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Kae Tempest | Imaginer d’autres devenirs

À partir de Etreins-toi, de Kae Tempest

dimanche 18 février 2024


Reprise ici de l’article paru en février 2023,
dans la revue Incertains Regards n°12, « L’imagination au point mort, et après ? »,
Presses universitaires de Provence.

Cette note dramaturgique accompagne la création sonore de la pièce, Etreins-moi de Kae Tempest, mise en voix avec le metteur en scène Malte Schwind, interprétée par les étudiants de la section théâtre d’Aix-Marseille Université.


Imaginer d’autres devenirs :
formes et forces des désirs inassouvis
À propos de Étreins-toi, de Kae Tempest


Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence.
Monique Wittig, Les Guérillères


(And I Tiresias have foresuffered all
/ Enacted on this same divan or bed ;/ 
I who have sat by Thebes below the wall
/ And walked among the lowest of the dead.)
T.S. Eliot, The Waste Land

« Imagine la scène [1] ». Ainsi commence Étreins-toi, de Kae Tempest. Plutôt qu’un début, c’est l’anacrouse du mouvement à venir : sa levée. Sous l’impératif se déchire en effet le rideau d’une représentation sur le point de commencer et qui va laisser voir la scène des images à venir. Mais l’injonction est plus sensiblement invitation, proposition — et il faudrait entendre ce dernier terme au sens plein et fort, dans une perspective quasi théorico-logique, ou mathématique. Imagine : et tout commence. Imagine ? Tout pourrait commencer. Car ce commencement se place sous condition de l’imagination. En somme, la clé — comme sur une partition, celle qui ordonne et ajuste le ton — ouvre la possibilité même de tout le reste. En amont demeure le monde, sa rationalité sèche et évidente que l’imagination tout à la fois récuse et remplace, puisqu’elle est cette violence opérée sur le réel afin qu’advienne son envers qui viendra le défier. Imagine : la scène.

Devenirs du mythe

La scène ? La voilà. C’est un adolescent de quinze ans qui marche vers son école, « plein d’ennui en lui / Fruit de ses désirs inassouvis » [15]. Sur le chemin, il croise des camarades qu’il tente d’ignorer, se cache sous sa capuche, fume, fredonne quelques mélodies de rap old-school, « en se haïssant » [17], avant de prendre « le vieux chemin » [17] qui s’enfonce dans une forêt : là, il surprend deux serpents, emmêlés, en train de s’unir : « ils font des choses dont il a seulement rêvé » [19]. Le jeune garçon s’empare d’un bâton et d’un geste sépare les serpents. Un trouble le saisit soudain, le terrasse : « Il s’arrête / Il ressent / Immobile. Il se repose // Et doucement, avec précaution/ Elle se met debout. » Dans la transformation du garçon en jeune fille s’opère celle du récit basculé en mythe, et l’on comprend brutalement que ce qu’on lisait n’est pas ce qu’on avait cru lire — non, il ne s’agissait pas d’un simple récit dont le réalisme contemporain aurait documenté notre époque dans sa réalité intime et sociale. Ou plutôt, il s’agissait de cela seulement dans la mesure où ce récit n’a été posé que pour être récusé. L’écriture avait pris, elle aussi, « le vieux chemin » mythique de l’Histoire lorsqu’elle imaginait le temps sous les figures colossales des énigmes, des formes capables d’amasser en elles les champs de forces métaphysiques. Ce vieux chemin se poursuit : la suite du texte raconte comment la jeune femme traverse l’existence pleine de ses nouveaux désirs, « Plus lumineuse chaque jour/ Qu’elle devenait moins jeune et désespérée » ; elle rencontre un homme qu’elle aime et qu’il aime, ils s’engagent l’un pour l’autre — mais au moment de partager sa vie avec lui, elle se souvient de son passé et voudrait retrouver ce qu’elle était, en revenant sur ses traces. Elle retrouve alors la route de la forêt et fatalement débusque de nouveau les serpents sur le point de s’accoupler, qu’elle sépare d’un même geste : « Son corps s’arrête. Elle sent sa force d’homme. / Il s’extasie de sentir ses veines s’épaissir. // Un homme à nouveau. Il se lève ». Le poème peut dès lors lâcher un nom sur ce garçon devenu fille, redevenue garçon. « Humain pleinement » : la plénitude de l’existence est atteinte puisque il/elle aura vécu la totalité de l’expérience humaine, d’un sexe l’autre. C’est ainsi qu’iel [2] gagne son nom : celui que lui donnent les mythes grecs, tel qu’ensuite Ovide nous l’a rapporté : « Tiresias ». Et le mythe d’être ainsi nommé à rebours dans son devenir.

