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L’ojibwé | « Ils n’ont pas les mots de nos choses »

Retour sur une scène de Democraty in America (2017), de Romeo Castellucci

mercredi 28 décembre 2022



— Autour de Brûlé vif, un récit (éditions de l’Arbre Vengeur, janvier 2023)
— Les autres pages des Carnets du livre


À l’automne 2017, Romeo Castellucci présentait Democraty in America, variation depuis l’essai de Tocqueville. L’occasion surtout de prolonger pour lui, outre une méditation sur les devenirs autoritaires de la démocratie, un désir d’interroger les images de la domination. Singulièrement, le metteur en scène en passait cette fois par une intense mise en réflexion du langage lui-même, plaçant, au premier tiers du spectacle, un assez long dialogue — fait exceptionnel dans son travail récent. L’échange entre deux indigènes ojibwés à partir d’une leçon d’anglais pouvait s’entendre, au-delà de ce spectacle, comme un sidérant repli de l’œuvre plastique, onirique et spectaculaire, sur l’impossible traduction ou sur l’aliénation de la langue coloniale.

Pour moi, tournant depuis près de cinq ans autour de la figure d’un coureur de bois, traducteur français des langues des premières nations, ce moment scellait quelque chose. J’y entendais le récit funèbre des langues des Grands Lacs, la formulation tragique de ce qui s’est joué là-bas, de ce qui se poursuit insidieusement dans l’entreprise coloniale qui paraît la nature profonde de notre monde oppressant : où se donnait à voir, puissamment, comment le massacre des peuples a suivi la destruction des langues, que ce saccage en était la condition même.

Écrire la vie d’Etienne Brûlé, truchement des peuples Wendats au début du XVIIe s. a pris forme en moi soudain, presque brutalement, à la sortie de ce spectacle : le désir brumeux de raconter cette vie est devenue une nécessité évidente, où dire ce moment où la conquête du monde — l’œuvre coloniale — s’est confondue avec l’organisation du monde lui-même, sous toutes ses formes, travaillant avec acharnement à le détruire : la silhouette du traducteur pouvait devenir ce champ de forces susceptible de porter tout à la fois la malédiction du Nouveau Monde et les forces de conjuration lancées sur la Vieille Europe. Au centre, Etienne Brûlé. Etienne Brûlé déchiré et dont la déchirure semblait capable d’être ce lieu d’où regarder notre présent, dans son passé.

Je dépose ici la retranscription du dialogue tel qu’on l’entend dans le spectacle de Castellucci. Cette retranscription est elle-même impossible, déchirée : elle se donne à entendre dans l’inouï de la langue ojibwé, et comme il s’agit — au début du moins — d’une leçon en anglais entre un vieil ojibwé et un jeune homme réticent à apprendre la langue, elle est peuplée de mots étrangers, qu’on reconnaît. Je les conserve en anglais dans le texte, et je laisse le dialogue dans sa traduction française telle qu’elle pouvait se lire en sur-titre.

Pour le reste, il faut décrire la scène : faiblement éclairé, le plateau laisse voir deux silhouettes qui s’avancent en silence ; les acteurs (ce sont des actrices) portent un masque sans visage, et un costume qui représente une peau nue — peau dont les deux actrices font se défaire à la fin de la scène, avant de les suspendre à une corde, comme pour les sécher, dans le silence.


— La page du spectacle sur le site du festival d’automne
— Le dossier du spectacle
— Un lien vers le spectacle via Vimeo (privé) [1].


(Sur la toile de fond, ce texte s’affiche tandis que deux corps, deux indigènes, apparaissent en fond de scène, et s’approchent)

Les indigènes américains Ojibwe ont leur propre langue.

L’Ojibwe est une des branches de la langue algonquine connue pour sa morphologie particulière, dit « polysynthétique ».

La flexion verbale et nominale permet de synthétiser de nombreuses informations en un seul mot.

À l’intérieur du discours, il existe une distinction nette entre les êtres animés et inanimés.

