ça ne se passe pas bien parce qu’Antonin, lui, il fait le boulot ici, et quand il l’emmène pour, par exemple, retirer l’écorce de chêne qu’ensuite il va vendre à Saulieu à la tannerie, lui, ce n’est pas tout à fait ce qu’il a envie de faire, je crois, Genet, parce qu’il a déjà – déjà – commencé à écrire. Ça a été un an de rapport difficile, où il partait plutôt dans la campagne là-bas, il fuguait pas très loin, mais il avait ses coins au-dessus dans les champs de seigle, où il avait des rendez-vous…
— Nedjma Bouakra : Et que se passe-t-il, finalement ? Avec Antonin ?
— Jean-Pierre Renault : Bah, il le fout dehors…
— Madame Verne : Par exemple, j’ai deux lettres, ce sont les deux seuls du dossier, de Berthe Renaud, donc la fille d’Eugénie Régnier, qui au décès de sa mère va s’occuper de Jean Genet. Jean Genet est parti à l’École d’Alembert le 17 octobre.
« Mon cher petit Jean, je viens de recevoir ta lettre avec l’adresse et je m’empresse de te faire réponse, car je vois que tu t’ennuies. Je comprends, mon cher petit Jean, moi aussi je trouve le temps bien long, mais c’est pour ton bien. Il faut que nous soyons courageux. »
Alors après, si je dois décrypter, ça va être compliqué…
« J’espère que les névralgies sont passées… Ici, nous sommes tous en bonne santé. Mon petit Jean, il ne faut plus penser à nous. Il faut bien travailler pour me faire plaisir et faire un bon petit homme. »
— Jean-Pierre Renault : Il faut qu’il quitte la famille.
— Nedjma Bouakra : Qu’est-ce qui se passe avec cette famille qu’il accueille, ses enfants, qu’ils le connaissent, qu’il a peut-être pu appeler frère et sœur, qui ne se retourne pas sur lui… Ni Berthe, ni Lucie, ni Antonin ne viennent le rechercher plus tard…
— Jean-Pierre Renault : Oui, parce qu’il est foutu dehors, ils ne le reprennent pas. C’était pas fermé, physiquement, mais c’était fermé symboliquement.
— Nedjma Bouakra : Personne ne le reprend quand il fugue…
— Albert Dichy : À part ces papiers, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de choses qu’il ait conservées de sa vie personnelle. Peut-être quand même une chose qui est assez forte, le diplôme de son Certificat d’Étude primaire, c’est la seule chose qu’il ait eue dans la vie, dans Notre-Dame-des-Fleurs-Divine, qui représente un peu Genet, dit qu’elle porte sur elle son diplôme de ce Certificat d’Étude, qui est le seul diplôme d’une vie scolarisée de Genet, puisqu’on sait qu’à partir de l’âge de 12 ans à peu près, Genet ne reçoit plus aucune instruction d’un niveau supérieur. Le Certificat a été retrouvé par miracle entre des draps. Sa mère nourricière a conservé dans la maison où Genet a été élevé, à Alligny-en-Morvan.
— Nedjma Bouakra : Qu’est-ce qu’il emporte quand il fugue ? Qu’est-ce qu’il emporte avec lui, Jean-Genet ?
— Albert Dichy : Quand il est arrêté, il y a un descriptif très précis de tout ce qu’il a sur lui, et en fait, il n’a rien avec lui, à dire à part ce qu’il porte, il n’a rien.
— Nedjma Bouakra : C’est, dans Jean-Genet Matricule 192.102, le greffe dresse l’inventaire de ses vêtements.
— Albert Dichy : Oui, donc « un paletot velours, un pantalon gris, une paire de souliers, une casquette grise, une chemise de couleur ». Donc c’est tout ce qu’il a sur lui.
— Madame Verne : L’Assistance Publique, elle va le suivre jusqu’à sa majorité. Et c’est elle qui se doit de gérer justement les incartades, lorsqu’il s’évade de l’école d’Alembert, c’est eux qui vont être prévenus, les commissariats vont être prévenus, ils envoient des avis de recherche…
Lisant :
« Mon cher collègue,
Genet Jean, né le 19 décembre 1910, numéro 182, a été admis le 21 juillet 1911, est arrivé à Saulieu le 29 juillet 1911. Il a bien été inscrit au R.O., numéro 17-34-25-10, Côte d’Or. Il s’est montré excellent élève à l’école. Il a été admis au Certificat d’Études avec la mention « Bien ». Son instituteur écrivait le 4 juillet 1923, notre collègue Pernay, « cet élève est d’un esprit très vif et très fin, il m’a donné entière satisfaction. » Il a été admis à l’école d’Alembert le 11 octobre 1924, mais il s’est évadé le 3 novembre 1924, parce qu’il s’ennuyait. »
— Jean-Pierre Renault : Je ne sais pas si vous vous souvenez dans le roman, il parle de… c’est un rêve, où il a passé la barrière de son enfance, et il est poursuivi dans son cauchemar, il est poursuivi par le taco, c’est-à-dire la locomotive du taco sur le chemin sur lequel on est là, et j’arrête pas de penser à ça depuis tout à l’heure, et là on marche vers des barrières ici, c’est quelque chose les barrières pour les ouvrir.
— Nedjma Bouakra : Et justement, Jean-Genet, un 30 juin 1923, il est dans ce taco, brinqueballant, et puis va jusqu’à la préfecture de Montsauche.
— Jean-Pierre Renault : Quand il va passer le certificat d’étude…
— Nedjma Bouakra : il est reçu premier.