Dans Les Métamorphoses, le poète latin avait relaté le destin de cet homme qui troubla, lors d’une promenade en forêt, l’accouplement de deux serpents. Transformé en femme, Tirésisas demeura sous cette apparence durant sept ans. Puis il revit les mêmes serpents : « Est vestrae si tanta potentia plagae,/ dixit ut auctoris sortem in contraria mutet, / nunc quoque vos feriam. Percussis anguibus isdem / forma prior rediit, genetiuaque uenit imago [3]. » Si Kae Tempest suit assez scrupuleusement le vieux chemin de l’intertexte ovidien, nonobstant le vernis moderniste du cadrage référentiel, elle dénude le mythe de ces explications — préférant décrire, comme de l’extérieur des gestes mus sans intentions explicite.

Kae Tempest de poursuivre le récit ainsi, cheminant avec Ovide, ou plutôt via l’extériorité du mythe, et de relater le fameux épisode de l’arbitrage divin. Zeus et son épouse Héra se disputaient en Olympie : la déesse soutenait que les femmes prenaient moins de plaisir que les hommes en amour, et Zeus prétendait évidemment le contraire. « Voici le gars qui peut régler ça. / Tirésias a été/ Homme et femme, les deux » [51]. Ils vont donc le consulter. Tirésias ne se dérobe pas : « Si on pouvait fractionner le plaisir / Sexuel en dix parties, / Les femmes en auraient neuf. Ce qui n’en laisse qu’une seule / Pour les hommes. » [55] Héra, furieuse que le secret de son sexe fût ainsi révélé, frappe alors Tirésias de cécité ; Zeus, ne pouvant défaire ce qu’une déesse avait fait, lui accorda comme l’envers de cette malédiction : le don « De la vision intérieure des prophètes » [55]. Après un portrait de l’oracle aveugle en vieillard sage condamné à ne percevoir que la vérité — et au courroux des Rois refusant de l’entendre —, le poème s’achève sur une adresse à Tirésias :

Tu marches parmi nous, lent
Corbeau chiffonné
Expirant un souffle,
Qui nous révélera une vérité
Que nous souhaiterions avoir pu ignorer 

[…]

Alors qu’on se compose en ligne
Les yeux rivés sur nos téléphones,
Toi, tu es lumineux et terrifiant,
Souffle et chair et os.

Tirésias — tu nous enseignes
Ce que cela signifie : de tenir bon Kae Tempest, Étreins-toi, op.cit., p. 59-61 ; il s’agit des derniers vers du texte..

Se reconnaît ici l’ombre portée d’un clochard céleste [4], celle d’Allen Ginsberg [5] ou d’un William S. Burroughs, ou plus lointainement d’un William Blake qui hantent ces pages. Tirésias bascule in fine du mythe à l’allégorie, revêtant les oripeaux de ceux que l’on croise dans nos rues, miséreux plein de sagesse monologuant d’incompréhensibles imprécations parmi les foules indifférentes. Dans une dernière strophe se délivre le titre sous la forme de l’énigme terminale du poème, celle qui pourrait justifier le mystère même de ce récit : Tirésias nous enseigne, et cette leçon est celle d’une endurance, d’une résilience — à quoi ? À la souffrance, au mal ou à la vérité ? Au simple fait de traverser cette existence ? À l’acceptation passive et lâche de la violence commise par les forts sur les faibles ? Ou plus brutalement — et souverainement — à la perception que la douleur nue de vivre relève de la lucidité de reconnaître la part tragique de nos vies ?