— LE JEUNE — La femme blanche parlait avec beaucoup de mots.
— LE VIEUX — Où as-tu vu la femme ?
— LE JEUNE — Dans les marées. La petite pleurait. La mère a troqué la petite.
— LE VIEUX — Où est la petite maintenant ?
— LE JEUNE — Les visages pâles l’ont amenée dans sa cabane, au bord du fleuve.
— LE VIEUX — Allez, on continue à parler en anglais. (Désigne le sol) Qu’est-ce que c’est ?
— LE JEUNE — « Rocco »
— LE VIEUX — Non, pas « Rocco ». Pas « Rocco ». « Land » !
— LE JEUNE — (Répète). « Land ». « Land ». « Land »… et « Rocco » !
— LE VIEUX — Non, pas « Rocco ». « Rock ».
— LE JEUNE — (Répète). « Rock » .
— LE VIEUX — Oui, « Rock ». « Rock ». « Rock » : petite.
— LE JEUNE — (Répète). « Rock ». Bien. « Rock ».
— LE VIEUX — « Moi » : « I ».
— LE JEUNE — (Répète). « I »…
— LE VIEUX — « Soleil ». Güzis : « Sun ».
— LE JEUNE — (Répète). « Soleil ». Güzis : « Sun ».
— LE VIEUX — « Snake ».
— LE JEUNE — (Répète) « Snake » ?
— LE VIEUX — « Snake ». « Serpent » : Ginebig.
— LE JEUNE — (Répète) « Snake ».
— LE VIEUX — « Sommeil ». « Sleep » (Nibaa)
— LE JEUNE — (Répète) « Sleep ».
— LE VIEUX — Oui, Nibaa : « Sleep ». « Sommeil » : « Nibaa ».
— LE JEUNE — (Répète) « Sleep ».
— LE VIEUX — « Bowl » !
— LE JEUNE — (Répète) « Bowl » ?
— LE VIEUX —Oui : « Bowl » : Boozikinaagan : « Bol ».
— LE JEUNE — (Répète) « Bowl ».
— LE VIEUX — « Winter ».
— LE JEUNE — (Répète) « Winter ». Et « Froid » : « Cold » : Biingejl.
— LE VIEUX — Oui : « Cold ».
— LE JEUNE —Mais « Saison froide » ? « Winter » ?
— LE VIEUX — Oui, « Winter » ! Bien !
— LE JEUNE — (Répète) « Winter » , « Winter »…
— LE VIEUX — … Chut ! (Regarde au loin) Un canoë ! Regarde.
— LE JEUNE — Où ?
— LE VIEUX — Vers l’Est, il y a quelque chose. Des visages pâles. Des chasseurs.
— LE JEUNE — J’ai peur que…
— LE VIEUX — Non. Non. Nous devons parler. N’aie pas peur.
— LE JEUNE — Je n’ai pas peur d’eux. À quoi bon parler ? À quoi bon savoir ? Nous, nous ne savons pas parler avec leurs mots.
— LE VIEUX — Nous devons apprendre leurs mots.
— LE JEUNE — Leurs mots ne disent pas nos choses. Pourquoi devons nous apprendre leurs mots ?
— LE VIEUX — Nous devons comprendre ce que disent leurs mots. Leurs mots sont des serpents dans le désert.
— LE JEUNE — Qu’est ce que font leurs mots ? (Ils regardent en direction du bruit) Ils sont partis. Je ne veux pas parler comme eux. Je ne veux pas plier ma langue.
— LE VIEUX — Tu ne comprends rien. Ils cherchent à apprendre notre langue parce qu’ils veulent nous faire dire « oui » et nous faire dire « non ». Et toi tu ne peux rien faire. Et puis tu glisses dans le ruisseau de leurs mots. Mais si nous, nous ne connaissons pas leurs mots, nous ne savons pas où va le ruisseau. Nous devons apprendre leur langue parce que nous devons savoir où va le ruisseau, vers quel fleuve, vers quelle cascade. Allez, on continue. « Hair » : « cheveux » : nünzinian.
— LE JEUNE — « Ear ».
— LE VIEUX —Non, pas « Ear », mais « Hair ».
— LE JEUNE — Eux, ils n’apprennent rien. Sans langue (…) [2].
— LE VIEUX — (…) des choses qu’ils veulent prendre.
— LE JEUNE — Moi, je n’ai rien à dire.
— LE VIEUX — Et si ce sont eux qui parlent ? Et s’ils veulent nous prendre, nous, avec les mots ?
— LE JEUNE — Je n’ai rien qui veuille les écouter.
— LE VIEUX — Pour eux, ne pas parler est comme parler. Pour eux, tout devient mot. Ils ne savent pas du tout ce qu’est le silence. Pour eux, même le silence est un mot qu’on parle.
— LE JEUNE — Ils n’ont pas les mots de nos choses. Nous n’avons pas les mots de leurs choses. À quoi sert de parler ?
— LE VIEUX — À chasser. Ici aussi il faut chasser et poser des pièges.
— LE JEUNE — Je veux voir chasser les oiseaux et les bisons avec les mots !
— LE VIEUX — Et pourtant, je te dis qu’ils peuvent aussi les chasser avec les mots. Et pourtant, je te dis qu’ils peuvent tuer avec les mots.

(Ils sortent)


[1l’extrait en question commence autour de la 20e minute

[2ici, le texte de la captation devient illisible