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Jean Genet | La compagnie des auteurs [1], « Vie et mort »

France Culture, émission de Mathieu Garrigou-Lagrange

lundi 4 février 2019


Emission de février 2019, cycle d’entretiens autour de Jean Genet — le premier épisode est consacré à la vie et à l’œuvre, avec Albert Dichy, directeur littéraire à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine.



Mathieu Garigou-Lgrange : Comme celle de Proust ou de Céline, la prose de Jean Genet a marqué la littérature française du XXe siècle. Il a été ce poète de la violence, passant sa vie à observer ces fleurs qui poussent sur le mal et la trahison, et il a inventé une langue pour raconter tout cela. L’idée de la trahison, d’ailleurs, n’avait pas pour lui le sens que nous lui donnons communément. Trahi lui-même, par la vie, pourrait-on dire, il s’est employé à esthétiser cette notion, à la rendre elle aussi poétique, au prix parfois de ce que certains ont lu comme des dérapages. Et parmi ceux qui se sont interrogés sur la violence de ces textes, on trouve Yvan Jablonka, auteur en 2004, de l’essai Les vérités inavouables de Jean Genet. Il viendra jeudi nous exposer son point de vue sur l’auteur de Notre-Dame-des-Fleurs. La veille mercredi, Agnès Vanouvong sera dans ce studio pour nous parler de Genet sous l’angle des études de genre et en seconde partie, c’est du rapport de l’écrivain avec les arts plastiques dont il sera question, toujours avec elle. Enfin demain, nous parlerons du théâtre de Genet et de son rapport à la Méditerranée. Ce sera avec Emmanuel Lambert [1] Aujourd’hui pour raconter la vie de Jean Genet, nous sommes avec Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine, où il est également responsable du fonds Genet, dont il est l’un des grands spécialistes. On lui doit notamment, Jean Genet, Matricule 192-102 aux éditions Gallimard en 2010, et il a aussi collaboré à la biographie de l’écrivain rédigé par Edmund White, toujours aux éditions Gallimard, mais en 1993, en lui fournissant une chronologie très détaillée. Edmund White, que je vous propose d’écouter tout de suite en introduction à cette émission.

Edmund White : Il a toujours jeté la poussière dans les yeux, surtout aux gens qui voulaient être biographes, et il détestait l’idée de la biographie. Et ça, je pense que ça tient au fait que, dans ces romans, il parle avec l’autorité de l’aveu. Ce sont des confessions, mais des confessions travaillées, puisqu’il a beaucoup changé les choses dans sa vie. La plupart des écrivains qui changent les faits de leur vie le font pour se mettre en valeur. Mais lui, non, c’est presque le contraire. Par exemple, quand il était à Mettray, il s’est évadé, et c’était la chose la plus héroïque qu’il ait faite, jusqu’à ce point, dans sa vie. Mais il donne toute cette histoire à un garçon qu’il admire, à un autre garçon. Il dit : quand je suis arrivé à Mettray, il y avait un autre garçon, qui s’appelait Rigault, qui s’est évadé, qui est allé jusqu’à une certaine ville… Et tous les faits qu’il raconte sont ceux de sa propre évasion.

M. G.-L. — Ce que vient de nous dire en archive Edmund White, qu’est-ce que ça montre de cette personnalité un peu insaisissable qui a été Jean Genet, selon vous ?

Albert Dichy — C’est très intéressant, ce qu’il a dit, parce qu’il pointe un des points peut-être les plus névralgiques dans son œuvre, qui est au fond le fait… On a beaucoup parlé de l’exaltation du mal dans l’œuvre de Jean Genet. Mais cette exaltation du mal, elle est aussi chez lui toujours une façon de prendre le mal sur lui. Ce qui serait la condition, d’ailleurs, pour qu’il puisse ensuite être partagé et devenir bien commun. Mais il faut qu’il prenne le mal sur lui et surtout que le mal social, le mal général, ne soit pas fixé sur quelques personnes particulières.

M. G.-L. — Alors il prend le mal sur lui, même davantage que ce qui lui appartient. Edmund White disait un petit peu plus loin dans cette archive qu’il avait laissé entendre à beaucoup de gens qu’il avait été un assassin, et ce qui est totalement faux.

A.D. — Je crois que c’est un peu difficile de le savoir aujourd’hui, mais je crois que oui, on n’a trouvé aucune trace vraiment de…

M. G.-L. — Mais vous avez peut-être un doute quand même sur ce sujet.

A.D. — Disons : je pense qu’il a rêvé d’être un assassin, parce que l’assassin est celui qui franchit la frontière, qui se place hors de la société, et il a toujours eu une terrible peur d’être pris dans la société. Donc l’assassin est celui qui a une sorte de garantie : il ne peut pas être réintégré facilement.