Dès lors, ces derniers vers nous invitent à relire l’ensemble du poème sous la lueur de cet enseignement, éthique d’une vie qui échappe à l’édification morale, mais implique une certaine attitude. C’est que cette leçon est le fruit d’une vie à tenir bon ; que la vie de Tirésias devient exemplaire au sens où elle porte en elle comme un précipité d’intensité : de révolte tue, d’émancipation au prix de la finitude, d’un parcours totalisant de l’expérience humaine qui en donne le prix.

C’est à cette relecture, au creux de la ligne narrative, qu’il faut ainsi désormais conduire pour penser, dans la forme de ce mythe, les forces encloses en elle — par quoi la langue, dans l’usage tout à la fois désinvolte et sacré du récit source, tâche de relever le corps du mythe où la tradition l’a déposé.

Dynamiques des forces à l’œuvre dans les devenirs

À observer son mouvement comme sa pensée, on perçoit combien le texte articule en chacun de ses points une conception radicale de la forme et de ses forces : forme instable des corps, alternativement masculin et féminin ; formes du mythe altéré et renouvelé (renouvelé par altération : retrouvée non pas intacte, mais comme repris) — en somme, c’est par le devenir que la forme est travaillée, autant dire tout à la fois saisie, niée et emportée.

La dialectique des formes et des forces est devenue un lieu commun dans l’approche des œuvres pour tâcher de penser au moins autant les principes d’organisations des objets d’art que ses modes d’approche : à l’intersection esthétique et éthique, ce nœud d’articulation pourrait agir comme un révélateur du sujet créateur comme de celui placé face à la création. Si la parution, en 1971, de l’œuvre éponyme de René Huyghe [6] a pu faire date pour relancer — même sur un mode polémique — cette dialectique, celle-ci s’inscrit dans le temps long des pensées sur l’art, qui depuis Platon, paraît s’organiser depuis cette articulation de l’Idée et de ce qui l’agit, de l’objet et du processus, de la forme fixée et des devenirs créateurs. Avec la fin du XIXe siècle, le renversement opéré par Freud, Nietzsche et Marx, ces « maîtres du soupçon » comme les appelait Paul Ricœur [7], marque la fin de la primauté de la forme, une fin justement placée sous le signe de l’inquiétude et de la déstabilisation, d’une perte de maîtrise à tous niveaux. S’inaugure sur les plans de la vie de l’esprit, comme de celle des arts ou de la vie commune, l’ère des luttes et des contradictions, des dynamiques formatrices et instables, ou des puissances d’engendrement viennent heurter les équilibres donnés, où les processus ne cessent de bouleverser, littéralement, l’image arrêtée. Littérairement, cette lutte peut ainsi se décrire suivant les mots de Rimbaud : « Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

Cette révolution copernicienne de la prédilection des forces du vertige contre la fixité des formes n’a pas seulement affecté l’appréhension des œuvres, elle a profondément contesté la perception de l’artiste comme lieu de la centralité et de l’origine, et par là arraché au sens le privilège de l’interprétation comme unique espace de relation à l’œuvre — elle a même pu défaire les termes de l’œuvre, et ouvert l’espace au désœuvrement comme principe même de fécondation de la création. Dans ce raz-de-marée aux lames innombrables, dont les assauts venant de la psychanalyse, des sciences humaines et politiques comme de l’esthétique ou de la morale ont fait céder les digues des anciens seigneurs et maîtres des lieux intérieurs du corps ou de la cité, ce qui est emporté, c’est la forme même en tant que formant, cette Gestalt aux contours arrêtés. « Toute littérature est assaut contre les frontières », notait Kafka dans son journal. Reste une force déformante, un geste créateur toujours en élaboration, en invention, repoussant à chaque instant ses propres frontières pour mieux en éprouver la plasticité, pour le dire dans les termes de la critique Catherine Malabou, pour qui la plasticité est une « structure différentielle de la forme [8] » : espace de tension qui fait tenir ensemble l’hétérogène mouvement incessant des formes. Le mot grec Plassein désigne le geste de façonner, de former — de chercher à donner forme. Dans La Phénoménologie de l’Esprit, Hegel utilisera ce terme pour définir la subjectivité : la plasticité traduit le sujet, au sens où il s’agit de former son propre contenu au-devant de soi.

