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Écriture déconnectée | La faille de l’écran
samedi 16 juin 2012
Depuis trois mois, relative interruption du monde — l’ordinateur m’a lâché, refuse de se connecter — faire alors l’apprentissage de l’ordinateur sans le net. Qu’est-ce qui change de l’écriture — pas seulement : qu’est-ce qui intérieurement se déplace : et du travail, de l’attention au monde, et dans l’organisation du jour, ce qui joue entre soi et l’écriture ? Qu’est-ce qui s’interrompt, et dans le manque que cela opère, ce qui se substitue ? Machine neuve devant moi, je parle de l’ordinateur, et de l’autre machine, tout ce monde devant moi qui n’arrête pas de passer, et comment le retenir si on ne peut plus l’écrire : alors on le laisse aller. Je me surprends alors à aller avec lui, et ce n’est pas rien, pour moi.
L’ordinateur manque : mais pour les mails, les nouvelles, oui, le téléphone suffit — d’ailleurs il sert davantage qu’à téléphoner : fenêtre minuscule sur le dehors, et pour le dedans, usage de plus en plus intensif, excessif, du calepin numérique qu’est twitter, surtout pour documenter les visions de la ville, avec courte légende. On passe devant un mur, ses inscriptions dévisagent, ou face à des lumières étranges, on cherche des cadres qui pourraient rendre la ville possible, souhaitable — le téléphone enregistre cela. On vérifie le réel. Ce n’est pas un appareil photo, l’image est pauvre, mais elle est directement branchée en ligne ; l’écriture, ces derniers mois, c’est surtout là. Les images, et des phrases de cent quarante signes. Le désir du livre est loin de moi, en moi, pour le moment, je crois qu’il me quitte ; au contraire, l’écriture immédiate, sans objet, qui se perd presque immédiatement et emportée dans le flux des messages, ponction à la seconde près et de cette seconde-là tout aussitôt évanouie, oui (je n’archive pas mes tweets, même si j’ai découvert il y a peu cette page twittpic, qui recueille mes images : en ai déposé le lien depuis mes carnets, comme si cette page faisait partie de mon site au même titre que les autres, davantage peut-être, puisqu’elle n’y est pas hébergée).
Mais sans connexion, je réalise — il me faut un temps : c’est comme si j’y assistais — que je cesse de tenir mon journal en ligne, contretemps battu sur l’absence de temps fort, de temps faible. J’aurais pu écrire sur iPad (pendant le temps de la réparation, c’est sur tablette que j’avancerai mon travail de thèse : avec clavier bluetooth, et Pages, si l’outil est moins souple, la frappe est tout aussi intuitive, efficace), ou sur téléphone (j’en connais qui tiennent leur blog uniquement depuis l’iPhone), mais non : il y a quelque chose qui m’empêche, et ce n’est pas l’habitude rompue. Peut-être est-ce à cause de l’absence du multi-tâche, qui concentre l’activité et la surface d’écriture indépendamment des autres. Peut-être aussi parce que je ne peux pas mettre d’images (en fait si, mais procédure lourde, de conversion, et interface spip peu habile pour cela) [1] En fait, c’est surtout parce que l’écriture est pour moi de plus en plus associée à la publication en ligne, et à la mise en résonance avec le net. Parce que la surface qui reçoit le mot est celle qui accueille l’écriture-monde du réel, au dehors, et des autres et du flux de la vie qui pénètre la machine : écrire là, s’y mêler, c’est participer de sa constitution, de son épaisseur, c’est se rendre présent à soi aussi, comme aux autres, et ne pas cesser de devenir en lui sa chambre d’écho qui le dressera, en laquelle s’envelopper pour écrire ensuite, après, de nouveau — et descendre dans la rue, surtout, pour le voir tout chargé de ce qui aura été écrit, le monde redevenu neuf parce qu’il aura été nommé, et empli de signes neufs qu’il faudra nommer, il ne cesse pas d’en disposer, on vient le rejoindre comme on va l’inventer, le mouvement est le même, c’est une seule phrase de l’écrire et de le recevoir, de l’accepter et d’accepter en soi sa puissance qui fait violence à soi, puisqu’on ne lui suffit pas, et qu’il faut encore, dire ce qu’il faut pour être plus loin que lui.
J’aurais bien sûr noté à la volée quelques textes, mais comme si c’était avec une baguette sur du sable, et qu’un peu de vent effacerait (c’est ce que j’ai fait). J’aurais surtout passé ce temps à attendre et voir, comme laisser ce dépôt d’expériences se constituer lentement, et s’ouvrir en moi, oui pour une fois, la vie vécue sans pouvoir l’écrire s’est vécue comme celle qui passait en moi sans vouloir l’écrire. Je l’ai accepté. C’était d’abord une violence — puis une grande tendresse.
Il y a quelques semaines, au cours du séminaire de Jean-Michel Maulpoix sur la poésie élégiaque — forte expérience de pensée ces derniers mois, et d’incitation grande à aller plus avant encore sur le territoire du lyrisme —, cette réflexion sur la caresse : qu’elle retient tout en inscrivant sur le corps quelque chose comme un autre corps fantôme, un corps de désir qui le double et l’agrandit, le prolonge un peu, et en retenant le corps, on voudrait aussi approcher davantage ce troisième corps, celui qui entre les amants se dessine et les relie. Écrire, ce n’est pas autre chose, non, cette folie.