— Jean-Pierre Renault : Oui, et là, il devrait aller au collège à Montsauche… Et non. Un enfant de l’Assistance, il est libéré du contrat que ses parents ont, et bon, il se retrouve à partir dans une école pour être imprimeur.
— Nedjma Bouakra : École d’Alembert.
— Jean-Pierre Renault : École d’Alembert, une école professionnelle. Et là, le gamin, ça lui plaît pas du tout. Du coup, il reprend un autre train, tout de suite derrière, il reprend un autre train, et on le retrouve à Nice.
— Madame Verne : Lorsqu’il a fait ses fugues, donc il a quitté Paris, il est allé à Marseille, il s’est fait prendre à Marseille, il a fugué, il est allé à Nice, de Nice, il s’est fait reprendre, il a réfugié, il s’est retrouvé à Grasse, puis là, il avait faim et tout, il a frappé chez deux dames, madame Loison et madame Tredwell, anglaises, qui l’ont accueilli, il était sale. Et puis elles ont commencé à discuter avec lui et elles se sont prises d’affection avec cet enfant. Elles l’ont trouvé tout à fait extraordinaire, d’une très forte sensibilité. Elles ont réussi en discutant avec lui à lui faire parler de l’Assistance Publique, et de cette honte d’être enfant de l’Assistance Publique. Et au bout de deux, trois jours, qu’il a réussi à oser parler de cette honte, ils disent « mais c’est un enfant qui était gentil, c’est un enfant bien élevé ». Et on sent que les gens s’attachent à lui.
Je n’ai que le début d’une lettre de cette madame Tredwell. Elle s’adresse à monsieur le directeur de l’Assistance Publique de Paris, pour lui dire :
« Cher monsieur,
le vendredi 12 novembre, il est arrivé chez nous dans la campagne un garçon de 14 ans qui s’appelle Jean Genet. Il est arrivé dans la pluie, la souffrance, et il y a eu un accident qui lui a causé des hémorragies assez graves. Je me suis attaché un peu à ce garçon. En parlant avec lui, j’ai vu qu’il était surmené par quelque chose qui lui a fait de la peine. Il m’a donné sa confiance, mais je sentais qu’il y avait quelque chose dont il ne voulait pas parler. Hier en parlant avec lui, il m’a dit qu’il ne peut pas me dire qu’il est un enfant de l’Assistance Publique, car à son âge, c’est une honte. Pour cela, c’est parce que ses camarades plus âgés lui ont fait des misères en prenant sa nourriture et en le faisant travailler pour eux. Il est parti déterminé à gagner sa vie. »
Après je n’ai pas la suite… Ah, si : « … la peur d’y être mis encore à la porte… »
— Nedjma Bouakra : Les derniers mots que l’on peut déchiffrer, c’est la peur.
— Madame Verne : Oui, c’est la peur.
— Jean-Pierre Renault : Moi, ça me fascine ces barrières-là. Donc là, on est, ça passe en dessous. « J’ai enjambé la barrière de mon enfance », je crois, il dit. Je ne sais pas si ce sont les mots exacts. Bon, c’était un rêve.
Jean Genet [10] : De la planète Uranus, paraît-il, l’atmosphère serait si lourde que les fougères seraient rampantes ; les bêtes se traînent écrasées par le poids des gaz. À ces humiliés toujours sur le ventre, je me veux mêlé. Si la métempsycose m’accorde une nouvelle demeure, je choisis cette planète maudite, je l’habite avec les bagnards de ma race. Parmi d’effroyables reptiles, je poursuis une mort éternelle, misérable, dans les ténèbres où les feuilles seront noires, l’eau des marécages épaisse et froide. Le sommeil me sera refusé. Au contraire, toujours plus lucide, je reconnais l’immonde fraternité des alligators souriants. »
— Albert Dichy : Au fond, Genet, il commence à écrire en prison, c’est-à-dire dans ce qu’il décrit lui-même comme un cercueil, ou plutôt, Genet dit lui-même que tous ses livres sont comme des enterrements. Donc il est mort. « Vivre, c’est survivre à un enfant mort ». C’est une phrase de Genet, c’est effectivement tous ses premiers romans, sont des discours d’enterrement. En même temps, ils sont des sorties, parce que sortir de prison, il dit aussi faire éclater ma cellule dans une gerbe de myosotis, c’est par la langue que ça se fait, c’est par la magie de la langue, et là, on a un peu ce qui anime l’ensemble de son œuvre, c’est-à-dire avoir une langue suffisamment vivante, allègre, travaillée, travaillée au feu pour pouvoir parvenir à échapper à cette mort. Peut-être le terme le plus important, si on parle de l’œuvre de Genet, c’est le mot de sortie, parce que sortir de prison, sortir de... Trouver l’issue, trouver le moyen de sortir, échapper, y compris à sa propre gloire, à sa propre image, fuir, ça a été quand même la grande ligne de toute l’œuvre de Genet.
– Avec Albert Dichy, Bertrand Ogilvie, Emmanuelle Lambert, Jean-Pierre Renaud, Madame Verne et M. Cortait, Yves Pagès.
– Jean-Genet est interprété par Thierry Ancisse.
– Responsable éditoriale Emmanuel Laurentin ; coordination Christine Bernard, chargée de programme Anne-Vanessa Prevot ; documentation musicale Anoitne Vilose ; Bruitage Aurélien Bianco ; Prise de son Jérémye Tuile et Emmanuel Côturier ; Mixage Bruno Mourland, Documentation Anne-Lise Signoré.