M. G.-L. — Il n’a pas pu franchir le pas selon vous…

A.D. — Il a été un petit voleur, comme disait Cocteau. Il aurait voulu être un grand voleur, mais si on regarde bien son œuvre, c’est plus la défense des petits voleurs… Il y a de grands assassins aussi, qu’il a chantés — il chante les grands assassins — et peut-être que s’il a commis un crime, il est plus dans le chant que dans l’acte. Et d’ailleurs, il a très vite compris qu’il y avait quelque chose de pire que de commettre le mal : c’est de chanter le mal.

M. G.-L. — Alors Edmund White, qu’on entendait en archive, s’est donc basé sur cette chronologie que vous lui avez fournie, une chronologie très précise, et puis il en a fait un récit qu’il a voulu un petit peu cinématographique. Et finalement cette idée de l’écriture cinématographique, elle est assez appropriée, parce que l’écriture de Genet aussi, elle est un petit peu cinématographique…

A.D. — Je pense qu’au fond tout cela est lié à la question du rêve. Genet a toujours dit que, durant toutes ces années qu’il a passées en prison, la seule chose qu’il pouvait faire, c’était de rêver ; que la prison est une formidable fabrique de rêves, que tous ceux qui sont en prison passent leur temps à cela. Et ce qu’il a réussi quand même, c’est à passer du rêve à l’écriture, ce qui est vraiment le grand passage. Mais en passant à l’écriture, il n’a pas transformé le rêve : il a essayé de le conserver. Et donc il a créé une œuvre qui effectivement a quelque chose en commun avec l’écriture cinématographique, qui procède par montage, par court-circuit, par mise en relation de choses qui ne sont pas linéaires. Voilà : il a cassé quelque chose de la linéarité du roman traditionnel, ou de l’écriture traditionnelle.

M. G.-L. — Finalement, et toujours pour citer Edmund White, il a eu une vie de moine, parce que les moines passent leur vie en cellules. Et puis Genet a été aussi qualifié de saint par Sartre. Ça vous semble juste ces métaphores religieuses pour parler de Genet ?

A.D. — Genet évoque cette question lui-même, avant même Sartre, parce que Sartre s’en sert pour son livre. Mais dans Le Journal du Voleur, il y a toute une réflexion sur le saint qui est hors de la société, et donc qui n’est pas dans l’église. Il y a un grand clivage entre le religieux, l’homme d’Église, et le saint. Le saint est hors de l’église, et dans ce sens, il est beaucoup plus proche de grandes figures comme les criminels, les meurtriers, les gens en marge.

M. G.-L. — À tel point que Lydie Datas, qui a vécu un moment avec Genet, disait qu’il vivait toujours un petit peu comme dans une cellule, puisqu’en 1957, il avait acheté un appartement : il y avait deux pièces, et il avait cette phrase, qui était de dire que quand je me trouve dans une pièce, j’ai l’impression que l’autre se sent seule et il faut que je me précipite à son secours. C’est assez joli et en même temps symptomatique.

A.D. — C’est la question de l’abandon qui est centrale chez Genet. La chambre seule est abandonnée, et donc elle se retrouve comme lui. Il doit tout de suite y aller pour la sauver. Il y a quelque chose, dans le mouvement de son œuvre, qui est de l’ordre du salut. Il y a quelque chose qui est salvateur.

Le Journal du Voleur. Je suis né à Paris le 19 décembre 1910, pupille de l’assistance publique. Il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j’ai 21 ans, j’obtenais un acte de naissance. Ma mère s’appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J’étais venu au monde, au 22 de la rue d’Assas. Je voulais donc quelque renseignement sur mon origine, me dit-on, et je me rendis rue d’Assas. Le 22 était occupé par la maternité. On refusa de me renseigner. Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande, et singulièrement aux crépuscules, au retour de ma visite aux ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais, des fleurs de genêt, j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi, peut-être la fée, de ces fleurs [2].

M. G.-L. — Genet avait sept mois seulement, quand sa mère l’a confié, c’était le 28 juillet 1911, au bureau d’abandon de l’Hospice des enfants assistés, qui se trouvait à l’époque à Denfert-Rochereau. Sa mère s’appelait Gabrielle Genet. Elle-même a disparu juste après avoir abandonné son enfant : ils ne se sont plus jamais revus. Elle est morte huit années plus tard de la grippe espagnole. C’est évidemment une part de la biographie de Genet qui est extrêmement connue aussi, mais tout remonte évidemment à ce traumatisme premier.

A.D. — Oui, il y a cette figure qui est un peu comme une case vide dans l’œuvre de Genet et dans la biographie d’ailleurs, puisque nous n’avons pas une seule photo par exemple, une seule reproduction : on ne sait pas à quoi elle ressemblait.

M. G.-L. — Il y a des lettres qu’on a retrouvées après la mort de Genet, et ça c’est assez déchirant parce qu’il n’aura jamais pu lire les lettres envoyées par sa mère à l’assistance publique, dans lesquelles elle parle de ses petits garçons — car il y en avait en réalité deux, et ça, Genet ne le savait pas non plus.