Mais j’aurais appris que, à vouloir écrire pour retenir seulement, on ne fait qu’esquisser le geste d’une caresse qui n’apaise que le corps premier, et presque finalement jusqu’à l’oublier dans la jouissance et le plaisir d’être tout entier ce corps de désir. J’aurais appris qu’à trop vouloir écrire pour cela, arrêter le flux de la vie en soi sur la page, on finit par faire de la page la destination de la vie. J’ai peut-être appris qu’écrire avait pour moi plus de sens que si le geste parvenait comme une force seconde, et en concentrant les énergies à la surface de la langue, de l’écran, permettait de relancer les forces au-dehors, et en dehors de moi, lancer des impulsions autres, des signes à rejoindre pour les vivre davantage.
Écrire sans connexion m’est devenu impossible à cause de cela. Parce qu’écrire est devenu, en moi, le contraire d’une finalité close, mais comme la gratuité d’un geste de condensation et de relance, qui ne jouirait d’aucune supériorité sur autre chose, tant que la vie à chacun de ses moments peut s’éprouver plus vivement, et se recommencer. Parce que l’écran — ce site — est mon seul livre, qu’il est ma bibliothèque et ma ville intérieure, celle que j’arpente pour mieux la fuir et la déplacer ailleurs, où je ne suis pas, il est pour moi essentiel qu’il soit branché au dehors, qu’il ait lieu en dehors de ma machine seule, mais déposé dans cet espace non localisé qu’est le net, site hébergé, comme l’on dit, sur des serveurs loin, et nulle part, sur l’écran d’un inconnu autant que sur le mien : internet, sorte de bruissement de langue qui nous surplombe et nous relie. Écrire, c’est écrire en ligne, parce que cette ligne seule fait tenir ma marche droite, quand je suis épuisé et que je tombe, et qu’elle est sous mes pas la forme de ce chemin que ces pas suivent, et dans lequel ils s’enfoncent, pour ressurgir.
Dans un texte récent, François Bon fait ce très beau lapsus, corrigé depuis : alors qu’il veut parler de la taille de l’écran, il écrit la faille de l’écran — qu’il ne m’en veuille pas de lui voler ce lapsus pour dire le plus précisément possible cette anfractuosité dans laquelle on plonge quand on écrit en ligne. Se relier au réel, c’est aussi d’une certaine manière faire du réel ce reliement des choses et des êtres, et de soi — parvenir à faire de l’espace de la page, ce moment qui suit et qui précède la vie, et comme ce territoire de part et d’autre qui accélère et densifie : une faille
Rupture, solution de continuité d’une couche, d’une stratification ; solution remplie de matériaux étrangers, avec ou sans fente.
La dépression des Aiguilles Marbrées et du chenal de la Mer de Glace n’est qu’une sorte de grande faille interposée au milieu du mont Blanc et dépendante d’un système de ruptures. [Fournet, Acad. des sc. Comptes rendus, t. LV, p. 861]
Particulièrement, faille ou fausse faille, solution de continuité dans une couche de houille ou filon, solution qui est remplie par une substance sans valeur.
La faille, dans un raisonnement, c’est aussi ce qui achoppe, ce qui fait erreur : donner le risque et la chance à l’erreur, faire d’un site un essai de langue où à chaque texte, à chaque page, on essaierait d’aller la risquer là où le danger de la voir s’abîmer est le plus grand, et de trouver de sa justesse aussi. La faille, c’est ce qui ne convient pas. C’est le défaut, la faiblesse : faire de nos écrans le point faible qui pourrait faire basculer les forces rassemblées du monde, comme ce qui empêche à la force de parler seule : nous sommes à ce point de faille, nous tenons la position, et nous allons à front renversé.
Écrire sans connexion, pendant trois mois, privé de cette faille, parce que la connexion était de pure usage d’information, surface lisse, l’écriture de pure nécessité de pulsion, celle de nommer en dehors de toute surface capable de la recevoir : quand elles restent dans un coin de la machine et qu’elles ne sont pas lâchées au grand dehors, c’est comme si ces énergies demeuraient avortées.
Désormais, la machine réparée — et je tape même sur un clavier neuf, qui me semble plus réactif : ce que cela change à la frappe aussi… —, l’écriture immédiatement déposée là, non parce que je n’en voudrais plus, mais parce que je l’ai suffisamment porté en moi (quelques minutes, quelques heures d’écriture pour combien de jours de dépôt à chaque fois, toute une vie à apprendre la vie et les mots pour la dire : et toute une vie pour renaître en eux), et que je peux dire : cette vie-là est finie, l’autre peut commencer d’elle.
Dans la faille de l’écran où je plonge, c’est ce risque de moi, où ne rien accumuler (et étrangement, le site est pour moi un outil qui travaille contre l’accumulation, une mémoire sans nostalgie ni conservation : une caresse qui retient pour inventer le corps).
Dans la faille de l’écran, des mots qu’on jette pour pouvoir, dans leur élan, franchir, mais quoi, c’est le saut qui le dira.