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Koltès | Dans la solitude… [1995], un programme

Pour la troisième Solitude

samedi 11 mars 2023


C’est la troisième Solitude ; six ans après la mort de Koltès, Chéreau y revient pour la dernière fois, avant une ultime retour avec cette Nuit juste avant les forêts , au Louvre en 2011 — en geste d’adieu. En 1995, Chéreau avait repris le travail où il l’avait laissé en 1987, comme il reprend le rôle du Dealer : et cette danse du désir et de la mort, de la vitalité puisée à la source de la supplique amoureuse, il la déploie ainsi dans toute sa férocité, tout son désespoir. Reste le paradoxe terrible : d’avoir su si bien lire la pièce qu’il en offrait un spectacle dévoilant le mystère qui fondait pourtant le texte.

Je dépose ici le texte du programme.



DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON
de BERNARD-MARIE KOLTÈS [1]

Un soir on aperçoit un garçon, assis près de sa porte, désoeuvré, et longtemps on regarde la faible lumière venue de la pièce derrière lui la multitude des pensées qui se heurtent, l’ombre de la rue, la marque des offenses oubliées, l’asservissement, l’exploitation ; l’ignorance, le goût du plaisir, l’absence du plaisir, tant de sommeil, et sa fin, de profil, sur sa peau ; par désoeuvrement, on finit par s’asseoir à côté de lui et, sans parler beaucoup, sans se regarder beaucoup, sans beaucoup se toucher, dessiner, dans le sable, des formes.

Bernard-Marie Koltès - nouvelle, in Prologue et autres textes - Editions de Minuit, 1991

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ?(...)

Diderot - in Jacques Le Fataliste - Oeuvres, Pléiade

Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens - dans le but de contourner les risques de trahison et d’escroquerie qu’une telle opération implique -, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermetures de ceux-ci.

Bernard-Marie Koltès - Prologue à Dans la Solitude des champs de coton - Editions de Minuit, 1986

« Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, mot je peux vous la fournir ». Deux hommes se croisent dans la nuit et le premier vient de parler, soudain. À quoi l’autre, inévitablement, répond quelques instants plus tard : « Je ne marche pas en un certain endroit et à une certaine heure, je marche, tout court (...) Et quand à ce que je désire, s’il était quelque désir dont je puisse me souvenir ici, (..) ce que je désirerais, vous ne l’auriez certainement pas ».
Il y a dix ans, quand Bernard-Marie Koltès me parlait de la pièce qu’il écrivait et qui allait devenir Dans la solitude des champs de coton, il me racontait ceci : deux hommes s’abordent qui ne se connaissent pas : dites-moi ce que vous voulez et je vous le vends, dit le premier et l’autre répond dites-moi ce que vous avez et je vous dirai ce que je veux. C’est le deal sous toutes ses formes, c’est toutes les formes de deal que la vie propose, c’est la vérité des relations entre les hommes. Ici, deux hommes orgueilleux et tricheurs : le dealer ne dira jamais ce qu’il propose - mais peut-être parce que c’est lui qui est en manque ; le client exigera toujours qu’on devine ce qu’il réclame - mais peut-être parce qu’il ne sait plus comment on fait pour demander ; de part et d’autre un égal amour-propre, bientôt un malentendu douloureux, puis meurtrier. Il y a ce qu’on ne peut pas dire et ce qu’on ne veut pas faire, car il ne faut jamais faire cadeau de sa faiblesse à l’autre, il y a une attente folle et tenace, la découverte qu’on est pauvre, pauvre de désirs, il y a toutes les blessures qu’on peut faire au désir de l’autre et la souffrance qu’on découvre et qu’on refuse en même temps.
Il y a cette heure de la nuit qui fait peur. Tout, les rencontres qu’on y fait, l’ignorance où l’on est de l’identité de l’autre, la possibilité fugitive qu’il ne soit qu’un truqueur, la douleur soudain d’être rejeté à quoi répond la souffrance de découvrir qu’on a tant besoin de ce rapport à deux où on s’enlise. Enfin, brusquement, le regard obstiné du dealer qui fait admettre à l’autre son absence de désir, le froid qui l’habite, et la mise en scène ici fait une pause.

PAUSE 1

Après la pause, on reprend. Toujours sous forme d’hypothèse - car il faut s’avancer masqué dans le désert des sentiments -, on avoue, on avoue qu’en fait on attendait tout : « Prêt à me satisfaire de tout, dit le client, parce que quoi qu’on me proposât, ç’aurait été comme le sillon d’un champs trop longtemps stérile par abandon, il ne fait pas de différence entre les graines lorsqu’elles tombent sur lui ». Et la proposition est telle que le dealer ne peut pas y répondre, qu’il doit répondre à côté : « Achetez pour d’autres que vous. N’importe quel désir qui traîne et que vous remarquerez fera l’affaire. » Et de blessures en blessures, c’est au tour du client de faire admettre au dealer qu’il n’a rien à proposer, qu’il est indigent : « Vous êtes pauvre et vous êtes ici, non par goût, mais par
pauvreté, nécessité et ignorance. » C’est maintenant le refus des souvenirs et la haine de la nostalgie, brusquement de la part du dealer la proposition d’une amitié et le refus sanglant du client qui n’y voit que de la fausse monnaie. « Je ne voudrais jamais de cette familiarité que vous
tâchez en cachette d’instaurer entre nous, dit le client, (...) Car des désirs, j’en avais, ils sont tombés autour de nous, on les a piétinés ; des grands, des petits, des compliqués, des faciles, il vous aurait suffi de vous baisser pour en ramasser par poignées ; mais vous les avez laissés rouler vers le caniveau, parce que même les petits, même les faciles, vous n’avez pas de quoi les satisfaire. » et la mise en scène fait observer une deuxième pause entre les combattants.