A.D. — Non. Au fond, ce qu’il y a de terrible aujourd’hui, quand on travaille, par exemple comme je l’ai fait, sur l’œuvre de Genet, sur sa vie, c’est qu’on en apprend beaucoup plus que ce que lui-même savait sur des éléments aussi cruciaux. On sait aujourd’hui que sa mère, effectivement, n’a jamais voulu vraiment rompre le lien ; qu’elle ne pouvait pas payer la nourrice à qui elle l’avait confié, et donc elle ne pouvait pas reprendre son fils, mais elle a continué à demander de ses nouvelles à l’Assistance Publique jusqu’à ce qu’elle meure, effectivement, à l’âge de 28 ans. C’est une histoire assez déchirante, au départ de la vie de Genet, et cette mère dont il dit dans Le Journal du Voleur qu’elle était à la fois la mère la plus chérie, puisqu’il n’a pas arrêté de rêver à elle — jusqu’à la fin de sa vie, d’ailleurs —, et en même temps la plus haïe, parce qu’elle l’avait abandonné.

M. G.-L. — Dans les lettres d’ailleurs, elle dit : « j’espère que mon fils ne m’en voudra pas » de l’avoir laissé… Genet, il a donc grandi dans une famille d’accueil, placé à Alligny, dans le Morvan, dans le département de la Nièvre, chez Charles et Eugénie Régnier, menuisier et tenant un bureau de tabac aussi, qui se sont engagés à l’élever jusqu’à l’âge de 13 ans. Et à l’école du village, il a son premier succès littéraire : une petite rédaction que son instituteur avait lue à haute voix, et l’ensemble des camarades de sa classe s’était moqué, du coup, de cette rédaction — là encore, on a une projection dans le monde, pour un garçon sensible, qui est difficile.

A.D. — Alors cette histoire est assez intéressante, d’abord, parce que la rédaction a un thème : le maître avait demandé aux élèves de décrire leur maison. Genet avait écrit ce texte — qu’on ne retrouvera jamais, même en archive, cette rédaction sur sa maison —, et les autres enfants se sont moqués de lui, parce qu’en fait, il était un enfant de l’Assistance Publique et qu’il n’avait pas de maison. Et ce thème de la maison revient dans toute la vie de Genet, puisque d’une certaine façon, on pourrait presque définir Genet comme l’homme qui n’a jamais voulu avoir de maison, sauf peut-être la Maison de correction ou la Maison d’arrêt, et peut-être aussi la Maison d’édition. Mais sinon, il n’a jamais voulu, ou à de très rares moments dans sa vie, habiter quelque part. Et au bout de sa vie, ce qui est la seule maison qu’il reconnaît comme la sienne, c’est une chambre où il est reçu par une vieille Palestinienne : il passe une nuit dans cette chambre, et les derniers mots qu’il écrit dans Un Captif Amoureux, c’est l’interrogation sur le fait que cette nuit, dans une maison, 14 ans plus tôt, est-ce qu’elle avait été rêvée ou est-ce qu’elle avait été réelle… Et donc cette question de la maison hante toute l’œuvre de Genet.

M. G.-L. — Alors la maison, la première maison, il faut la quitter. Il le fait le 17 octobre 1924, en quittant son village, et il va entrer en apprentissage dans une école, l’école d’Alembert, et là Edmund White dit que le jeune Genet était protégé, je le cite, par « la solitude inviolable qui l’accompagnait partout ».

A.D. — Cette solitude n’est peut-être pas d’emblée donnée. C’est une solitude, je dirais, qu’il acquiert de plus en plus, puisqu’au fond, lorsque Genet est dans le village, il est bien sûr marqué par le fait d’être de l’Assistance Publique, donc il est à part, mais il n’est pas le seul : il y a un tiers des élèves de sa classe, qui étaient de l’Assistance Publique.

M. G.-L. — Le Morvan, c’est l’endroit où on plaçait les enfants abandonnés.

A.D. — Alors après, ce qu’il se passe, c’est qu’il y a une chute dans la vie de Genet : c’est le moment où il quitte le village. Il a la chance d’être envoyé dans un centre d’apprentissage…

M. G.-L. — C’est parce que c’est le premier de sa classe…

A.D. — Au certificat d’études, il a été premier de la commune, donc il a la chance de ne pas devenir valet de ferme, qui était son destin. Là, on a la première bifurcation par rapport au destin qui devait être le sien. Il est envoyé dans un centre d’apprentissage où il doit apprendre à être typographe, c’est assez amusant pour quelqu’un qui va devenir écrivain. Mais Genet reste quelques jours à peine et fugue tout de suite. Et là commence une longue série de fugues qui vont amener Genet en prison, en maison de correction d’abord, puis en prison.

