arnaud maïsetti | carnets

Accueil > NOTES & QUESTIONS | LIRECRIRE > RIMBAUD | LIRE ÉCRIRE > Rimbaud, des nouvelles jusqu’à nous > Rimbaud | En bras de chemise

Rimbaud | En bras de chemise

et autres guenilles

vendredi 10 novembre 2023


Par intervalles secrets,
Rimbaud nous adresse des nouvelles (photos, textes, délires)
Les recueillir ici : le sommaire

Là-bas, dans leur vaste chantier
Au soleil des Hespérides,
Déjà s’agitent — en bras de chemise —
Les Charpentiers.

Rimb.

Cent trente deux ans après le dernier souffle, le dernier regard par la fenêtre sur le ciel de Marseille depuis cette chambre de l’Hôpital de la Conception — évidemment, où ailleurs ? —, et cent cinquante ans après la parution (dans le silence le plus lourd) d’Une Saison en Enfer, Jean Nicolas Arthur Rimbaud est habillé pour l’hiver [1].

L’entreprise Alain Figaret, racheté en deux mille dix sept par la bien nommé Experienced Capital Partner, société d’investissement spécialisée dans le secteur du luxe abordable — on n’invente rien —, prend participation dans la marque à hauteur de 70 % : Figaret Paris entreprend un plan de développement et en novembre de la même année, la société Comptoir Français de la Chemise est absorbée par la Société Nouvelle Maestro qui prend le nom de Figaret Paris.

Elle compte vingt huit boutiques dont une au Japon et aucune au Yemen à cette heure, ou en Abyssinie.

Ces jours, Gallimard la vénérable Maison détenue par la holding Madrigal accueille en son sein le géant du Luxe LVMH dirigé Bernard Arnault à hauteur de neuf virgule cinq pour cent.

Il était inévitable et quasi fatal que Gallimard s’associe à Figaret pour coudre (est-ce le mot ?) des chemises : « une collab(oration) qui rend hommage à la poésie et à la liberté (dixit) à travers une capsule (?) aussi lyrique qu’inédite : deux créations mixtes emblématiques inspirées par Arthur Rimbaud, pour un hommage vibrant à l’art de se réinventer. » C’est écrit en toutes lettres numériques.

La chemise mixte habite le poète moderne d’une « coupe liquette popover » sur toile en coton et lin. La seconde chemise embrasse « les lignes devenues iconiques » de la chemise « Je t’aime » et brode quelques mots sur la patte de boutonnage près du cœur — et du portefeuille. Il en coûterait cent trente cinq euros, mais un ouvrage sera offert généreusement, on s’en doute.



Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la ville
Peindra de faux cieux.

C’est la suite.

Il n’était pas assez que le garçon qui avait tant insulté Charleville soit célébré à chaque rue par la ville tant haïe, il fallait aussi qu’on brode des chemises hors de prix de son nom, qu’il soit, après avoir été sujet de dévotion, pure relique et objet de troc, nom qui résonne comme la marque souillée d’une blessure, bourse en monnaie sonnante et trébuchante du bruit d’or en toc.

Sa culotte avait un large trou, mais sa chemise est désormais en écrue lin (48 % coton, 2 % élasthanne), semi-ajustée et pensée pour s’accorder à toutes les morphologies : celles qu’on monnaie sur son cadavre qui sert de code guichet quand il le faut aux marchands du temple.

Je crois qu’il est mort le torse nu terrassé par la fièvre qui couvrait son corps brûlant tandis qu’il réclamait en vain à Isabelle à boire et qu’elle faisait lentement le signe de la croix en lui jetant de l’eau bénite qu’il recrachait.

On l’enterra avec une chemise trop grande que sa mère avait conservé dans ses armoires ardennaises pour le jour où il se marierait : elle pleura à cette pensée, non de tristesse et de regret, mais plein de rancœur pour le fils, et d’amertume pour son orgueil.

Ô, pour ces Ouvriers charmants
Sujets d’un roi de Babylone,
Vénus ! quitte un instant les Amants
Dont l’âme est en couronne.

Poursuit encore le poème, faisant des ouvriers babyloniens les vrais sujets du monde.

Nous sommes habitués aux insultes. Aux manières que possède ce siècle de s’emparer de nous jusqu’à nos cadavres. Nous sommes habitués et nous continuons malgré tout d’être humiliés, blessés, inconsolables. Crevant de bêtise comme un ventre jamais satisfait, ce monde répand sur nous sa vulgarité de possédant et nous voudrions tant nous tenir loin : c’est impossible, il nous rejoint toujours. C’est sur telle vitrine, telle page en ligne ; on ferme les fenêtres une à une, mais c’est trop tard.

Nous voudrions en retour insulter, et il n’y a pas de mot.

Nous préférons penser aux cadavres, à nos morts qui reposent dans cette poussière qui ne sera qu’à nous : alors le siècle aura beau faire, ces morts resteront les nôtres.

En bras de chemise, on continuera de creuser les trous ici et là où les morts trouveront place et sur quoi pousseront les fleurs sauvages qu’on arrachera pour déposer dans les cheveux de qui passera, le vent, le ciel.

Il y a cent trente deux ans, Rimbaud mourrait entouré de ce ciel, dans ce vent là qui nous cerne. Il avait laissé sur quelques pages volantes quelques mots, des phrases, et dans les phrases comme si c’était un corps décomposé des forces capables de nous servir bientôt afin de renverser tout ce monde vieux qui saurait se défendre.

Je ne sais pas où se trouve cette chambre de la Conception à quelques centaines de mètres d’ici où il a rendu l’âme, comme on dit, terrifié sans doute et cherchant du regard quelque chose qui n’existait pas — nu, couvert de sueur et de larmes, je ne sais pas.

Je sais ceux qui vendent les chemises à son nom et pourquoi.

« À quatre heure du matin, l’été » travaillent les Charpentiers de Babylone œuvrant dans l’air et la fatigue pour lever la ville neuve : elle arrive. Il fait déjà chaud et leurs chemises noires de terre et relevées au coude sont trempées ; ils ont soif.

Ô Reine des Bergers,
Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,
Que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer à midi.

C’est la fin du poème. Après commence la vie, l’autre, celle qui est défigurée par le langage et donne l’envie de renverser Babylone pour rejoindre le soleil qui va se coucher.


Portfolio

[1Une vidéo sur le sujet par François Bon : Rimbaud vend de la chemise chez Gallimard, marre.