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Koltès | Dictionnaire · CINÉMA
Une entrée
mercredi 20 décembre 2023
Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.
– Entrée Cinéma
– AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
– CASARÈS
– CINÉMA
– LA NUIT PERDUE
– LESLIE (SALLINGER)
– LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
– MEXIQUE
– NEW YORK
– REGGAE
– RÉCIT
– RIMBAUD
– RUSSIE
CINÉMA
Koltès cinéphile, Koltès cinéphage surtout : il aura toute sa vie été spectateur de films jusqu’à l’excès. Le cinéma aura été pour lui plus qu’une simple jouissance artistique de grands films, mais l’expérience d’une *beauté essentielle et d’un plaisir immédiat. Il voit tout — œuvres sublimes ou « inavouables » [1]. Toujours il trouve son compte parce que dans chaque film quelque chose traverse, d’un comédien ou d’une scène, d’un *personnage ou d’un décor — le *récit surtout, dont le cinéma sait se saisir pour raconter des histoires que le *théâtre de ce temps refuse souvent. Spectateur de cinéma, lecteur de *romans, mais auteur principalement de pièces, il y aurait comme un chiasme d’écriture et de lecture, une disposition symétriquement opposée de forme et d’usage : des flux d’énergie qui se croisent, mais ne se renversent pas, même si c’est armé de ce qu’on peut appeler un « regard cinéma » (de cinéaste rêvé, de cinéphile éprouvé), ou une sensibilité de romancier qu’il envisage ensuite l’écriture théâtrale en dramaturge.
« Je lis des romans. Et je crois que c’est normal ; quand on reproche aux auteurs de théâtre de ne pas aller voir les pièces, moi je trouve que c’est normal — on ne va pas aller puiser dans la matière où on est soi-même. Moi je lis des romans. » [2]
Et il va au cinéma.
« Comme écrivain, les expériences de théâtre ne me servent à rien, elles me gênent plutôt. Par contre, il m’arrive souvent d’écrire en pensant à des comédiens — dans ce cas, mes choix sont la plupart du temps irréalistes, j’écris pour De Niro ou Brando ! Je me sens davantage attiré par les cinéastes — surtout les cinéastes américains, Kazan — et par les romanciers — les Latino-Américains comme Vargas Llosa, les Anglo-Saxons, surtout Jack *London » [3].
Se formule l’hypothèse d’arts à la croisée de leur histoire : si le théâtre est « un art qui finit, tranquillement », confiera-t-il sans mélancolie [4], le cinéma est pour Koltès le *lieu contemporain de son monde. Cela tiendrait pour lui autant à l’esthétique des arts tels qu’il le conçoit alors — un théâtre fermé sur sa propre syntaxe ; un cinéma branché à la vie — qu’à la nature d’emblée plus populaire du cinéma où s’assemble un brassage culturel et social plus important qu’au théâtre dans le public comme sur scène ou à l’écran. Ainsi sort-il bouleversé, en 1977, de L’Homme de marbre, de Andrzej Wajda qu’il voit au Studio Hautefeuil avec Jean-Louis Bertsch. Le film s’achève sur le discours d’une jeune militante devant une foule d’ouvriers assemblés dans la cour d’une usine. Quand elle termine son discours, un long plan montre le visage des ouvriers silencieux. « Cette image, c’est ça le théâtre », dit Koltès à son ami Bertsch [5].