Reste dès lors, après l’assaut, au lieu même des vestiges de l’interprétation, dans le face à face avec la logique créatrice — plutôt qu’avec la forme créée —, et comme en miroir, un processus de subjectivation qui déforme, configure, déplace. En tout semble s’opérer selon la loi de la transformation qui partout agit.

En premier lieu, dans le corps de la fable, c’est la forme même du corps du personnage qui est l’espace des forces divergentes et recréatrices. Jeune garçon, puis femme, puis homme, avant d’être ce vieillard aveugle : la transformation affecte les sexes et les âges dans un parcours instable qui embrasse toute l’expérience humaine — le corps devenant la scène même du théâtre totalisant de la cruauté.


Je veux essayer un féminin terrible.
Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication.
C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre :
la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme,
et qui sont le trou de l’abîme qui crie.
Neutre. Féminin. Masculin.

Pour lancer ce cri je me vide.
Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit.
Je dresse devant moi mon corps d’homme.
Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place,
je le force à rentrer en moi [9].


Rejouant ce cri lancé dans le vide, appelé par le vide lui-même, la réécriture de Kae Tempest défigure le mythe pour l’emplir de nouveau d’une autre forme-force. Ce à quoi s’emploie Tempest, c’est à une version du texte source, dans tous les sens du terme « version » : une sorte de traduction qui en serait, non une interprétation, mais une image jetée sur le corps de notre monde. En cela ne s’ajuste-t-il jamais à une temporalité donnée : ni moderne, ni ancien, ni même intemporelle, mais arrachée à tout temps pour potentiellement revêtir chaque époque afin de mieux les abandonner au fur et à mesure de son trajet.

Le texte de Kae Tempest — et avant lui la trame du mythe elle-même — semble illustrer littéralement la fluidité de genre telle qu’il est pensé aujourd’hui, notamment à la lueur des Gender Studies. Celle-ci se définit comme la capacité du genre à varier au cours du temps, capacité qui ouvre la possibilité d’une expérimentation du genre propre à l’exploration par-delà les assignations identitaires des expressions du genre : il s’agit de ce qu’Arnaud Alessandrin décrit comme une autonomisation des identités par rapport aux supports habituels que sont l’état civil, le droit et la médecine [10].

La trajectoire de ce texte ne peut se lire sans écho avec celle même de son auteur·rice, qui revendique précisément la non-binarité comme relevant intégralement de son éthique de vie et de création. Née Kate Tempest en 1985, chanteuse de hip-hop et figure importante de la poésie contemporaine en Grande-Bretagne, du spoken word qui mêle poésie, musique et théâtre, forme-force d’une écriture portée vers la scène, autrice, notamment en 2013, du manifeste poétique Brand New Ancients [11] qui lui a valu une reconnaissance critique et publique, elle a annoncé en 2020 refuser d’être désormais assigné·e au genre féminin : elle a fait savoir, en même temps que sa non-binarité, son nouveau prénom, Kae.

J’ai longtemps lutté pour m’accepter telle que je suis. J’ai essayé d’être ce que je pensais que les autres voulaient que je sois afin de ne pas risquer d’être rejetée. Ce fait de me cacher a entraîné toutes sortes de difficultés dans ma vie. Et c’est un premier pas vers une meilleure connaissance et un meilleur respect de moi-même. J’ai aimé Kate. Mais je commence un processus et j’espère que vous viendrez avec moi… À compter de ce jour, je publierai mes textes et enregistrerai ma musique sous le nom de Kae Tempest. Il se prononce comme la lettre K. C’est un ancien mot anglais qui signifie « oiseau geai ». Les geais sont associés à la curiosité, l’adaptation à de nouvelles situations et au courage. Il peut aussi signifier le choucas, l’oiseau qui symbolise la mort et la renaissance. Ovide a dit que le choucas avait apporté la pluie. Ce que j’aime. Il tire ses racines du mot latin qui signifie « se réjouir, être heureux et prendre du plaisir ». […] Pour moi, la question n’est plus de savoir « quand cela va-t-il changer », mais « jusqu’où je suis prêt à aller pour faire face aux changements et les provoquer en moi ». Je veux vivre avec intégrité. Et mon choix est un pas dans cette direction [12]].