PAUSE 2

Dernière proposition du client de tout remettre à plat : « Soyons deux zéros bien ronds, provisoirement juxtaposés et qui roulent chacun dans sa direction » . Mais le dealer déclare la guerre, car maintenant que tout est perdu, il faut payer, et faire payer l’attente et l’espoir déçu, et chacun des deux se cabre et refuse encore ce qui n’est plus qu’un marché de dupes où personne n’a rien voulu céder. Alors il y a le dédommagement que réclame le dealer, le refus absolu de ce dédommagement, il y a surtout l’affrontement final, la possibilité - inéluctable - de se frapper (et le client découvre enfin que c’est là peut-être qu’était son désir : un désir de guerre face à l’avidité du dealer qui ne veut rien lâcher). Le client gagne et se libère parce qu’il est celui qui n’a plus rien à perdre, et la pièce s’achève quand commencent les coups et qu’ils ne désirent plus tous deux qu’une seule et même chose : faire rendre gorge à l’autre et s’entretuer.
Une sérénité paradoxale surgit des enfers, soudain, un lien, une fraternité du désespoir ? « Essayez de m’atteindre, dit le client, vous n’y arriverez pas, essayez de me blesser, quand le sang coulerait, eh bien ce serait des deux côtés, et inéluctablement le sang nous unira comme deux Indiens qui échangent leur sang au milieu des animaux sauvages. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. Non, vous ne pouvez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort, et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc ce n’était que cela. »

Patrice Chéreau, Avril 1995


Musiques du spectacle
— MASSIVE ATTACK - « Protection » (extrait Karmakoma) VVild Bunch - VVBRCD2
— MASSIVE A-RACK - » Karmakoma EP »- (extraits :The Napoli trip - Bumper bail dub) - VVBRX7
— TUXEDOMOON - Half mute /Scream with a view » - (extrait : KM) - Crammed discs Cboy 1040cd
— music FROM THE MOTION PICTURE CLERKS - (extrait : Violent mood swings) - Columbia 4778022
— SUR MARIE KEYROUZ - « Chants sacrés melchites / Hymnes à la Vierge » (extrait : Office de Pâques) - Harmonia Mundi HMC 901497

Tournée internationale
Biennale de Venise du 18 au 20 mai 95 (Arsenale), Munich 124 - 27 mai, Reithalle), Copenhague (31 mai - 3 juin, Kanonhallen), Festival de Vienne (7 - 12 juin, Strassenbahnremise), Porto (18 - 21 juin, Sala dos Arquivos Alfândega do Porto), Chambéry (26 - 30 juin, Hangar Savoie Technolac), Milan (3 - 7 juillet, Teatro Franco Parenti), Festival de Weimar (11 - 14 juillet, Fabrikhalle VVeimarwerk), Festival d’Edimbourg (30 août - 2 septembre, Drill Hall), Toulouse (11 au 16 septembre, Théâtre Garonne), Le Havre (19 au 23 septembre, Docks Vauban), Marseille (27 septembre au 7 octobre, Anciens entrepôts de la RTM), Séville (11 - 15 octobre, Teatro Central), Barcelone (du 19 au 22 octobre, Mercat de les Flors), Genève (26 octobre 5 novembre, Usine Sécheron), New-York (janvier 96, Brooklyn Academy of Music).

La création mondiale de Dans la solitude des champs de coton a eu lieu le 27 janvier 1987 au Théâtre des Amandiers de Nanterre, avec Isaach de Bankolé (Le Dealer) et Laurent Malet (Le Client), dans une mise en scène de Patrice Chéreau.


[1— mise en scène PATRICE CHÉREAU
— avec
 Le Dealer PATRICE CHÉREAU
 Le Client PASCAL GREGGORY
— scénographie Richard Peduzzi
— costumes Moidele Bickel
— lumière Jean-Luc Chanonat
— son Philippe Cachia
— chorégraphie Christophe Bernard
— conseiller à la mise en scène Claude Stratz
— assistant à la mise en scène Dominique Furgé
— avec la collaboration de Anne-Françoise Benhamou, Yves Boonen, Eva Dessecker, Philippe Guégan, Stéphane Metge, Kuno Schlegelmilch
— régie de production Rémi Vidal
— régie lumière Rémi Godefroy
— régie son Serge Robert
— habilleuse Marie Favasuli
— poursuiteurs José Muriedas, Olivier Boisrond, Arnaud Lacoste, Franck Ondicolberry
— machiniste Hakim Mouhous

Production : Odéon-Théâtre de l’Europe, Azor Films, La Biennale di Venezia, Festival d’Automne à Paris avec le soutien de la Fondation Mercedes-Be. Fronce
Avec l’aide de l’AFAA (Association Française d’Action Artistique
Ministère des Affaires Etrangères) pour la tournée a l’étranger