M. G.-L. — Qu’est-ce qui se passe exactement le 8 mars 1926, qui fait qu’il est incarcéré à la prison de la Petite Roquette, qui est la grande pourvoyeuse de Mettray, la colonie pénitentiaire dont il va beaucoup parler dans son œuvre.

A.D. — C’est de tous petits délits, mais comme il est sans domicile fixe, qu’il est un enfant qui fugue, qu’il est placé dans des patronages, dans différents lieux, et qu’il s’évade tout le temps, il en arrive à commettre des petits vols et il reçoit sa première condamnation par un tribunal. À cet âge-là, il est condamné à trois mois en cellule individuelle. Alors sur ce passage, il y a quand même une chose que Genet dit à un moment donné quand, plus tard, il est examiné par des psychiatres. Et on lui dit : « Mais pourquoi est-ce que vous avez fait cette première fugue de l’école d’Alembert, le centre d’apprentissage ? Est-ce que vous étiez mal ? » Et Genet répond : « On ne s’en va pas toujours parce qu’on est mal, mais parce qu’on rêve d’autres choses. » Et je pense qu’au fond c’est peut-être ça aussi ce qui est arrivé à Genet, et qui lui est arrivé par une chose simple : les livres. Genet est un formidable lecteur de livres depuis la toute petite enfance, et d’une certaine façon on peut dire qu’il rêve trop fort.

M. G.-L. — S’il rêvait d’autres choses, c’est donc rêver d’être écrivain dans ces conditions-là : envoyé dans cette… alors on ne peut pas dire une prison pour enfants, mais on va dire un centre de redressement peut-être. C’est dans ces conditions-là qu’il rêve de devenir écrivain, et forcément le lieu où il se trouve impacte son imaginaire.

A.D. — Oui, c’est à la colonie pénitentiaire de Mettray, donc où il est envoyé après la Petite Roquette, parce qu’il a pris à un moment donné un train sans billet, mais en réalité c’est parce qu’il a déjà un dossier qui le suit. Donc Genet arrive à la colonie pénitentiaire de Mettray. C’est là qu’il dit que le… comment dire… je ne dirais pas l’idée d’être écrivain, ce n’est pas ça, mais c’est le fait de pouvoir trouver un moyen qui accorde un rêve violent avec une réalité. Et ce moyen, c’est l’écriture. Il y a une chose d’ailleurs qui est très émouvante, que Genet dit à propos de la colonie pénitentiaire de Mettray, qui est en Touraine. Il dit que c’est là, pour la première fois, qu’il tombe sur un recueil de poèmes : un recueil de Ronsard. Et Genet dit cette phrase, qui est très étonnante : quand il a commencé à écrire, il dit : « il fallait être entendu de Ronsard ». C’est-à-dire que quand il prend la plume, il apprend, non pas pour être comme Ronsard ou pour imiter Ronsard, mais pour être entendu de Ronsard — comme si Ronsard était un auteur vivant. Et pour lui, c’est peut-être ça la grande force de l’œuvre de Genet : pour lui, tous les auteurs de tous les temps sont des contemporains.

M. G.-L. — Il lit d’ailleurs aussi ses contemporains, et puis il lit des romans populaires, et il sera toujours sensible finalement à ce mélange entre l’art le plus noble, la poésie de Ronsard, et puis par exemple le mélodrame, qui est celui de son époque.

A.D. — Genet utilise toutes les langues françaises. Celle de Ronsard, qui lui vient presque le plus naturellement — c’est-à-dire les premières phrases des Bonnes, il y a beaucoup d’inflexions qui viennent vraiment de la langue de la Renaissance. Il a lu Maurice Scève, il a lu Rabelais bien sûr. Mais quand il écrit, il fait travailler toutes les langues françaises qu’il a à sa disposition, y compris la langue argotique des prisons ou de Paris.

M. G.-L. — Et il en fabrique une autre.

A.D. — Il en fabrique une autre, qui les mêle toutes, et qui reste une chose assez étonnante, qui est à la fois… c’est pour ça que c’est tellement difficile de classer Genet : ce n’est pas un écrivain moderne, mais c’est en même temps quelqu’un qu’on ne peut pas non plus placer dans la tradition. Donc inclassable, parce que justement il déclasse les langues.

M. G.-L. — Après Mettray, Genet se retrouve à l’armée. Il va d’abord aller en Syrie, à Damas, et c’est peut-être là-bas qu’il va apprendre à devenir ce qu’il sera davantage quarante ans plus tard, c’est-à-dire l’ami des Palestiniens.

A.D. — Oui, c’est très curieux. Bien sûr, il y a ce voyage au Liban-Syrie : il arrive à Beyrouth, il part tout de suite en Syrie ; il sort de la colonie pénitentiaire de Mettray, et là il découvre cette culture d’Orient, accueillante, chaleureuse — les garçons aussi, bien sûr.

M. G.-L. — Sur un mode qui est différent des garçons qu’il a pu connaître à Mettray : un mode beaucoup plus doux. Et il découvre une façon d’aimer qui n’est pas la même, qui est tout de même plus facile d’une certaine manière.