Un an auparavant, dans un entretien en ligne pour le média anglais Notion, Tempest évoquait déjà les prémices de cette trajectoire :

Il m’a fallu beaucoup de temps pour être capable de me tenir debout avec ma propre queerness et pour savoir où je me situe dans le spectre des genres. Ce voyage, pour moi, a été un voyage difficile. […] Être capable de me tenir sur scène et d’être simplement en ma présence, et dans mon corps, et le fait que je sois même là tout court — c’est puissant pour quelqu’un dans le public qui traverse son propre voyage avec sa sexualité ou son genre [13].

Ces mots résonnent évidemment profondément avec les termes mêmes du récit de Tirésias, jusque dans son titre : où Tenir bon reprend l’image même de « se tenir sur scène et d’être simplement en ma présence [14] ». Kae Tempest a choisi de se désigner elle-même par le pronom non-genré — They — qui, depuis 2019 et son entrée dans le dictionnaire de référence de langue anglaise le Merriam-Webster, désigne (outre le pluriel) une personne dont l’identité de genre est non-binaire.

La loi de la transformation travaille partout (dans la forme du mythe ; le corps de Tirésias ; l’éthique de la création…) l’expérience esthétique de sorte que l’artiste comme le spectateur s’établissent sur le même plan d’immanence de la création partagée, toujours en cours, toujours à venir, en devenir.

De là un ultime trouble dans le genre [15], pour reprendre le titre de l’ouvrage fondateur de Judith Butler, celui qui affecte le genre même de ce texte : poème, récit, théâtre ? S’il se présente en vers libre, la première ligne du texte est une adresse — « Imagine » — qui laisse penser qu’il s’agit d’un monologue adressé : l’adresse est d’ailleurs à plusieurs reprises relancée, s’appuyant toujours sur la proposition liminaire : « Imagine ce que ça fait/ De s’éloigner à ce point de la vie et de l’amour, / De savoir que tout ce que tu as su / Désormais / Ne suffit plus ». [39]. Quelques pages plus avant, l’invitation à l’imagination se faisait plus explicite en appelant le lecteur à co-créer le texte, pour devenir la condition vitale de l’image formée du corps de Tirésias, de sa vie même : « Donne-lui un visage qui est bon, qui appartient / À une femme que tu connais / Qui est forte / Et qui croit qu’il est bon de mal faire. // Donne-lui un corps qui respire qui respire profondément la nuit / Qui est chaud, infini ; aussi total que la lumière. // Laisse-la vivre. [25]. L’hypotypose se mû donc en création collective : c’est le lecteur / spectateur qui a charge de faire vivre, puis de laisser vivre (en lui, et en dehors de lui) — et le texte de s’inventer une théâtralité immanente, dans le présent de sa création, échappé de la forme du texte puisque mutilée de sa force en devenir, il ne peut littéralement avoir lieu que dans l’instant de sa procréation, qui est celui de sa création partagée.