Regarder des films, savoir reconnaître en eux leurs formes et leurs puissances est devenue une seconde nature. Il faut dire que Koltès est allé à la bonne école. À Metz, le ciné-club animé par le Père *Mambrino a été un enseignement précieux. C’est sans doute avec lui qu’il est par exemple initié aux grands cinéastes italiens et à leurs chefs-d’œuvre : cinéma qui est, dans les années 1950 et 1960, une avant-garde populaire sans homogénéité poétique. Se donnait à voir le partage d’un même souci de fabriquer un art du réel et du présent. C’est à cet art que Mambrino, loin de professer sur des chefs-d’œuvre académiques, rend sensible son public. Koltès ne rate rien. Le marque d’emblée cette qualité de regard sur des formes au présent qui savent être radicales sans renoncer à parler à tous. Au plus haut, domine pour lui Federico Fellini et Pier Paolo Pasolini, mais aussi Vincente Minelli ou Bernardo Bertolucci et peut-être surtout Vittorio De Sica qu’il admire particulièrement. En *France, le cinéma est dans ces années 1960 synonymes d’un renouveau qui porte en lui les aspirations de toute une génération : le souffle de la Nouvelle Vague est décisif parce qu’il marque une révolution formelle dans laquelle toute une jeunesse se reconnaît. Koltès est davantage attiré par ces formes que par celles qui se produisent au même moment en littérature dans le Nouveau Roman. On assiste à l’entrée plein champ de la jeunesse et des questions contemporaines, où l’*amour n’est pas une romance, mais une libération singulière et personnelle, et le réel une construction imaginaire. Avec Jean-Luc Godard, François Truffaut ou Philippe Garrel, se donne à l’écran enfin une image de la vie qui semble être en relation avec cette vie. Et puis, il y a le cinéma russe. L’URSS jouit d’un privilège sans pareil : il est absolument coupé de tous les cinémas, et doit explorer en lui-même des formes qui n’appartiennent qu’aux rêveries de leurs auteurs. C’est l’autre versant du goût de Koltès pour les films : la fabrication d’images de pures beautés, la plasticité du cadre, la rigueur picturale de certaines compositions. Il voue une adoration sans borne pour Andreï Tarkovski : Andreï Roublev (1966) le bouleverse à sa sortie comme à chaque fois qu’il le reverra ; et il le reverra souvent tout au long de sa vie. Il y puise l’imaginaire âpre et intense, mystique et charnel qu’il aimait tant dans l’art sacré russe que le film de Tarkovski illustre et défend. C’est ce film qui est à l’origine de son voyage de 1973 en Russie — justement après le tournage de sa tarkovskienne *Nuit perdue, réalisée comme on réalise un rêve.
Dans les années 1970, à Paris, armé de cette culture et de l’exigence transmises par le Père Mambrino, il avait continué de s’éblouir pour les chefs-d’œuvre des grands cinéastes qu’il a appris à aimer. Sa correspondance porte la trace d’un enthousiasme puissant pour des films qu’il encourage à voir. La littérature est épreuve de la *solitude, quand le cinéma est l’expérience d’un partage. Au baromètre critique, des points d’exclamation suffisent pour l’appréciation, ce jugement mêlé au plaisir :
« Vu quelques films magnifiques : Fellini — Roma !! Orange mécanique !!! Deep-end ! Ce soir, revoir À l’Est d’éden !!!! » [6].
Les films marquants sont nombreux ; quand il ne revendique que deux ou trois chocs théâtraux dans sa vie, c’est plusieurs films par an qui le bouleversent : différence d’échelle.
Relever les œuvres qu’il admire au cœur de cette période permet de dresser la carte de ses passions. Au milieu des années 1970, elle s’affine et évolue : le cinéma américain commence à le fasciner. Alors le *désir se déplace. Pour les films hollywoodiens, ce sont les acteurs qu’il vénère, et leur présence à l’affiche seule justifie de se déplacer pour tel ou tel film : James Dean (le *Rouquin de *Sallinger comme *Charles dans *Quai ouest lui doivent une rage fragile et dense, leur beauté terrible, et Cal, dans Combat de nègre et de chiens, lui doit son nom puisque le personnage que joue J. Dean dans À l’Est d’éden s’appelle Caleb —, Marlon Brando, Robert De Niro, John Travolta pour les plus importants — c’est à chaque fois des coups de foudre. C’est pour ce dernier qu’il écrira Nickel Stuff, comme un chant d’amour au cinéma en tant que tel, et que le chercheur Hervé Joubert-Laurantin qualifie de « théorie de cinéma portative ». Il faut également ajouter les noms d’Elizabeth Taylor et de Dorothy Malone — qu’il vénérait davantage que les désuètes figures de Greta Garbo ou Marlene Dietrich —, Vivien Leigh et Marilyn Monroe occupent une belle place dans son panthéon. Parmi les acteurs français qui le marquent, Brigitte Bardot est une idole : il rêvera longtemps d’une pièce pour elle. À défaut, *Monique semble partager la même « étrange compréhension de l’amour » que son personnage dans Le Mépris, de Godard. Michel *Piccoli, qui partage l’affiche du film avec Bardot, est une autre passion, avant de devenir un ami. Il ne manque également jamais les films de certains cinéastes — souvent des artistes américains émigrés :
« des métèques, des Italiens, des Grecs, Kazan, Coppola, Scorcese [sic]… C’est des Européens en Amérique. Et ils parlent sublimement de l’Amérique, sublimement. Sublimement » [7].