A.D. — Il vient de ce qu’il décrit comme un monde féodal. Les enfants de Mettray, la prison, c’était un univers féodal, régi par la force, le rapport de vassal à dominé. Et lui — il fait toute une catégorie, comme Proust le ferait pour l’aristocratie, des enfants de Mettray —, il se classe parmi les cloches, qui sont la dernière catégorie. Donc là, il découvre une autre forme de société pour la première fois, et il tombe amoureux : il dit qu’il est tombé amoureux du monde arabe. Juste, je voudrais revenir en arrière, parce qu’il y a une chose qui est très troublante dans la vie de Genet : c’est que lorsqu’il vient de quitter son village et qu’il est placé au centre d’Alembert, il y a un rapport qui est fait après sa fugue. Et dans le rapport, le directeur écrit ce qu’il a recueilli de la part des autres élèves, des autres enfants du centre : Genet part en disant qu’il va tourner dans les cinémas en Égypte et en Amérique. Il a 13 ans, il n’a jamais quitté son village, il n’a même pas connu Paris encore, et déjà il y a l’Égypte et l’Amérique. C’est-à-dire, au fond : le monde arabe, qu’il va accompagner dans la dernière partie de sa vie ; et l’Amérique, avec les Black Panthers, qui sera aussi l’autre groupe qu’il va accompagner. On a cette chose étonnante qu’à 13 ans, il a déjà ces deux rêves — qui viennent aussi probablement du cinéma, parce qu’il y avait des films qui étaient projetés —, et sûrement que le rapport avec l’Orient, en tout cas, est quelque chose qui provient de cette ligne-là.

M. G.-L. — Le rêve, c’est toujours un peu le rêve de la liberté chez Genet, et ça se traduit aussi, quand il est à l’armée, par sa désertion. Le 25 juin 1936, il est déclaré déserteur et il va parcourir pendant un an quelques 8500 km à travers toute l’Europe. Ça paraît assez incroyable. Et puis au fur et à mesure que la guerre se rapproche — on ne peut pas détailler toutes les étapes, mais il y a des moments de prison —, et puis il y a cette idée qu’il y a trois vertus : le vol, la trahison et l’homosexualité. Et c’est avec cet état d’esprit que la guerre arrive. Alors on en parlera jeudi, je pense avec Yvan Jablonka, mais il y a cette idée quand même que Genet n’a jamais caché qu’il avait été très content de la victoire des Allemands. Est-ce que vous pouvez nous expliquer un petit peu selon vous d’où vient cette appréciation ?

A.D. — Oui bien sûr. Évidemment, c’est un point qui prête beaucoup à discussion, au débat. Mais il faut bien voir une chose : pour Genet, ce n’est pas tellement la victoire de l’Allemagne qui l’enchante, c’est la défaite de l’armée française, dont il s’est senti exclu puisqu’il en faisait partie, qu’il a lui-même désertée, mais il s’est senti opprimé par l’armée française. Même s’il reconnaît que cette période dans l’armée était une période qui lui a aussi apporté un peu de confiance en lui — il le dit. Mais au fond, c’est la France, qu’il ne supporte pas, qu’il rejette. Là encore, pour comprendre aussi mieux Genet, il faut… Vous aviez cité tout à l’heure cette rédaction qu’il faisait en classe. Genet, lorsqu’il en parle, il dit tout de suite : quand les enfants se moquent de lui dans la classe, il dit : j’ai compris tout de suite que je ne faisais pas partie du village, que j’étais dehors, et que j’étais rejeté par la France. Donc il passe tout de suite de la situation du village à la situation de la France.

Le Journal du Voleur. Parce que toujours seul, mais aidé d’un idéal compagnon, je traversais d’autres frontières. Mon émotion était toujours aussi grande, je franchis toutes sortes d’Alpes. De Slovénie en Italie, aidé par les douaniers, puis abandonné par eux, je remontais un torrent bourbeux. Combattu par le vent, par le froid, par les ronces, par novembre, j’atteignis un sommet derrière quoi était l’Italie. Pour la gagner, j’affrontais des monstres cachés par la nuit, ou révélés par elle. Je me pris dans les barbelés d’un fort, où j’entendais marcher, et je crus entendre des sentinelles. Le cœur battant, accroupi dans l’ombre, j’espérais qu’avant de me fusiller, elles me caresseraient et m’aimeraient. Ainsi la nuit, je l’espérais peuplée de gardes voluptueux. Je m’aventurais au hasard sur un chemin, il était bon. Je le devinais à la reconnaissance de mes semelles sur son sol honnête [3]

M. G.-L. — Quel type de plaisir ça procure pour vous, la lecture de Jean Genet, ou son écoute, comme on vient de le faire à l’instant ?