Présences des devenirs : imagination au pouvoir et destitution de l’interprétation

« Aller chercher derrière » — c’était, obsessionnelle, l’indication que ne cessait de rappeler aux acteurs le metteur en scène Malte Schwind lors du travail autour de ce texte [16]. Chercher derrière « la persona », non pas devant elle pour empêcher de fixer le sens, afin de s’interdire d’imposer une image qui préexiste à la diction. Chercher derrière serait s’ouvrir à ce qui échappe et renoncer pour l’acteur à toute emprise sur le mot et son sens préjugé. Quelque chose dès lors parlerait malgré soi, en soi : à travers soi. Par ce qui vient derrière arrive ce qu’on n’a pas anticipé et qui échappe à la maîtrise. Cette recherche paradoxale de la non-maîtrise obtenue par le travail fut précisément le but du travail : se discipliner à l’indiscipline ; agir pour céder ; lâcher, par un effort puissant la maîtrise du sens. Ces moyens visent à un seul but : rendre possible l’altération de l’acteur par le mot qui en retour, une fois prononcé, revient vers lui et l’affecte : le transforme. L’altérité est la voie vers l’altération.

Cette quête de la non-maîtrise du sens, ce refus de l’interprétation de la part de l’interprète se joue ainsi au présent de la profération et de l’action, au présent du présent pour ainsi dire — et possède ses points d’appui décisifs par où s’engendrent tous les autres devenirs. Ce sont quelques séquences dans le récit qui pourrait paraître anodin et qui porte paradoxalement moins sur les moments de devenirs que sur les temps d’apparentes latences.

Il y a la balançoire en corde,
Il y a la baignoire cassée.
Il y a son nom dans l’écorce.
Il y a les arbres,
Si fins et si nus
Dans le maigre sous-bois.
À peine une forêt,
Les dernières traces de vert que le gris a fini d’effacer
Il y a la chaîne de vélo dont personne ne voulait,
Il y a une chaussure d’enfants
—  pourvu qu’ils aillent bien [17].

L’expression faussement enfantine : « il y a ». C’est la formule de l’intemporalité, de la neutralité, de l’anonymat, de la passivité. « Une passivité, écrit Maurice Blanchot dans Le Pas au-delà, où toute décision de dire est déjà tombée. » Il n’y a plus que le dit, hors la volonté. « Il y a » désigne dès lors un existant qui se soustrait à tout sens, à toute direction, qui est inerte, pesant, réfractaire à toute phénoménologie, qui est, chez le philosophe Emmanuel Lévinas « l’inassumable de notre temps », ce qui menace la conscience, entendue comme le mode d’être de l’existence du sens, et se situe par conséquent hors du langage. « La notion d’ “ Il y a” (commente Jean-Luc Lannoy en lisant l’œuvre de Lévinas) désigne cet arrachement au monde et cette non-coïncidence du sujet avec lui-même, une impossibilité pour celui-ci d’être origine et commencement, un éternel retour du même où se meurt le sens et le sujet avec lui [17]. » De fait, ce que propose Malte Schwind revenait à se saisir théâtralement et du point de vue de l’acteur à la quête elle-même du temps et son projet : la non-coïncidence du sujet n’est une mort que dans la mesure où celle-ci fait naître un autre sujet, ou plutôt, un mouvement de subjectivation toujours en cours. En effet, cette « impossibilité d’être origine et commencement », n’est-ce pas là la définition même du devenir ? Les deux moments d’« Il y a » dans le texte précèdent à chaque fois la rencontre avec les serpents : comme si se jouait là le surgissement d’un présent en devenir, dénué de signes avant-coureurs, portant trace d’un passé perdu (la chaussure d’enfants, signe de quelles horreurs ?), d’un à-venir possible, y compris celui de la destruction (le gris du béton qui remplace le vert des forêts).

En somme, c’est dans la poétique même que s’inscrit ce champ de forces des devenirs, non pas uniquement dans le thème narratif, les motifs ou les enjeux : c’est par l’écriture qui rend disponible un présent dressé comme processus de défaite du sujet et de renouement d’une autre manière de devenir — par la non-binarité, le sujet pluriel et collectif, ou l’absence même de sujet propre —, que se conquièrent les territoires intimes des fictions politiques.

Il y a un caddie
Il y a des clés
Il y a une aubépine
Il y a un marronnier
Il y a un préservatif usagé
Il y a une vieille lampe de bureau
Il y a un joli marron…
Ça c’est du sang ou du ketchup ?
Oiseaux dans les branches
Lumière dans l’obscurité
Comme si les buissons avaient du sable entre les orteils

là !

