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Jrnl | Tu ne dois pas désespérer

[24•07•25]

jeudi 24 juillet 2025


Si tu parcourais une plaine et si, malgré ta bonne volonté d’avancer, tu reculais, alors la cause serait désespérée ; mais tu gravis une pente raide, aussi raide peut-être que toi-même vu d’en bas, si bien que les pas en arrière peuvent aussi n’être dus qu’à la nature du terrain, et tu ne dois pas désespérer.

Kafka, aphorisme 14 [1]

Par où s’échapper ? La Terre, disent les savants, attirée par l’irrésistible force de gravité du Soleil, se précipite vers lui chaque seconde et devrait s’écraser sur sa surface brûlante – y échappe pourtant à chaque instant grâce à sa vitesse qui la projette vers l’étoile et la fait dévier sans cesse, comme au dernier moment. De cette déviation naît le cercle qu’elle dessine autour du soleil. L’approche de l’adversaire, décidément, n’est une danse que par illusion : c’est un malentendu, une série de récits qui se croisent sans jamais se rencontrer. Par où m’échapper ? L’ombre que le corps projette à nos pieds, l’espace qu’on occupe sous la lune, reste toujours la même et nous suit partout — des lampadaires jaunâtres de Paris au ciel pur de Rapa Nui. Et alors ? Non, le ciel n’est pas le même.

Je suis rentré, paraît-il. Quand la terre revient brutalement sous le pas, après des mois passés loin de l’heure qui battait ici, le monde autour revient lui aussi alourdi de laideur – il saute au visage, défardé. Le monde comme pure hostilité, comme ce qui se jette sur soi pour mordre, parce qu’il est fait pour cela, mordre, et c’est tout. Commence l’effort de se tenir à distance des haines dérisoires ; l’effort de se laisser affecter seulement par les douleurs qui comptent (garder intacte sa colère, dirigée contre les violences infligées à ce qui seul importe).

Happé par la réalité, il faut pourtant s’atteler à la tenir en respect. Se plonger dans le travail, renouer avec les amitiés qui seules aussi importent et donnent sens – à la sueur, à la tristesse, à la joie de se savoir ensemble même tristes et respirant le même air, même rance, ployant le poids de notre corps à la surface de la terre au même instant. « Du pain sur la planche pour mille ans », et le rompre ensemble, le tremper dans la même soupe chaude, lever le verre au même ciel en le sachant vide, et remonter les manches, plonger dans la matière, fabriquer des formes capables de détourer le monde, de relancer le désir d’en forger d’autres : traverser les laideurs qui assaillent pour aller vers ce qui compte, ce qui recule, et qu’on ne cesse de rejoindre malgré tout.

Comme un chemin en automne : à peine redevenu net, il se couvre à nouveau de feuilles mortes.

Kafka, Aphorisme 15

[1Texte établi par Max Brod dans l’édition originale des posthumes de Kafka publié aux éditions Fischer Verlang en 1953, et repris sous le même titre Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, traduit par Bernard Pautrat pour les éditions Payot & Rivages en 2001. Brod précise que Kafka avait rédigé ces aphorismes sur des fiches, utilisant une fiche et un numéro pour chaque aphorisme ; certains aphorismes – comme le 14 – ont été rayés au crayon par Kafka lui-même, sans être supprimés du cahier, peut-être en vue de corrections ultérieures.