A.D. — Je découvre toujours de nouvelles choses, évidemment. Surtout quand c’est lu par un comédien qui ajoute sa propre lecture, sa propre interprétation. Genet a une phrase qui est étonnante, remplie de surprises, de bifurcations. Il y a toujours quelque chose de neuf, c’est d’une très grande densité. Au fond, on n’a jamais fini de lire Genet.

M. G.-L. — Ce Journal du Voleur, dont on vient de l’entendre dans un extrait, date de 1949. Il y avait un second roman qui était annoncé, mais qui ne verra jamais le jour. 1949, c’est la date qui marque la fin de sa première et principale période de créativité. Il faut en parler justement, de ces premiers romans, et raconter aussi comment ils ont été publiés pour la plupart clandestinement. Il y a seulement un éditeur qui a eu le courage de publier un des livres de Genet durant cette époque où ils sont écrits, et qui correspond à la période de la Seconde Guerre mondiale…

A.D. — Oui, et encore ce livre était distribué sur souscription, donc il n’était même pas en vente ouverte. Ces livres, avant d’être diffusés clandestinement, ils ont été écrits aussi clandestinement. C’est-à-dire que Genet… les deux premiers livres sont écrits en prison. Au début, les premières lignes de Notre-Dame-des-Fleurs, son premier livre, sont écrites sur du papier détourné de sacs — on faisait faire des sacs aux prisonniers. Genet avait pris des sacs pour commencer à écrire son texte, qui a été saisi, et il a été puni pour des détournements de biens appartenant à la communauté. Ces livres sont écrits d’abord par quelqu’un qui ne pensait pas qu’il serait un jour publié.

M. G.-L. — Ce qui lui donne une très grande liberté, d’ailleurs : il l’a expliqué aussi.

A.D. — Ce qui lui donne peut-être parfois une trop grande liberté, parce qu’il n’a aucun garde-fou. Lui-même dit : j’écris sans précaution. Donc il a, bien entendu, une liberté totale sur le plan sexuel, mais sur tous les plans : sur le plan politique, sur le plan de la pensée. Il écrit en pensant que, même s’il l’espère quand même — parce que quand on écrit on espère malgré tout, à un certain horizon, on espère toujours être lu —, mais il écrit en pensant que ces livres sont impubliables. Il écrit dans la continuité de ses rêves de prison, d’une certaine façon ; lui-même le dit : pour enchanter sa cellule.

M. G.-L. — Mais en même temps, Jean Genet n’est pas homme à faire des compromis, et probablement même s’il avait su avec certitude qu’il serait publié, il aurait voulu écrire le même texte, car c’est ce texte-là qu’il avait le besoin d’écrire.

A.D. — Bien sûr. Mais je pense que quand on écrit pour des lecteurs, on est déjà pris dans un cercle social. Il l’a écrit en dehors de ce cercle, et c’est pour ça aussi que d’une certaine façon on peut lire dans son œuvre une sorte de montée en violence. Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la rose, qui sont vraiment écrits en prison, sont encore teintés de douceur, de mélancolie. Mais quand on arrive déjà à Pompes funèbres ou Querelle de Brest, on est déjà dans quelque chose de beaucoup plus violent, parce qu’à ce moment-là, il pense qu’il ne pourra jamais être publié hors de la clandestinité.

M. G.-L. — Et puis Les Bonnes aussi, qui datent de cette époque-là ?

A.D. — Alors Les Bonnes, c’est déjà autre chose. C’est-à-dire que Les Bonnes, il a déjà une commande — pas celle de n’importe qui : de Louis Jouvet — qui l’a rencontré à travers Cocteau. Louis Jouvet, qui est à ce moment-là le metteur en scène le plus connu de France, est à la recherche d’un jeune auteur pour transformer un petit peu son image auprès du public. C’est plutôt le public de la bonne bourgeoisie, celui de Giraudoux. Et donc il cherche un jeune auteur, et il tombe sur Genet un peu par hasard. Et lorsqu’il monte Les Bonnes, Jouvet ne comprend rien à la pièce qu’il monte. Il la décrit comme la tragédie des confidentes — et on peut retourner la pièce en tous les sens : la tragédie des confidentes, ça ne colle pas.

M. G.-L. — On est passé de Genet, écrivant seul dans sa prison, subissant des brimades, à Genet monté dans le Tout-Paris d’une certaine façon, connaissant Cocteau et puis connaissant Sartre. Qu’est-ce qui s’est passé finalement, qui a transformé ce parfait inconnu en une espèce de coqueluche du Paris de cette époque-là ?