Juste là. [33]

« Quel est ce long cheminement de l’homme vers soi-même ? » se demandait Max Blecher. Il faudrait préciser que soi-même n’est pas celui de son origine, et que pour Kae Tempest, cela passe par défaire l’homme de son genre.

Ce qui se défait ainsi, c’est le principe même d’interprétation du sens comme établissement d’une identité entre une origine et un but : comme s’il existait un sens en amont que la diction permettait de retrouver, de réinstaller. L’interprétation du sens devient nécropole de la signification, tombeau des sens qu’il enclot entre les parois de la volonté. Celle-ci stérilise en effet la possibilité de diffusion des sens. Toute interprétation devrait donc au contraire se faire contre l’interprétation : il s’agirait ainsi de rendre disponible la saisie des sensations, de ce qui affecte l’être de l’inconnu qu’il porte et qu’il rend sensible.

Ad libitum

Lorsque la déesse lui arrache les yeux, Tirésias est dénué de la possibilité de voir : sa douleur ouvre la voie pourtant à une autre vision : cette métaphorisation du renoncement de l’interprétation au profit de l’imagination n’évacue pas l’enjeu de la douleur qui l’affecte — et la joie de ce texte ne masque rien des blessures traversées par l’expérience queer de la non-binarité. Mais Tirésias se tient debout — et tient bon : tout comme le·a poète, devant Tirésias et sa douleur. Devant la douleur des autres [18] est le titre d’un ouvrage de Susan Sontag. Devant la prolifération des images, cette pensée n’a eu de cesse de formuler une critique puissante de la surenchère herméneutique, écrivant sans relâche « contre l’interprétation » (autre titre d’un de ses ouvrages [19]). Pour Susan Sontag, penser contre l’interprétation, c’est en faire un problème : c’est penser ce que l’art nous fait et non ce qu’il dit. Être poète, l’être intensément, ce n’est pas donner de la voix, hausser le ton, ajouter avec véhémence du discours au discours, saturer l’interprétation, surcharger le sens : mais produire des altérations — il revient à l’acteur et l’actrice de même de se situer à la hauteur de cette expérience humaine de la transformation pour retenir le sens pour mieux donner à voir ce qui pourrait en traverser la sécheresse manifeste.

Tirésias n’est que la première partie de Hold Your Own — une ample seconde partie fait suite, comme un pli dialectique, (dé) formée d’une constellation de quarante-deux textes brefs de nature hétérogène, où s’entend la voix singulière d’un trajet de transformation scandée par quatre sous-séquences : « Être enfant », « Être femme », « Être homme », « Profit aveugle ». Ces séquences redéploient donc les stations du drame de Tirésias. La dramaturgie de cette composition semble nous dire qu’au terme de l’expérience du personnage (et du lecteur), tout est à refaire, encore et encore. Le poème dans son ensemble est à l’image de la microstructure du vers — versus est ce sillon d’écriture qui retourne le texte, et par son mouvement de va-et-vient, de retournement et d’enfouissement, élabore l’humus du sens pour faire jaillir ce qui déjoue le sens.

Au fil de ces nombreux textes se dessine un portrait de Kae Tempest en enfant humiliée et en colère, en jeune femme amoureuse et éconduite, en homme mélancolique et solitaire, en aveugle lumineuse sans illusion sur le destin apocalyptique du monde, mais en quête désespérée, au nom même de l’absence d’espoir, de beauté et de désir. Ce portrait en images toujours relancées et sans cesse interrompues ne se fige jamais dans un cliché saisissant la vérité de l’être — il est bien au contraire épars et fragmentaire, obéissant à la loi de l’écho et de la diffraction, de la déchirure et du recommencement.

Une certaine théologie considère que le monde n’a pas été créé définitivement, mais qu’il ne cesse de se créer, chaque instant. De même en est-il de ce texte et de la conception du monde et de l’être dont il témoigne : cette deuxième partie ne cesse pas de reprendre le fil, de lutter contre la forme pour mieux produire des forces de dispersion.