Regard d’étranger sur soi, ou de soi comme étranger, qui permet de voir mieux et plus intensément. Dans ces années, deux chocs majeurs dans deux styles différents le bouleversent profondément : la sensibilité magnifiée de Trois Femmes (Three Women, 1977) de Robert Altman, et la virilité rageuse de Taxi Driver (1976) de Scorsese, dans lequel De Niro éblouit Koltès et deviendra à ses yeux l’acteur absolu. De part et d’autre, un même goût pour une certaine radicalité destinée au grand public et une tension entre des extrêmes qui couvre le spectre de l’émotion, où l’empathie est une condition pour aimer. Le film de Michael Cimino, Voyage au Bout de l’enfer (The Deer Hunter, 1978), compte également parmi les fortes expériences de ces années — vu au moment de la rédaction de Sallinger, ce film sur la guerre du Vietnam nourrira ses pensées sur une Amérique prête à suicider sa jeunesse pour rien.
Dans les années 1980, les chocs seront innombrables. Ce seront les émotions successives de Rusty Jame s (1983) de Francis Ford Coppola ; La Valse des pantins (1983) du duo Scorsese/De Niro ; Le Maître de guerre (1986) et Bird (1988, sur Charlie Parker) de Clint Eastwood ; Down by Law (1986) de Jim Jarmush — qui sera décisif pour l’écriture de *Dans la solitude des champs de coton. Le marqueront aussi les films de Nanni Moretti, ou de Stephen Frears, à qu’il désirera longtemps confier un scénario…
Toutes ces œuvres, si différentes, paraissent proches dans l’ambition de plaire à tous sans rien rabattre d’une recherche formelle, voire plastique, et dans le souci également de travailler des oppositions fécondes — films baroques en somme qui chercheraient dans les contraires une harmonie. Cet amour possède son envers : la haine du mélodrame familial, pseudo-social, typique d’un certain cinéma français : Coup de torchon de Bertrand Tavernier sorti en 1981 possèderait à ses yeux, en plus de sa vulgarité ordinaire, le poids d’une faute politique, cette condescendance néocoloniale qui lui faisait horreur.
Car le cinéma n’est pas qu’un plaisir d’esthète : c’est un branchement politique, un rapport à une communauté — l’espace d’une relation avec un tiers. Des films d’Hollywood, il tire un plaisir pour les films de métèques qui n’égale pas celui nourri pour les œuvres plus radicalement tiers-mondistes, celles qui mettent en lumière ce monde auquel tout évidemment fait qu’il n’appartient pas, et auquel par conséquent tout son désir le porte. Cinéma populaire, cinéma mineur : cinéma d’une contre-culture qui est la sienne, le pendant de son amour du *reggae. Certaines figures de ce cinéma sont ainsi pour lui des icônes au même titre que Bob Marley. Domine ainsi au début des années 1980 la fascination rétrospective pour Bruce *Lee (mort en 1973), qui inaugure pour lui une passion pour les films de kung-fu. Koltès y projeta beaucoup de son amour pour ces figures brisées et sublimes, cette force pétrie dans la fragilité, cette érotisation incessante des mouvements dans le combat, ces cris et ces silences — tout ce qu’il tâchera d’écrire, à son tour, dans son œuvre des années 1980, conçue aussi comme le chant élégiaque et *secret voué à ce dont Bruce Lee était le nom, et avec lui cette poétique précise que fut pour lui le kung-fu, intense et terrible, où le combat semble le corps-à-corps amoureux lancé en désespoir de cause.
Pour décrire son amour de cinéma, il existe cette scène : le souvenir de la salle de cinéma absolue, miraculeuse, évidente, qu’il racontera à Carlos Bonfil. C’est au cours d’un voyage au Sénégal, au début des années 1980, une toile tendue à ciel ouvert dans un petit village perdu. On y projette un vieux polar français. Comment entendre le film dont le son se perd dans la *nuit, au milieu des cris des hommes et des femmes, des hurlements des *enfants ? Sous les étoiles, le véritable film est ailleurs, et Koltès regarde le public qui ne regarde pas le film. Ce sera, confiera-t-il, sa plus belle expérience de spectateur.
Face au cinéma comme à d’autres arts, son regard cherche à opérer une synthèse — ce n’est pas comme cinéphile uniquement que Koltès éprouve le cinéma, ni comme consommateur seulement qu’il accumule les projections, mais dans l’énergie puisée au plaisir de l’émotion, il se fait spectateur aussi de lui-même, cherchant dans chaque film à la fois une immédiateté et une latence, réserve d’images et de formes et jouissance de l’image sur son plan d’immanence.