A.D. — Ça, c’est le passage de Genet. C’est-à-dire que Genet, il a cette chose assez rare dans la littérature : il passe du dernier échelon social — quand il commence à écrire, il est en prison, il risque la prison à perpétuité, il n’a aucun espoir de s’en sortir, il ne connaît presque personne —, et d’un coup, je dirais, vraiment, avec un retournement incroyable… Cocteau raconte qu’un jour, Genet sort de prison, et le soir même, il le prend, place des États-Unis, chez la comtesse de Noailles, où il y a la reine d’Angleterre qui est présente, et Genet salue la reine d’Angleterre : il est sorti le matin même de prison. Donc, on a le passage du dernier échelon au premier échelon — parce qu’en France, il y a cette grâce extraordinaire : on considère qu’un écrivain, quand il est un grand écrivain, l’égal des plus grands, franchit ce cap-là. Et effectivement, à partir d’un certain moment, je ne dirais pas qu’il se socialise, mais quand même : Les Bonnes sont écrites pour un public.

M. G.-L. — Mais ça va le détruire aussi, ce passage si rapide, cette ascension si rapide, et aussi le fait d’être adoubé par Jean-Paul Sartre. Alors, on sait qu’il va arrêter d’écrire pendant un moment, pendant même de nombreuses années : six ans, je crois. Est-ce que cette mise comme ça sous les lumières ne l’a pas en partie brûlé ?

A.D. — Bien sûr, bien sûr. Pour lui, au fond, réussir était une catastrophe : toute son œuvre était écrite contre cela. Et donc il lui faut du temps : il va le prendre, six ans de silence. Six ans de silence pendant lesquels il essaie d’intégrer le fait qu’il est devenu un écrivain, et en plus, il est libre : donc il a obtenu une grâce présidentielle, avec la remise des peines qui lui restaient à purger…

M. G.-L. — Que ses amis justement, Jean Cocteau, ont demandé auprès du Président…

A.D. — Et donc pour lui, c’est à la fois sortir — il aimait la prison, mais il voulait aussi en sortir —, mais en même temps : comment intégrer le fait qu’il est devenu un écrivain comme un autre ? Ça, c’est très difficile pour lui. Et la façon dont il va s’en sortir, c’est par le biais du théâtre.

M. G.-L. — Pour rester un tout petit peu sur la première période, et la période que Sartre a analysée dans son livre très célèbre, Saint Genet. Comédien et martyr, qui représente le tome 1 des œuvres complètes de Jean Genet… Alors ça, c’est quand même assez incroyable : c’est-à-dire qu’on est obligé d’attendre le tome 2, à cette époque-là, pour commencer à lire les œuvres de Jean Genet dans ses propres œuvres complètes. Et puis, il y a cette thèse de Sartre sur l’homosexualité de Genet, quand il explique que, finalement, Genet est devenu, je cite, pédéraste parce qu’il était voleur.

A.D. — Oui. Alors le livre de Sartre, évidemment, il explose dans la vie de Genet comme une bombe. C’est-à-dire que Sartre est le plus grand philosophe, en tout cas le plus connu. Et d’un coup, il le place sur le parvis, et effectivement, par un livre qui s’inscrit dans ses œuvres complètes, qui se vend mieux que les propres livres de Genet. Et en même temps, il atteint un public évidemment beaucoup plus large à travers Sartre. Mais, évidemment, la vision que Sartre donne de Genet, même si Sartre est évidemment un homme, comment dire, généreux, révolté lui-même…

M. G.-L. — Avec une vie quand même absolument à l’opposé de celle qu’a vécue Genet.

A.D. — Oui, bien sûr, mais ils se rejoignent aussi sur certains points. Mais malgré tout, Sartre essaie d’expliquer, voilà. Il essaie d’expliquer, pas simplement l’œuvre, mais l’homme : l’homosexualité, le vol…

M. G.-L. — Et il explique bien, selon vous ?

A.D. — Ce qui est intéressant dans le livre de Sartre, c’est que c’est un livre qui est occupé par un souci délirant d’explication — et global. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose de… il veut tout comprendre.

M. G.-L. — Donc il y a une intention, du coup, qui est peut-être un petit peu trop poussée ?

A.D. — Et puis Genet est opaque. Genet n’est pas si simple à… Voilà : Sartre a un désir peut-être trop fort, et donc du coup… parce qu’il explique aussi : il fait le portrait de Genet en train d’écrire. Il parle du livre qu’il va publier bientôt, de l’œuvre qu’il va accomplir. C’est-à-dire que lorsque Sartre publie Saint Genet, Genet n’a commencé à écrire que depuis huit ans, et déjà, il est complètement pris, sa vie entière, dans le portrait que Sartre en fait.

M. G.-L. — Donc encore une fois, il s’échappe, il se tait pendant de nombreuses années, et il revient comme dramaturge. Qu’est-ce qui se passe là, entre 1956 et 1961, où il écrit Le Balcon, Les Nègres, Les Paravents  ? C’est une renaissance, mais sous une autre forme. Il a vieilli, il a mûri, et il peut se réexprimer, mais avec, du coup, une littérature qui va être beaucoup plus politique, et puis qui sera encore une fois de l’ordre du théâtre, et plus du roman.