Dans l’Œdipe Roi de Pasolini, c’est Julian Beck qui jouait Tirésias : il revenait au fondateur du Living Theater d’endosser le rôle de l’aveugle aux milles vies et aux désirs plus nombreux encore, sur qui était tombé le malheur de vérité.

Tirésias, Artaud, Butler, Lévinas, Beck. Dans un poème, Kae Tempest remue les cendres : celles de Chopin, de Joyce, de Bukowski : toutes ombres qui exigent, qui nous observent, qui refusent de nous juger, et auprès de qui on chemine. « Rappelez-vous les vieux chiens qui se battirent si bien : Hemingway, Céline, Dostoïevski, Hamsun ». Les vieux chiens qui se battirent si bien (c’est le titre du poème) se rappellent à nous : « Et tu dis leurs noms à haute voix quand tu marches dans la ville au milieu de la nuit, et tu te sens proche de quelque chose d’intemporel ; comme si quelqu’un t’avait juste allongé sur le dos et montré le ciel » [119].

Tel se désigne du cœur même du texte, son usage et sa tâche, sa fonction. Le contraire du sens. Il suffit de fermer les yeux, de murmurer des noms. D’imaginer. Les ombres reviennent, elles appellent.


[1Kae Tempest, Étreins-toi, traduction Louise Bartlett, Paris, L’Arche, 2021, p. 15. Par la suite, les références seront directement données dans le corps de l’article.

[2On utilisera ce pronom – entré dans le dictionnaire Robert en 2021 – pour désigner Tirésias à l’issue de ses changements.

[3« Si le coup que vous avez reçu / Est si puissant qu’il peut changer totalement le destin de son auteur, cette fois encore je vous frapperai ». Après avoir frappé ces mêmes serpents, il réintégrera son aspect primitif, et le sexe qu’il avait à son naissance ». Ovide, Les Métamorphoses, III, 328-331.

[4Titre en français du roman de Jack Kerouac, publié en 1958 sous le titre original The Dharma Bums, et qui évoque les vies de plusieurs poètes américains de la Beat Generation  : Gary Snyder, Allen Ginsberg, Neal Cassady…

[5On peut en effet reconnaître dans le portait de Tirésias un écho aux premiers vers de Howl : « I saw the best minds of my generation destroyed by madness, starving hysterical naked, / dragging themselves through the negro streets at dawn looking for an angry fix, / angelheaded hipsters burning for the ancient heavenly connection to the starry dynamo in the machinery of night, / who poverty and tatters and hollow-eyed and high sat up smoking in the supernatural darkness of cold-water flats floating across the tops of cities contemplating jazz,… »

[6René Huyghe, Formes et forces. De l’atome à Rembrandt, Paris, Flammarion, 1971.

[7Paul Ricœur, De l’Interprétation : Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965.

[8Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Léo Scheer, 2005.

[9Antonin Artaud, « Le théâtre de Séraphin » [1936], in Le théâtre et son double [1938], Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 223-224.

[10Arnaud Alessandrin, Sociologie des transidentités, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 48 et suivantes.

[11Traduit en français par Louise Bartlett et D’ de Kabal sous le titre Les Nouveaux Anciens, Paris, L’Arche, 2017.

[13Notion, le 1er août 2019 (en anglais)

[14En version originale : « to be able to just stand on stage and just be in my presence, and in my body ».

[15Judith Butler, Trouble dans le genre (traduction Cynthia Kraus), Paris, La Découverte, 1990 [2005 en France].

[16Un tel travail peut s’entendre dans l’enregistrement disponible avec cette revue.

[17Lannoy Jean-Luc. « ‘‘Il y a’’ et phénoménologie dans la pensée du jeune Lévinas. », in Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 88, n°79, 1990. pp. 369-394.

[18Susan Sontag, Devant la douleur des autres [traduction Fabienne Durand-Bogaert], Éditeur Christian Bourgois, 2003.

[19Susan Sontag, Contre l’interprétation [traduction Philippe Blanchard], in Sur la photographie [1966], Éditeur Christian Bourgois, 2008.