A.D. — Oui, c’est-à-dire qu’à partir de ce moment-là, au lieu d’être dans un rapport frontal avec le lecteur, comme il était dans les romans, Genet travaille la représentation sociale. Et donc c’est plus une oblique — ou en tout cas une lutte oblique — qu’il mène : c’est la représentation. Et cela apparaît de façon très évidente dans Les Paravents, où on a toutes les composantes de la société française prises dans la situation de la guerre d’Algérie, qui est représentée.

M. G.-L. — Il s’agit de dévoiler la mécanique du pouvoir…

A.D. — Voilà. Et c’est aussi ce que Le Balcon tente d’une certaine façon.

M. G.-L. — Et alors, évidemment, Les Paravents, ce sera un scandale pour Edmund White, aussi important que la bataille d’Hernani, ou la première du Sacre du printemps. C’est vrai qu’on s’était battus sur les trottoirs, et peut-être même dans la salle, le jour de la première représentation.

A.D. — Oui. Et puis il y avait, dans la tête du cortège du mouvement Occident, il y avait Jean-Marie Le Pen qui était là, dans le cercle de ceux qui défendaient le théâtre ; il y avait un certain Daniel Cohn-Bendit, qui va s’illustrer à l’Odéon deux ans plus tard ; il y avait Patrice Chéreau…

M. G.-L. — Qu’est-ce qu’il va faire pendant mai 68 alors ? Parce qu’on imagine que cette insurrection-là a dû plaire à Jean Genet.

A.D. — En mai 68, Genet est à ce moment-là dans un grand creux de sa vie. D’une part, il y a le funambule dont il était très amoureux, Abdallah, qui s’est suicidé quelque temps plus tôt ; et d’autre part, son œuvre littéraire est en panne. Et brusquement, la révolte de mai 68 le réveille. C’est-à-dire : brusquement, je pense qu’il se rend compte, pour la première fois — il est déjà un écrivain très connu — que sa révolte individuelle peut s’articuler, se conjuguer à des révoltes collectives.

M. G.-L. — Et d’ailleurs, ce sera de plus en plus comme ça au fur et à mesure de sa vie…

A.D. — Ce sera comme ça jusqu’à la fin de sa vie.

M. G.-L. — On peut citer, par exemple, en 1982, Quatre heures à Chatila, qui est l’un des acmés de cet engagement. Alors il s’est engagé pour les Black Panthers, il s’est engagé pour les Palestiniens, et ça va devenir le cœur de sa vie, et puis il va devenir ce personnage-là aussi.

A.D. — Oui, c’est-à-dire que d’une certaine façon, il va surfer sur ce qu’il appelle les mouvements. Puisque pour lui, ce ne sont pas les Palestiniens ou les Black Panthers : ce ne sont pas tellement des partis ou des groupes politiques, ce sont des mouvements. Il dit : des « mouvements ». Donc il a besoin de cela. Et il procède d’une sorte d’échange : les mouvements lui donnent un désir de vivre de nouveau, et lui leur donne ce qu’il peut donner, c’est-à-dire des textes.

M. G.-L. — Enfin tout de même, le désir de vivre, il est bien tempéré par un fond de dépression qui l’accompagne quand même toute sa vie, qui va aussi être aggravé par le fait qu’il tombe malade d’un cancer de la gorge au début des années 80. Et dans un entretien — qui est le dernier, je crois — donné à la BBC en 1985, aux journalistes qui lui demandent : « quels sont vos projets, Jean Genet ? », il répond tout simplement : j’attends la mort. Il y a quand même ce fond très grave chez Jean Genet, durant toute sa vie.

A.D. — Personnellement, je ne crois pas trop à la question de la dépression chez Genet, parce qu’au fond, Genet n’est jamais aussi fort que quand il est en situation difficile. Je veux dire : toute son œuvre a consisté à renverser la situation. Il est en prison : il la renverse. Il est malade, il a un cancer à la gorge, et c’est à ce moment-là qu’il écrit le livre le plus important en volume — et l’un des plus beaux livres qu’il ait écrit — : Un Captif amoureux. Comme si, au fond, il ne pouvait écrire que lorsqu’il était condamné. Alors d’abord par la justice, ensuite par la maladie. Et je pense que ce mouvement de renversement… On a retrouvé un livre de Genet dédicacé à Sartre, et Genet dédicace en lui disant : « De la part de Jean Genet, qui est à la fois le plus faible et le plus fort. » C’est parce qu’il est le plus faible qu’il est le plus fort.

M. G.-L. — Pour vous, ces livres, ce sont d’abord des livres enchantés, des livres réjouissants malgré tout ?

A.D. — Oui, je pense qu’il y a une allégresse dans l’écriture de Genet, dans son œuvre. Il y a évidemment des points sombres, mais il y a une formidable vie qui traverse toute son œuvre.

[1Cette émission ne sera pas enregistrée.

[2Lu par Jean Genet.

[3Lu par Richard Le Duc.